L’inconnu chassa, du poing, les enfants qui assiégeaient les marchepieds de ma voiture ; puis il me demanda, fort civilement :

« Señor, puis-je vous être utile à quelque chose ? »

J’avais décelé, au bruit, l’émiettement d’une bielle et je répondis à mon interlocuteur avec résignation :

« Je crains d’être immobilisé, pendant un temps assez long. Connaissez-vous un bon mécanicien ?

– Oui. Je vais vous l’envoyer tout de suite.

– Je vous remercie. »

Et j’eus l’imprudence d’ajouter :

« Est-ce que l’hôtel est près d’ici ?

– L’hôtel ? »

Le visage de mon interlocuteur s’anima.

« Vous ne me ferez pas l’affront, señor, d’aller à l’hôtel ? Je serais trop honoré d’accueillir un Français de passage, sous mon toit. D’ailleurs, la posada en question est des plus mal tenues et, si modeste que soit ma réception, vous vous trouverez encore mieux chez moi que dans ce taudis. »

Je connais les lois de l’hospitalité andalouse et je craignis d’offenser cet homme par un refus.

« Je ne sais comment vous remercier. »

Il eut un geste tranchant de sa dextre.

« Et de quoi donc, mon Dieu ? »

Puis il se présenta : « Salvador Fabrega » ; et, lorsque j’eus serré la main qu’il me tendait, je me dirigeai, en sa compagnie, vers l’atelier du mécanicien, après avoir eu la précaution de donner un tour de clé à la portière de mon cabriolet.
 

*

 

La chambre, où l’un des domestiques de don Salvador avait déposé mon nécessaire de toilette, était une pièce rectangulaire, au pavage jaune et bleu, dont d’immenses éventails déployés décoraient les murs blanchis au lait de chaux.

La maison de mon hôte se dressait à l’extrémité du village, dans la direction d’Alméria ; une haie de nopals limitait un quadrilatère autour du logis ; et, par la fenêtre de ma chambre, je découvrais une végétation tropicale, tout un grouillement figé de plantes grasses qui emplissaient l’enclos comme un enchevêtrement de reptiles au creux d’une cuve.

La vue de ces plantes éveilla en moi un malaise indéfinissable, une sorte de répulsion confuse. Annelées et luisantes, hérissées d’un poil rude et clairsemé, on les devinait gorgées de suc et animées d’une vie secrète. Certaines d’entre elles se nouaient dans la pierraille et d’autres s’agrippaient aux soubassements de la façade par d’invisibles suçoirs. Le vent chaud, qui agitait les feuilles d’un figuier au fond de l’enclos, n’avait aucune prise sur leurs tiges gonflées et le tressaillement de la chaleur, au ras du sol, leur prêtait une animation visqueuse, un lent frémissement de cauchemar.

L’arrivée de don Salvador interrompit ma contemplation. Il pénétra dans ma chambre, après avoir frappé, et il me demanda :

« Vous admirez mes élevages ? »

Et parce que je le regardais, fixement, sans comprendre le sens exact de ses paroles, il ajouta :

« J’ai rassemblé une collection de plantes grasses, unique au monde. Même dans les jardins suspendus de Mexico, vous ne trouveriez pas la pareille, car je suis arrivé à obtenir des spécimens inconnus, grâce à des croisements appropriés. »

Je l’interrompis à ces mots :

« Des croisements ? Vous voulez dire des greffages ? »

Mais mon hôte s’entêta :

« Non ! Non ! Je dis bien des croisements !… Le greffage est réservé au règne végétal. Tandis que ces plantes-là, qui vivent sous votre fenêtre… »

Il laissa la phrase en suspens et j’épongeai, avec mon mouchoir, la sueur glacée qui engluait mes tempes et ma nuque, sans raison apparente.
 

*

 

… Quand il m’eut fait les honneurs de sa collection, en détail, don Salvador toucha, du bout de sa botte, une tige, verte et gonflée, qui s’enroulait sur elle-même, au bas de la muraille blanche.

« Un vrai reptile, n’est-ce pas ? » remarqua-t-il.

J’eus la curiosité de soulever l’étrange végétal à l’aide d’un bâton et je mis au jour la racine de la plante.

« Voilà qui est rassurant ! » m’exclamai-je.

Mon hôte m’enveloppa d’un regard oblique.

« Croyez-vous ? » répliqua-t-il.

Puis il me prit amicalement par le bras et m’entraîna à l’intérieur de la maison, comme s’il regrettait, à cet instant, l’excès de sa propre indiscrétion.
 

*

 

… Je somnolais, après un lourd repas de pois chiches et de poulet aux piments, quand les deux bruits conjugués me tirèrent de ma torpeur.

Le son de la flûte semblait émaner de mon chevet, bien que je fusse seul dans ma chambre, et une bouche invisible tirait du roseau perforé des notes mélodieuses dont je ne pus m’empêcher de souligner le rythme, en remuant la tête en cadence.

Un autre bruit, indéfinissable, accompagnait le son de l’instrument : on eût dit d’un frottement léger contre l’appui de la fenêtre et, quand je l’eus perçu, je sautai à bas de mon lit et m’élançai vers la croisée.

… Nous avions vidé, mon hôte et moi, plusieurs bouteilles d’amontillado au cours de la soirée ; mais les fumées du vin avaient eu le temps de se dissiper et j’avais recouvré tous mes esprits, je vous le jure, quand je découvris la chose monstrueuse dont le seul souvenir glace mes doigts, aujourd’hui, au bord de mon porte-plume.

Docile à l’appel de la flûte, un corps flexible et vert, mi-liane, mi-serpent, se balançait dans l’encadrement de la fenêtre et je reconnus, avec épouvante, la plante mystérieuse dont j’avais contrôlé, quelques heures plus tôt, l’inertie végétale et l’enracinement.

À cet instant, une vie étrange l’animait et je sentais qu’une force occulte l’orientait dans ma direction, tandis qu’elle dardait vers mon visage la pointe extrême de sa tige en mouvement.

Durant quelques secondes, je suis demeuré sur place, fasciné par l’incroyable apparition. Pouce à pouce, la plante vénéneuse progressait vers le but vivant qu’une volonté criminelle lui assignait et je croyais déjà sentir son enroulement autour de mon larynx.

Alors, avec un cri terrible, j’ai devancé l’affreuse emprise. J’ai bondi dans l’escalier tortueux où une porte s’est entrouverte, sans bruit, sur mon passage.

L’appel de la flûte s’était tu et l’on n’entendait plus que le sifflement léger du vent sous les tuiles du toit.

Il m’a semblé qu’une voix d’homme me hélait, par mon nom, à l’instant que je franchissais le seuil de cette maison maudite. Mais j’ai évité de retourner la tête et je me suis mis à courir sur la route en pente, vers la ligne des coteaux calcinés que les trous des troglodytes perforent comme certaines poêles à frire.
 
 

 

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(Albert-Jean, « Les Mille et un matins, » in Le Matin, cinquante-troisième année, n° 19082, jeudi 18 juin 1936)