Ceci n’est pas un conte, ce n’est pas de la littérature non plus… ce n’est rien – rien qu’une chose que je suis obligé d’écrire sous une impulsion si forte que ma volonté n’y résiste pas : dans l’espoir de m’en débarrasser, suggère ma faiblesse hypocrite ; sans doute, en vérité, pour la mieux voir et m’abandonner à un secret désir, à l’espoir de retrouver je ne sais quoi qui ressemble à une volupté vague, illusoire et mêlée d’angoisse.
J’ai lu beaucoup de théories sur les rêves, je sais à peu près tout de ce que les savants qui prétendent tout expliquer en ont dit. La dernière hypothèse, et la plus séduisante, – la plus séduisante, on ne sait pourquoi, est toujours la dernière, – est que notre cerveau pensant est composé de cellules qui ne se touchent point, mais tendent les unes vers les autres des tentacules qui se cherchent et peuvent entrer en contact. On les appelle des neurones. À l’état de veille, ces neurones s’associent d’une façon normale, habituelle : alors, on n’a que des pensées et des images normales, habituelles. Dans le sommeil, elles contractent d’autres mariages, étranges et désordonnés : c’est le rêve. Mais elles ne peuvent vous donner que ce qu’on y a mis ; elles n’inventent pas, elles ne prévoient pas, elles ne prédisent pas. Tout au plus pourrait-on dire que, par un secret instinct, elles tendent à achever dans le rêve ce qu’on avait laissé incomplet, ou volontairement repoussé, dans la vie diurne ; ou bien qu’elles s’amusent à ressusciter de très vieux souvenirs…
Je les connais, ces songes-là, je les connais très bien… mais il en est d’autres, et ce sont eux qui me hantent, par quelque chose d’inexplicable et de mystérieux, parce qu’ils ne finissent rien qui fût jamais commencé en moi dans l’espace connu du monde extérieur – et parce qu’ils reviennent, qu’ils reviennent perpétuellement, toujours aussi mystérieux et inexplicables. Phénomène assez caractéristique et singulier : alors que, le matin, la mémoire des autres rêves s’efface, quelle qu’ait été leur intensité, quels que soient les efforts qu’on fait pour les ramener à la surface de la conscience, ceux-là demeurent présents, ils ne vous quittent pas, ils vous harcèlent comme l’introuvable solution d’un problème, et l’on pense : « Pourquoi, pourquoi ? qu’est-ce que cela peut vouloir dire ? »
Ce qui me revient ainsi, aux heures où je dors, ce sont des paysages et surtout des maisons – des maisons où je suis sûr de n’être jamais allé, que je suis certain de n’avoir jamais vues. Une maison, une seule, particulièrement. Elle est située dans un parc où il y en a d’autres, dont elle n’est séparée par nulle muraille, nulle clôture d’aucune sorte, et qui se présentent toujours dans le même ordre, avec le même aspect. Je pourrais tracer la topographie de ces lieux, que rien ne m’autorise, pourtant, à croire réels. Mais la seule maison où je pénètre, avec l’idée que j’ai quelque chose à y faire, je ne sais quoi, mais important, est toujours la même. Elle se présente avec un air d’abandon, et d’ennui plutôt que de tristesse, – et la pièce du milieu, le salon probablement, est si vaste que le plafond en paraît bas. Il y a deux colonnes de bois qui soutiennent la poutre qui le traverse, et, sur une table de marqueterie, un vieux châle des Indes qui sert de tapis. Mais je sais que la table est en marqueterie parce qu’on en voit les pieds et une espèce d’X contourné qui les unit. Dans un angle, un piano droit, très ordinaire, mais de physionomie vieillotte ; et, sur les murs, des portraits de gens que je ne connais pas, et dont je me souviens, d’ailleurs, plus vaguement. Je suis là comme en visite, j’attends quelqu’un – et ce quelqu’un n’est jamais venu, bien que je retourne là, dans mes rêves, deux ou trois fois par an depuis dix ans, souvent davantage. Et la saison où je crois accomplir cette visite est régulièrement la même : c’est à la fin de l’automne, un jour de pluie, lamentable, et, par les fenêtres de la pièce, j’entends pleurer les branches d’un grand cèdre que j’ai déjà vu sur la pelouse, avant d’entrer.
C’est, au contraire, en plein été que je vais – mais plus rarement – dans deux grandes villes très lointaines. L’une est, selon moi, dans une île très vaste, et je m’y rends en tramway « de la campagne » par une route qui suit la mer. Les avenues sont très larges, et les demeures, spacieuses, sont cachées derrière des jardins. Mais il y a aussi de petites rues très populaires, et dans l’une d’elles se trouve une boutique où j’entre pour acheter des cigares très longs, très noirs, déjà coupés en demi-losange à leur extrémité. Il y a un arbre qui passe à travers le toit. L’autre ville a des maisons très hautes, avec des colonnades à tous les étages, et l’entre-deux de ces colonnades est rempli de fleurs ; il y a aussi des parterres de fleurs devant les rez-de-chaussée. Mon idée est que je suis là par méprise, et que je me suis trompé de quartier. Je cherche quelque chose ou quelqu’un qui ne doit pas être là – et pourtant je suis gai, ineffablement gai. Il me semble qu’il doit y avoir partout du bonheur dans ces rues, et je voudrais rester… J’ignore pour quelle raison je me figure que c’est quelque part dans les États-Unis du Sud, où je ne suis jamais allé.
Le plus étrange, c’est que je ne rencontre jamais personne : personne dans la ville exotique aux beaux jardins, sauf la négresse qui me vend des cigares ; personne, pas une âme, dans la ville somptueuse aux colonnades de marbre, aux parterres de fleurs ; c’est un silence illimité, sous un soleil qui n’accable pas et illumine tout ; personne dans la maison triste, incompréhensiblement triste, que je ne hante jamais qu’en automne et sous la pluie. Je passe dans tout cela, éperdu de solitude, avec la conviction qu’il va m’arriver, dans les deux premiers cas, quelque chose de délicieux ; dans le dernier, je ne sais quoi d’angoissant, mais que je voudrais savoir. – Et il n’arrive jamais rien ! Je me réveille…
Et puis, quelques mois après, ça recommence.
Qu’est-ce que cela signifie ? Je mène une vie très active, je ne fume pas l’opium, je ne me suis adonné à nul poison, je ne bois guère que de l’eau et je mange à peine le soir. Je n’ai aucune tare, héréditaire ou acquise. Et deux ou trois fois l’an au moins, je le répète, il me semble que je suis sur le seuil d’une autre vie, avec le désir de franchir ce seuil — et puis, plus rien !…
Une seule fois, au cours de mon existence, j’ai cru découvrir une raison à ces mystères. C’est quand j’étais tout enfant. Je rêvais fréquemment qu’une bonne me conduisait à travers un corridor jusqu’à une porte qui me causait une horreur indicible : pesante, méchante, peinte d’un jaune hideux, avec une énorme serrure et de gros verrous ; et je tirais sur le tablier de cette fille pour qu’elle m’emmenât.
Cette porte n’existait pas dans la maison. Mais, après la guerre de 1870, on termina une aile neuve qui était en voie de construction avant l’arrivée des Allemands. Et, quand je voulus pénétrer dans cette construction neuve, au sommet de trois marches qui donnaient sur l’ancienne lingerie, je vis la porte. C’était elle ! Et j’eus la même impression d’effroi, j’éprouvai le même besoin de fuir. Éveillé, je tirai sur le tablier de ma bonne comme je l’avais fait dans mes rêves, un an auparavant : et c’était une aile neuve, je le répète, un passage où aucun souvenir ne pouvait être attaché !
Ce fait contribua beaucoup à me guérir de mes terreurs puériles. Ce ne fut que beaucoup plus tard, quand je fus devenu presque un homme, que je demandai par hasard à ma mère pourquoi on avait mis à l’entrée de ce bâtiment neuf une porte si laide, et qui ne paraissait pas être du même style que celui-ci.
« C’était pour faire une économie, me répondit ma mère. On l’avait retrouvée dans le grenier, en faisant des rangements, après le départ des Prussiens. Elle y avait dormi plus de cinquante ans… Jadis, c’était elle qui fermait l’escalier, du temps de Mme de Normond.
Mme de Normond était l’une des anciennes propriétaires de la maison, au début du XIXe siècle. Elle avait pour mari un homme qui voulait l’assassiner et qui, du reste, finit par passer en cour d’assises. Quand M. de Normond parvenait à s’introduire au rez-de-chaussée, sa femme, folle de terreur, se réfugiait au premier étage. Et elle avait fait barrer l’escalier d’une porte – cette lourde porte-là, avec son énorme serrure et ces gros verrous. »
… Mais comment avais-je rêvé cette porte avant de l’avoir jamais vue, et pourquoi me faisait-elle peur avant de la connaître ?
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(Pierre Mille, « Conte du Journal, » in Le Journal, n° 8871, mardi 9 janvier 1917 ; eau-forte de Rodolphe Bresdin, « La Maison hantée à Arcachon, » 1871)