Je n’en connais que vaguement la théorie : réduire tous les mouvements à un si parfait automatisme qu’ils soient exécutés à la limite de leur vitesse. Le travail devient une combinaison de réflexes, où l’initiative et la pensée n’ont plus leur place.

On m’avait dit : « Vous serez émerveillé… les mouvements accomplis sont adaptés au travail à produire. Aucun n’est inutile. Chacun est indispensable. La série de ces mouvements constitue la condition nécessaire et suffisante du travail fourni. Nul ouvrier ne déplace un bras ou ne lève un doigt sans efficacité. La succession des déplacements musculaires est si rapide que souvent vous ne l’apercevez pas. Il semble que l’ouvrier soit immobile. Ainsi, sur un cercle qui tourne, des points séparés font pour l’œil une ligne continue. Peut-être les résultats sont-ils moins bons pour les travailleurs que pour le travail. Mais… »

Je ne fus pas satisfait de ces renseignements vagues sur le système. Je voulus en observer l’application.

On me laissa entrer. On ne fit pas attention à moi. J’enquêtai tout à mon aise. De larges baies vitrées aèrent les ateliers où des tapis épais permettent un exact calcul des pas, sans glissement, sans frottement inutilisé. Les hommes et les femmes travaillent ensemble. Les hommes sont uniformément vêtus d’une cotte en drap noir, très ouverte, prolongée en arrière par des basques flottantes. Sans doute, comme les tabliers des forgerons, ces basques sont destinées à les protéger. L’un d’eux, en effet, que les autres écoutent avec attention, le contremaître peut-être, a le dos tout proche d’un brasier ardent. Je suppose qu’il y est accoutumé, comme les verriers à leur four. Il ne semble pas souffrir. À peine change-t-il de place par instants. Les femmes ont des costumes variés. Mais tandis qu’aucun homme n’a retroussé ses manches, elles ont toutes les bras nus. Quelques-unes sont dépoitraillées. La plupart sont assises. Ce fut sans doute une exigence de l’inspecteur du travail.

Ce qu’on m’avait dit était vrai : je n’arrivais pas à comprendre leur travail. Je ne découvrais pas la signification de leurs gestes, qui me semblaient plutôt rares, sans doute à cause de leur extrême rapidité. Aussi bien n’étais-je pas venu dans l’intention d’une enquête industrielle et technique, mais d’une enquête psychologique et sociale.

Tout d’abord, il ne me sembla pas que le système eût de mauvaises conséquences pour la santé des ouvriers. Un médecin m’avait dit qu’ils se plaignaient de troubles nerveux. Mais leurs mines étaient prospères. Je n’aperçus pas de visages hâves, d’yeux encavés, de joues creuses, comme on en voit dans les faubourgs, à la sortie des autres usines. Enfin, les hommes et les femmes étaient beaucoup plus soignés de leur personne et dans leur ajustement que les travailleurs débraillés que nous rencontrons dans les rues populeuses.

Je fus émerveillé, en effet, de la perfection mécanique avec laquelle ils accomplissaient leur besogne. Pas une hésitation. Un accord prodigieux. Avec la réflexion, on eût dit que l’effort aussi avait disparu.

Ce qui m’étonna beaucoup, c’était que les ouvriers et les ouvrières parlaient. Les mouvements des lèvres, de la mâchoire et du larynx nécessaires à l’émission du son ne leur étaient donc pas interdits. Il me sembla d’abord qu’il y avait là une perte d’énergie.

Alors, je fus frappé d’une véritable stupeur. Je compris l’atroce vérité. On les laissait parler, parce qu’ils n’avaient pas de cerveau. Aussi bien que le sentiment, l’intelligence était morte en eux. On leur permettait de remuer les lèvres, pour qu’ils eussent une illusion de jeu et de liberté. La perte d’énergie était infinitésimale et d’un calcul pratiquement négligeable. Je dois avouer que ce spectacle me fut atrocement pénible. De plus, ce que j’entendais, ce n’étaient pas de véritables paroles, des paroles humaines, créant dans l’espace une communication et un échange entre les hommes. C’étaient plutôt des débris, des miettes de paroles. Par lambeaux, elles venaient à moi. J’y découvris la trace des sentiments que, proférés jadis, elles avaient dû exprimer, avant l’application du système.

Elles semblaient traduire on ne sait quelle épouvante, on ne sait quelle férocité aussi. Ainsi, les travailleurs, soumis au sytème Taylor, n’avaient plus rien d’humain. Ils parlaient, comme volent les pigeons d’expérience, quand on leur a enlevé leurs lobes cérébraux. Ces paroles étaient surtout intolérables par ce mélange de peur et de cruauté. J’entendais des syllabes.

« On ne sait plus où on va… On ne sait plus…

– La ré… pres… sion… oui, il faut une répression… im… pi… toy… able… »

L’homme qui tournait le dos au brasier ardent hoqueta :

« Il y a des baïonnettes… mais qu’est-ce que des baïonnettes sans un Sabre ? »

Une jeune femme continua :

« Un Sabre… c’est l’âme des baïonnettes. »

D’autres reprirent :

« Les baïonnettes sans Sabre sont comme un corps sans âme… »

Ils disaient tout cela mollement, sans passion. Et quand ils avaient fini, ils recommençaient.

Soudain, ils parurent s’animer. On eût dit qu’une sorte de vie passait dans leur langage. Leurs yeux morts brillèrent à nouveau. Je crus qu’ils allaient s’éveiller de leur pesant sommeil, peuplé de cauchemars. Ils allaient exiger la suppression de système Taylor. Une jeune femme, qui me parut belle, eut un mouvement ardent de son buste. C’est elle qui prêcherait la révolte : « Nous ne voulons plus être semblables au cheval aveugle qui tourne la meule. Nous sommes des hommes et des femmes. Nous voulons reconquérir notre humanité… »

J’écoutai. J’eus de la peine d’abord à reconnaître le sens de leurs phrases entrecoupées qui se heurtaient et s’entrechoquaient, et dont les syllabes, comme des manifestants dans une bagarre, semblaient se mélanger. Enfin, je pus saisir ces mots :

« Je vous assure que Coquelin y était meilleur que Le Barey. »

Je sortis de là humilié, en détresse, maudissant la barbarie d’une société qui permet de réduire à un pareil état des créatures humaines. Je rédigeai un rapport sur les modifications psychiques provoquées par le système Taylor. J’espérais le présenter à la Société de Psychologie expérimentale.

Mais, le lendemain, j’appris que je m’étais trompé. J’étais entré dans un salon.
 
 

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(Léon Werth, « À travers la quinzaine, » in La Grande Revue, dix-septième année, n° 6, 25 mars 1913 ; illustration de Frank Rudolph Paul)