Nous sommes loin de connaître toutes les productions de la nature. Nous avons formé des règnes, organisé des familles, établi des genres et cependant il s’en faut de beaucoup que nos classifications, nos cadres comprennent tous les individus créés, ou qu’ils nous donnent une idée bien exacte des formes générales qui les caractérisent. Combien d’animaux depuis l’invention des catalogues qui se sont refusés à s’enrôler dans les tableaux de la zoologie ? Combien fois depuis l’époque des tâtonnements jusqu’à l’époque du positivisme, depuis Aristote jusqu’à M. Cuvier, n’a-t-il pas fallu modifier, changer nos systèmes et nos livres, c’est-à-dire ajouter à nos observations et retrancher à nos lubies ?
Naguère encore, la Nouvelle Hollande, ce pays qu’un célèbre botaniste portugais appelait si originalement le bal masqué de Flore, ce pays aussi curieux par ses animaux que par ses plantes, n’a-t-il pas dévoilé aux zoologues un animal qui présentait quelque chose de l’organisation, des mœurs, des habitudes, du quadrupède, de l’oiseau, du reptile, du poisson, et qui pourtant n’était ni poisson, ni reptile, ni quadrupède !
Quelle singulière créature ! velue comme une taupe, cylindroïde comme une baleine, et toute petite comme une carpe. Sa queue était courte et plate, sa langue double et villeuse et ses yeux vifs et rabougris ; autour de la bouche, on voyait un bec large, déprimé, obtus, formé de substance cornée et garni de lames transversales absolument comme celui d’une sarcelle. Cet animal avait deux oreilles sans conque et quatre membres sans proportions. Autour de ses doigts rudimentaires se trouvait une membrane délicate, développée en rame, plissée en éventail, qui rappelait les appendices cutanés des quadrupèdes aquatiques, des oiseaux palmés ou des chauves-souris. Les pieds postérieurs étaient armés d’un ergot bien différent de celui des coqs ou des gallinacés qui leur ressemblent ; à un forme cylindrique, allongée, crochue, qui en faisait un moyen de défense redoutable, cet ergot joignait l’avantage d’être percé dans la partie centrale d’un canal fort étroit, ouvert à son extrémité ; ce canal transmettait, dans la blessure que l’animal avait produite, un liquide venimeux sécrété par un amas de glandes situées à la face interne de la cuisse. Cet animal nageait aussi vite qu’un poisson, plongeait à l’instar des poissons, folâtrait à la manière des poissons et barbotait comme un canard. Enfin, il pondait des œufs dans un nid et sécrétait du lait dans des mamelles.
Toutes ces circonstances d’organisation faisaient de l’ornithorynque (c’est le nom de l’animal) un phénomène surprenant. Tout, chez lui, paraissait anormal, jusqu’à ses amours et à ses clavicules. M. Geoffroy St-Hilaire a plus écrit sur la bizarrerie de ses organes que Bernardin de St-Pierre sur la convexité des pôles.
Par ces exemples et bien d’autres que nous pourrions citer, nous ne prétendons pas engager nos lecteurs à regarder comme vraies toutes les créations fantastiques des inventeurs antiques et modernes ; car si le sein de la nature est fécond en merveilles, l’imagination de l’homme n’est pas moins riche en productions. Le Charybde et le Scylla des sciences naturelles, c’est d’adopter avec trop de confiance et de repousser avec trop de facilité. En philosophie, il y a du danger à croire et à ne pas croire, comme nous l’apprend un des prédécesseurs de l’immortel bonhomme.
La zoologie, comme toutes les sciences, a eu ses temps de fictions et ses temps de réalités. Aussi existe-t-il peut-être autant de créatures idéales dans nos livres que de vraies anomalies dans notre globe. Bien plus, comme si, malgré sa fécondité, l’imagination de l’homme ne pouvait se développer que dans certaines limites, chaque époque d’inventions a reçu l’impression d’une couleur particulière ; elle a porté la teinte des croyances les plus généralement répandues, ou, si l’on veut, des erreurs les mieux accréditées. Les peuples pasteurs ou cavaliers virent naître chez eux des hommes-chevaux, des hommes-bœufs, des hommes-boucs, c’est-à-dire des centaures, des minotaures, des satyres. Les Égyptiens modelaient, sculptaient, hiéroglyphaient leurs animaux fabuleux avec des têtes de taureau, des pieds d’ibis ou des corps de scarabées. Toutes les nations ont eu leurs habitudes et leurs prismes, et ces habitudes et ces prismes ont suivi la grande loi du mouvement et du progrès. Au milieu des nuages de la théocratie, n’a-t-on pas glissé dans nos traces d’histoire naturelle un moine aquatique avec sa robe, et un évêque marin avec sa mitre ! Et, dans ces temps modernes, quand nos vaisseaux disputaient l’empire des mers aux favoris de la navigation ; quand toutes les idées se dirigeaient vers les succès ou les revers de la marine, un célèbre naturaliste n’a-t-il pas décrit et figuré un poulpe ou calmar énorme, gigantesque, livrant combat, en pleine mer, à un vaisseau de ligne !!! Il a fallu du temps pour détruire cette erreur ! Cependant, à lui tout seul le nom du poulpe avait un air de mystification ; on avait appelé cet animal Kraken.
Aujourd’hui, l’amour du romantisme, la curiosité du merveilleux sont à la mode. La littérature s’est pliée à leurs caprices. Gare aux sciences ! On veut du du piquant, de l’extraordinaire. La Nouvelle-Hollande nous en apporte abondamment, mais la nouvelle école nous en promet bien davantage. Où sera la vérité ? L’ornithorinque est si semblable au romantique ! Vous verrez que le doute sera bientôt ce qu’il y aura de plus certain.
Voici venir un journal anglais qui nous annonce un animal, ou un végétal, un individu, ce qu’on voudra, qui ressemble à tout et qui ne ressemble à rien. À la première lecture, nous avons ri ; à la seconde, nous avons pensé ; puis nous avons résolu de communiquer l’article à nos lecteurs. Nous sommes sceptiques, vous êtes prévenus. Maintenant, croyez ou ne croyez pas. Voici le fait :
« On a découvert dans l’intérieur de l’Afrique une créature qui semble former une transition naturelle entre le végétal et l’animal ; elle a la forme d’un serpent bariolé qui rampe sur la terre. À la place de sa tête, se trouve une fleur en forme de cloche et d’une matière semblable à de la corne, dans le fond de laquelle on voit un miel gluant. Les mouches et autres insectes se laissent attirer dans l’intérieur du calice par la douceur de cette substance, et se trouvent saisis par sa viscosité. Alors, la fleur se ferme et les insectes sont tués, broyés et changés en sucs nutritifs. Les parties non digérées, telles que les ailes, les élytres, sont rejetées par deux ouvertures qui semblent aussi donner passage à l’air. Ce serpent végétal est revêtu d’une peau formée de feuilles squamiformes imbriquées. En dessous, il existe une chair blanche et molle, traversée par des fibrosités tendres et délicates. Au lieu de parties osseuses, on remarque, chez cet animal-plante, des tuyaux cartilagineux remplis d’une mœlle jaunâtre. Les nègres mangent cette production naturelle comme un morceau friand. »
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(Anonyme, « Variétés, » in Le Courrier de l’Hérault, n° 58, mardi 11 octobre 1831 ; « Ornithorhynchus Anatinus, » lithographie pour The Mammals of Australia de John Gould, 1845-1863)