Pour les amateurs, Charles Derennes est surtout connu comme l’auteur d’un classique du merveilleux-scientifique, Le Peuple du Pôle. On aurait tort néanmoins de penser que ce roman, relatant la découverte d’une race anthroposaure au cours d’une expédition arctique, soit son unique incursion dans le domaine.

Même si elles peuvent apparaître négligeables au regard de son abondante production littéraire, il a écrit au moins trois autres nouvelles relevant du merveilleux-scientifique, sur lesquelles nous aurons bientôt l’occasion de revenir plus longuement dans la « Porte ouverte. » Il a également consacré à Wells et à sa Guerre des Mondes l’un des premiers articles de fond en langue française, « H. G. Wells et le peuple marsien, » paru dans les pages du Mercure de France en mars 1907.

C’est cet article que nous mettons en ligne aujourd’hui, accompagné de la reproduction du manuscrit autographe de Charles Derennes, que nous avons le bonheur de conserver entre deux volumes de notre bibliothèque.
 

MONSIEUR N

 

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Esse possibile, id est quodam

modo esse…

SINOSA

 
 

Du jour où les perfectionnements des machines astronomiques nous ont permis de mieux connaître la planète Mars, où l’on y a constaté la présence de l’eau, d’une atmosphère, où l’on a vu briller les glaces de ses pôles, où l’on a pu tracer la configuration générale de ses continents et de ses mers, on a conclu, d’un raisonnement par analogie, à la possibilité de la vie organisée dans ce monde voisin du nôtre. L’opinion scolastique, qui faisait de la Terre le centre de l’univers et, de l’homme, le seul être auquel Dieu se fût intéressé, le seul être raisonnable, a trouvé une nouvelle occasion d’aller – c’est le cas de le dire – rejoindre les vieilles lunes. La pluralité des mondes habités ne fait plus de doute. Entendons-nous. D’un point de vue strictement scientifique, il est aussi vain de l’affirmer que de la nier, puisque, par suite de l’insuffisance actuelle de nos moyens d’observation, elle n’est pas encore objet d’expérience. Mais, en partant de faits dès à présent certains (constitution géologique, conditions climatériques d’une planète, etc.), on peut émettre inductivement diverses hypothèses. Voilà qui est non seulement autorisé, mais recommandable. La méthode inductive, avec toute la part d’imagination qu’elle comporte, représente l’esprit d’aventure de la science ; sans cet esprit d’aventure, la science ressemblerait à une armée qui se bornerait à défendre les places conquises ; c’est à lui qu’on est redevable de la marche en avant, du progrès ; l’audace, la témérité même sont nécessaires aux conquérants.

Qu’un Anatole France, dans le Jardin d’Épicure, énonce l’espoir que la vie soit une maladie de la matière inconnue ailleurs qu’en la patrie terrestre, ce n’est qu’une boutade de philosophe artiste dans un moment de pessimisme dépité. Le fait de concevoir comme possible ou probable la vie organisée et même la vie intelligente dans les mondes sidéraux est devenu une habitude mentale. Comme de juste, l’imagination s’est follement exercée en ce sujet illimité où nulle contrainte n’entravait son essor. Ce serait déjà une étude bien curieuse que celle des moyens inventés par les romanciers de tous les pays et de tous les temps pour amener leurs héros jusqu’aux planètes dont ils voulaient nous décrire l’aspect et les habitants… D’un conte lu jadis je ne sais où, et dont je ne me rappelle même plus le titre, il m’en revient un assez ingénieux : un médecin ordonnait à un de ses amis en état d’hypnose d’aller voir dans Mars ce qui s’y passait. Le corps restait sur la terre, l’âme voyageait dans les espaces célestes, arrivait à bon port et nous revenait avec des récits faits pour nous donner d’un délicieux séjour une nostalgie éternelle… Là-bas, il n’y avait point de guerre, point de haines ; des édifices splendides s’élevaient dans de féeriques paysages, au bord de canaux – ah ! ces fameux canaux de Mars ! – où des créatures d’une beauté parfaite voguaient sur des barques de soie et d’or ; les fleurs avaient des parfums ineffables ; les fruits, j’imagine, vous tombaient mûrs à point dans la bouche… Et l’âme du héros de l’aventure ébauchait même, avec une femme marsienne ailée comme un ange, une amourette évidemment toute platonique.

Ainsi, le pays marsien nous était représenté sous l’aspect d’un paradis terrestre. L’illogisme et l’erreur de tous les auteurs qui ont écrit sur ce sujet – si l’on excepte le prodigieux visionnaire dont nous allons plus spécialement nous occuper – consistaient dans un incurable anthropomorphisme. On peut dire à leur excuse que, la plupart du temps, ils étaient animés d’intentions satiriques ou simplement morales à la manière du conteur des voyages de Gulliver, et qu’ils décrivaient les habitants de Mars ou d’autres planètes sous les espèces d’une humanité supérieure ou inférieure pour faire constater les erreurs, railler les faiblesses de l’homme, ou exalter sa grandeur, selon les cas. Mais cet anthropomorphisme n’en avait pas moins une cause plus lointaine et profonde ; il faut y voir les derniers vestiges de l’opinion scolastique déjà signalée, selon laquelle l’homme était le roi de la Création. Dieu l’avait créé à son image, – ce qui n’était peut-être pas très flatteur pour Dieu, – c’était sa dernière œuvre, la plus parfaite, et, malgré les incidents de l’Éden, l’objet unique de ses attentions ; seul, il participait à la raison divine ; les animaux n’existaient que pour le servir et les astres pour éclairer ses nuits… En fait, il faut bien reconnaître que l’homme avait quelque raison de persister dans une opinion si flatteuse de lui-même : sur la Terre, il était bien le roi de la création, ou, pour parler plus scientifiquement, il était celui des êtres terrestres qui l’avait emporté dans la lutte pour le progrès de l’espèce, celui dont le cerveau, au cours des lentes évolutions préhistoriques, s’était le plus heureusement perfectionné. Et, longtemps, on ne s’était pas rendu compte qu’il aurait pu y avoir deux ou plusieurs vainqueurs au lieu d’un, que, par exemple, Christophe Colomb, en découvrant l’Amérique, aurait pu y trouver, au lieu d’une autre race humaine, des êtres inconnus jusque-là, radicalement différents de l’homme, et pourtant raisonnables comme lui, ayant leurs villes, leurs lois, croyant, comme lui, en Dieu, ou même plus tôt que lui résolus à n’y plus croire.

Le grand souci du romancier anglais H. G. Wells, dans la Guerre des Mondes et aussi en bien d’autres endroits de son œuvre, a été de faire justice de ces routines mentales semi-conscientes. Il a accompli, toutes proportions gardées, une révolution analogue à celle d’un Galilée ou d’un Newton : ceux-ci nous ont appris que la Terre n’était qu’une note infime dans l’immense concert universel ; celui-là nous fait comprendre que l’homme n’est pas nécessairement le seul être raisonnable, que toute créature raisonnable ne doit pas avoir forcément l’aspect d’un homme, que l’intelligence et la sensibilité humaines ne représentent pas autre chose que la réalisation d’une possibilité entre un nombre infini d’autres, et qu’il existe apparemment, par-delà les gouffres de l’espace, « des esprits qui sont à nos esprits ce que les nôtres sont à ceux des bêtes qui périssent… » À cette intelligence, à cette raison, à cette civilisation au sens le plus général du mot, considérées volontiers comme l’apanage exclusif de l’homme ou de créatures le rappelant plus ou moins, il a fait participer tour à tour des êtres semblables à des sauriens doués de la station verticale qu’il imagine dans les profondeurs inexplorées de la mer (Dans l’Abîme), des sortes de pieuvres féroces (les Pirates de la Mer), des insectes de grande taille (les Premiers hommes dans la Lune) et enfin, dans la plus importante illustration de cette idée, dans la Guerre des Mondes, les étranges et terribles habitants de Mars.

Il est bien difficile à ceux qui ont lu la Guerre des Mondes de penser désormais à la planète Mars, sans que le souvenir des Marsiens leur revienne comme l’image de quelque chose qui existerait réellement et qu’ils auraient vu ailleurs qu’en eux-mêmes. C’est le propre de l’imagination de pouvoir à son gré créer un monde ou de peupler un monde inexploré d’êtres enfantés par elle. Mais pour que ces êtres puissent vivre véritablement dans l’esprit de l’auteur et du lecteur, il est nécessaire qu’ils ne soient pas uniquement œuvres de fantaisie ; dans des romans comme les Voyages de Gulliver, ou le Voyage dans la Lune de Cyrano de Bergerac, ou différents contes de Voltaire, tout était fantaisiste ; on s’abandonnait volontiers à cette fantaisie parce qu’elle était amusante, aimable ou instructive ; mais, dans aucun cas, on n’avait éprouvé cette sensation de possiblité, de probabilité et même de vérité que la lecture de Wells nous procure ; son œuvre est réaliste et objective parce que ses Marsiens ne sont pas créés de toute pièce, mais induits avec une minutieuse logique de faits certains, ou probables, ou possibles tout au moins. On ne peut pas affirmer qu’ils existent, mais ils n’ont aucune raison de ne pas exister.

Wells est le maître de l’induction. Il a tracé le plan d’une application infiniment intéressante de cette méthode dans la Découverte de l’Avenir et a mis lui-même sa théorie en pratique dans une œuvre purement scientifique, Anticipations, où il s’efforce d’entrevoir les conséquences qu’aura, dans un siècle ou deux, le progrès mécanique et scientifique sur le développement de la vie et de la pensée humaines. Le même procédé inductif qui lui sert à percer les ténèbres de l’avenir et du temps, il l’emploie pour refouler celles de la distance et de l’espace. Ceci est d’autant plus logique que Wells ne distingue pas l’une de l’autre les catégories kantiennes de l’entendement et considère le temps comme cette quatrième dimension de l’espace, à angles droits avec les trois autres, qui a donné lieu à des tentatives de géométries à quatre dimensions. Ceux qui ont lu la Machine à explorer le Temps se souviennent certainement de la prestigieuse maîtrise avec laquelle il échafaude cette hypothèse au début de l’ouvrage.

En quelques mots, voici la donnée de la Guerre des Mondes. Cette guerre est livrée par les Marsiens, partis à la conquête de la Terre pour des raisons tirées elles-mêmes de vraisemblables inductions : « Si l’hypothèse des nébuleuses est exacte, la planète Mars doit être plus vieille que la nôtre… Le refroidissement séculaire qui doit quelque jour atteindre notre planète est déjà fort avancé chez notre voisin… – Ce suprême état d’épuisement… est devenu pour les habitants de Mars un problème vital. » Les Marsiens arrivent donc sur la terre dans des cylindres lancés par un énorme canon. Soit dit en passant, j’aurais préféré à ces cylindres, qui rappellent un peu trop l’obus envoyé jadis vers la Lune par Jules Verne, un moyen de transport plus ingénieux ; l’emploi de cette Cavorite, substance opaque à la pesanteur, imaginée d’ailleurs par Wells lui-même dans un autre roman, m’aurait paru plus digne de la merveilleuse industrie marsienne… – Quoi qu’il en soit, sitôt parvenus au terme de leur voyage, les Marsiens commencent leurs opérations de conquête avec une méthode et une puissance impitoyables ; toute résistance est vaine ; en quinze jours, ils deviennent les maîtres de la Terre et réduisent l’humanité au rang d’une espèce animale. Et cela eût été définitif, s’ils n’étaient morts, atteints par les bacilles des contagions auxquels leurs organismes n’étaient pas préparés ; ce qui a sauvé les hommes, c’est que les Marsiens n’avaient pas comme eux « payé par des millions et des millions de morts la possession héréditaire de la Terre. »

Voyons à présent Wells à l’œuvre et essayons de décrire la formation du peuple marsien dans son esprit. Un monde, dans une imagination comme dans la nature, ne se construit pas du jour au lendemain ; et, de même qu’une espèce réellement existante n’a jamais conquis immédiatement son droit à la vie, une espèce d’êtres imaginaires ne peut prétendre de suite à la possibilité, qui est son idéal d’existence. En fait, Wells, avant d’écrire la Guerre des Mondes, avait déjà accompli une première tentative de création marsienne dans une nouvelle intitulée l’Œuf de cristal. Il suppose qu’un œuf de cristal, propriété d’un certain M. Cave, antiquaire londonien, est « dans un rapport physique quelconque, mais encore absolument inexplicable, » avec des œufs pareils placés sur des observatoires de la planète Mars et que cet œuf « a été envoyé de cette planète ici-bas afin de permettre aux Marsiens d’avoir un aperçu de nos affaires. » Et l’antiquaire, observant l’œuf, y découvre, dans certaines conditions optiques, un paysage et des êtres tels qu’il ne lui en a jamais été offert de pareils par la réalité terrestre.

L’Œuf de cristal, ne l’oublions pas, ne constitue qu’un essai au point de vue de ce qui nous intéresse, et, de même que le paysage de Mars y rappelle par beaucoup de traits celui de la Terre, les Marsiens n’y ont pas encore évité tout anthropomorphisme : ce sont des êtres ailés que l’antiquaire, à première vue, prend « assez grotesquement » pour des chérubins ; leurs têtes sont « rondes et curieusement humaines, » leurs grands édifices sont « quasi humains. » Cependant, on trouve déjà dans cette nouvelle les germes de certaines inductions ou imaginations qui seront complètement développées et mises à point dans la Guerre des Mondes ; celle-ci, notamment, qui est fondamentale, à savoir : que des êtres d’apparence humaine ne sont pas les seuls à pouvoir être intelligents et raisonnables. Les Marsiens, c’est-à-dire les rois de la Création sur la planète Mars, créatures ailées et munies de tentacules dans l’Œuf de cristal, prennent, dans la Guerre des Mondes, un aspect à peu près semblable à celui des poulpes ; mais il n’en existe pas moins dans Mars des êtres bipèdes, d’une constitution voisine de la nôtre, auxquels Wells fait déjà allusion dans l’Œuf de cristal : « Plusieurs fois, il (M. Cave) vit un certain nombre de bipèdes maladroits… Une fois, quelques-uns s’enfuirent devant un des Marsiens sautillants (sur leurs tentacules) et à têtes rondes ; celui-ci attrapa l’un de ces êtres dans ses tentacules, mais à ce moment le spectacle s’évanouit soudain, laissant M. Cave dans l’obscurité et tourmenté du désir d’en savoir plus long. » Pour satisfaire ce désir, M. Cave n’a qu’à lire la Guerre des Mondes : les Marsiens morts, on retrouve, dans les cylindres qui les ont amenés sur la Terre, des fragments ratatinés d’êtres « bipèdes, pourvus d’un squelette siliceux… Ils avaient une taille d’environ six pieds de haut, la tête ronde et droite, de larges yeux dans des orbites très dures. » Et Wells nous apprend que les Marsiens les avaient emmenés avec eux comme provisions de voyage, « ce qui explique en partie leur indéniable préférence pour les hommes comme source de nourriture » durant leur séjour sur la Terre. – Voilà ce que sont devenus dans la planète Mars les vertébrés à station verticale : des animaux comestibles et domestiqués par des invertébrés rampants et de structure cartilagineuse !

Il est donc entendu et il est intéressant de poser que l’aspect du Marsien a le droit d’être aussi inhumain que possible. Cependant, il est certains organes essentiels sans lesquels l’esprit d’un homme se refuse à imaginer des créatures intelligentes et raisonnables. Quelle que soit la puissance d’imagination et d’abstraction de Wells, il est obligé, pour éviter, à ses yeux comme aux yeux de ses lecteurs, l’absurdité ou l’invraisemblance de ses Marsiens, de les munir notamment d’organes de préhension et de compréhension. Les Marsiens ont donc un cerveau, faute de pouvoir humainement rien concevoir de mieux comme siège de l’intelligence, et jouissent de nos sens cardinaux : ouïe, tact et vue. Mais on peut concevoir des organes de préhension autres que des mains ; aussi possèdent-ils seize tentacules disposées en faisceaux de huit chacun autour de la bouche. Ils respirent parce que les données de l’expérience scientifique nous contraignent à considérer jusqu’à nouvel ordre la respiration comme indispensable à toute sorte de vie ; mais ils ne parlent pas, parce qu’ils nous a déjà été permis d’entrevoir un moyen de communiquer entre les pensées plus direct que celui du langage : la télépathie. Ils n’ont ni estomac ni entrailles, parce qu’il est en somme facile d’imaginer un mode de nutrition plus rapide et parfait que le nôtre ; ils recueillent le sang frais d’un être vivant – bipède marsien ou terrestre – et se l’injectent « dans un canal récepteur au moyen d’une minuscule pipette. » Enfin, pour les mêmes raisons, il a été permis à Wells de supprimer chez les Marsiens la sexualité et le besoin de sommeil. Il leur donne un système de reproduction analogue à celui qui coexiste avec le procédé sexuel chez les tuniciers, ces premiers cousins des vertébrés : « Il est indéniable, nous dit-il, qu’un jeune Marsien naquit sur la Terre… On le trouva attaché à son progéniteur, partiellement retenu à lui, à la façon dont poussent les bulles de lis ou les jeunes animalcules des polypiers d’eau douce… » Quant au besoin de sommeil, il n’est pas la conséquence indispensable d’une vie active, puisque le peuple terrestre des fourmis semble ne le connaître pas.

On voit nettement à présent le double principe auquel Wells s’est rigoureusement conformé en poursuivant son œuvre de création : représenter ces êtres fictifs, ces êtres, pour ainsi dire, de démonstration, sous un aspect aussi inhumain que possible, mais aussi vraisemblable que possible pour un esprit humain. D’autre part, des quelques détails que nous venons de donner sur leur organisation physiologique et psychologique, on comprend dans quel sens le créateur a poussé les conséquences de son principe : il a voulu non seulement que les Marsiens fussent intelligents et raisonnables, mais qu’ils le fussent plus que nous ; ceci est un corollaire immédiat de la proposition fondamentale : d’autres êtres que des vertébrés à station verticale peuvent être intelligents et raisonnables ; donc, il est logiquement possible qu’il y en ait de plus intelligents et raisonnables qu’eux.

C’est le cas des Marsiens, et ceci pour deux raisons. La première est dans leur structure organique même, qui s’est mieux prêtée que la structure humaine à la suppression quasi totale du substratum émotionnel. Ils sont asexués, donc ils ignorent les émotions tumultueuses de l’amour ; ils assimilent immédiatement leur nourriture, donc ils ne subissent pas la perte de temps et d’énergie qui résulte pour nous de la nécessité de manger et de digérer… Bref, ils ne sont plus qu’un cerveau muni de ses moyens d’investigation sensorielle et de représentation intellectuelle. Des âmes sensibles se féliciteront que les hommes soient loin encore de cet idéal. Mais il ne faut pas oublier à ce propos que Wells s’est plu à prédire comme inévitable dans la plupart de ses ouvrages le recul progressif de la sensibilité devant l’intelligence ; les principes de la morale, qui ne sont basés que sur des conventions momentanées et accidentelles, seront appelés à disparaître les premiers ; à un degré supérieur, comme à un degré inférieur d’intelligence, des mots comme pudeur, respect, cruauté, clémence, n’ont plus de signification ; ils n’en auront aucune pour les hommes de l’avenir. Nous n’avons pas à discuter ici cette opinion que Wells, en tout cas, n’a pas émise sans l’étayer de solides arguments. Mais il convenait de la rappeler, étant donné le rôle important qu’elle a eu dans la construction des Marsiens.

Leur autre raison de supériorité consiste dans ce fait que leur race, comme leur planète, est plus vieille que la nôtre. Puisque, dans l’hypothèse de Wells, c’est le refroidissement de Mars qui les pousse à partir à la conquête de la Terre, ils ont atteint le point extrême de leur évolution et de leur progrès. C’est évidemment à cette dernière raison surtout que Wells s’intéresse ; elle permet au philosophe des Anticipations de reparaître perpétuellement sous le romancier de la Guerre des Mondes, et de nous faire entrevoir, quand il nous parle des surprenantes machines marsiennes, vers quel avenir le développement des applications mécaniques de la science pousse le genre humain.

Nous avons prononcé bien souvent les mots d’intelligence et de raison sans prendre la peine de les définir ou de les critiquer, puisqu’il semblait entendu qu’il fallait y voir les attributs par quoi l’homme se distingue des bêtes. Mais, une fois admise la possibilité d’une infinité d’espèces intelligentes et raisonnables autres que la race humaine, ces mots perdent la plus grande partie de leur valeur et force nous est de trouver une distinction plus compréhensible. Il nous paraît que le mieux est de concevoir deux grandes catégories du règne animal, l’une constituée par les animaux au sens habituel de ce terme, l’autre uniquement représentée sur notre planète par les hommes, et par des êtres possibles qu’il nous est permis, jusqu’à nouvel ordre, d’imaginer selon les méthodes de Wells, dans les gouffres inaccessibles de l’Océan ou derrière les murailles encore non franchies des banquises polaires. Ce qui caractérisera cette dernière catégorie, ce sera non plus un mot désormais indéfinissable comme intelligence ou raison, mais un fait : la possibilité d’adjoindre à l’organisme tel que la nature l’a constitué des organes artificiels et extérieurs qui augmentent la puissance et diminuent la peine.

Tout progrès de l’humanité provient en effet d’une nouvelle victoire remportée par elle sur les lois de la nature ou de sa propre nature. Les autres espèces animales s’accommodent à leur milieu, – ce qui revient presque à dire qu’elles s’en accommodent, – les faibles disparaissent, les forts subsistent, un lent progrès s’accomplit en elles par sélection ; et voilà toute leur histoire. L’homme, au contraire, – ou, plus généralement, l’être dit « intelligent, » – est un batailleur que rien ne satisfait. Les lois de la gravitation l’attachent au sol ? Aussi le rêve d’Icare s’est-il éternellement perpétué depuis l’origine de la race. – Sa complexion ne lui permet pas, livré à ses propres ressources, de parcourir beaucoup plus de quatre lieues dans l’heure ? Aussi cherche-t-il des moyens mécaniques d’accroître sa vitesse. – Il n’est pas physiquement constitué pour vivre ou voyager dans l’eau ? Aussi a-t-il inventé des appareils comme les barques et les scaphandres.

Tout besoin porte en lui le germe de sa satisfaction. Le besoin de voler transforma en ailes les pattes antérieures des monstrueux sauriens des vieux âges, le besoin de fuir devant l’ennemi rendit rapides les animaux faibles… Seulement, l’espèce humaine peut subsister sans voler, voyager dans l’eau ou aller plus vite : c’est, pour ainsi dire, un luxe qu’elle voudrait s’offrir, et la Nature ne s’occupe que du nécessaire. D’ailleurs, il ne s’agit plus ici d’un besoin inconscient, mais d’un désir nettement conçu, dont on souhaite individuellement la réalisation immédiate ; ne voulant attendre ni ne pouvant espérer un lent perfectionnement naturel de ses organes, l’homme se perfectionne extérieurement et crée la machine. Toutes les machines sont donc des machines de guerre imaginées contre la Nature pour pouvoir agir en dépit de ses lois. Voici un nouvel aspect de cette lutte universelle qui eut l’an passé M. Le Dantec comme aède : lutte généreuse, féconde, commencée à l’aube des temps et qui ne sera jamais finie.

C’est ce qui explique l’importance que Wells prête aux machines dans la vie et les actes des Marsiens, nos aînés et nos devanciers. Par de merveilleuses additions artificielles à leurs ressources corporelles, ils ont réalisé leur idéal de machinisme ; nous autres, avec nos patins, nos cycles, nos automobiles, nos naissants aéroplanes, nos fusils et nos canons, nous ne sommes encore qu’au début de l’évolution dont ils ont atteint le terme. Bien entendu, – et ceci est encore une conséquence de l’idée fondamentale, – la mécanique marsienne, ou, pour mieux dire, le machinisme marsien n’a que peu de points communs avec ce que les hommes ont imaginé dans le même but : les organes artificiels des divers êtres intelligents peuvent différer d’une espèce à l’autre, ou d’un monde à l’autre, aussi bien que leurs organes naturels ; c’est ainsi, pour ne citer qu’un trait entre bien d’autres, que les Marsiens n’emploient pas la roue, même dans leurs appareils de locomotion. – Quoi qu’il en soit, au moment où Wells nous les décrit, ils se sont transformés en un simple cerveau, à peine capable de se mouvoir par lui-même, parce que cela ne lui est plus indispensable, et qui revêt des corps divers selon ses besoins ou ses désirs. D’où cette impression, souvent notée dans la Guerre des Mondes, que les Marsiens ont l’air beaucoup moins vivants que leurs machines : impression qu’il nous est déjà parfois possible d’éprouver sur la Terre, au passage, par exemple, d’une automobile de course, corps revêtu par l’intelligence humaine pour satisfaire son désir de vitesse ; au fond de leurs minuscules baquets, le conducteur et son aide ont l’air d’être les lobes d’un cerveau directeur, et en fait, dans cet ensemble constitué par deux hommes et un mécanisme, l’humanité n’est plus que la partie cérébrale du monstre, complexe, haletant, affamé d’espace et prodigieusement vivant. – La diminution en nous à l’infini de la part de la Nature et des contraintes qui en résultent, à mesure que nous ferons plus qu’elle preuve d’ingéniosité et d’invention, que nous ferons mieux qu’elle, voilà donc ce que Wells semble avoir prévu pour notre avenir.

Ce qui fait à la fois la grandeur et la faiblesse de tout raisonnement inductif allant du connu à l’inconnu, c’est que, tandis qu’il s’éloigne par degrés des faits certains, le rôle de l’imagination prend de plus en plus d’importance. Nous n’avons dégagé de l’œuvre de Wells que des idées basées sur des inductions immédiates, c’est-à-dire possédant le cœfficient maximum de possibilité. Mais on peut induire d’une idée induite, et ainsi à l’infini. En voici un exemple : si les Marsiens existent, et existent tels que Wells les a voulus, on peut en conclure, comme il le fait, que la Terre n’est plus la demeure sûre et inviolable de l’homme. De ce que la Terre n’est plus la demeure sûre et inviolable de l’homme, on peut conclure, comme Wells le fait encore, que les hommes émigreront à leur tour vers une planète plus jeune, quand le refroidissement aura rendu la leur inhabitable : « Obscure et prodigieuse, ajoute Wells, est la vision que j’évoque de la vie s’étendant lentement de cette petite serre chaude du système solaire à travers l’immensité vide de l’espace sidéral. Mais ceci est un rêve lointain… » C’est un rêve, en effet, et dès que telles inductions en arrivent à ce point, c’est-à-dire à leur troisième ou quatrième degré, il est bien difficile de considérer autrement les conclusions où elles aboutissent ; mais c’est un rêve séduisant, intéressant, et plus fécond à coup sûr que bien des observations exactes. Il y a mieux : après avoir lu la Guerre des Mondes, nous nous sentons capables d’en concevoir d’autres analogues en recherchant, pour notre propre compte et selon notre imagination personnelle, les conséquences de certaines des possibilités qui y sont énoncées. Et n’est-ce pas le plus grand mérite de tels ouvrages que de pouvoir, dès qu’ils cessent de nous satisfaire scientifiquement, nous dédommager aussitôt en favorisant ce besoin de téméraire rêverie qui, aussi bien que l’amour du vrai, est éternel dans l’âme humaine ?
 
 

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(Charles Derennes, in Mercure de France, dix-huitième année, tome LXVI, n° 233, 1er mars 1907 ; Henrique Alvim-Corrêa, illustration pour La Guerre des Mondes, Jette-Bruxelles : L. Vandamme & Cie, 1906)

 

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