X

 

Les Vampires

 
 

De Scutari aux bords du Drinn, il y a deux grandes journées de marche, et la route qui y conduit est un peu plus mauvaise que celle qui côtoie la Morana. Seulement, elle est toute différente. Figurez-vous une dizaine de plateaux étagés les uns au-dessus des autres et formant le pain de sucre dans leur ensemble. Ici, point de gorges sombres, de gouffres, de ravins, mais une série de talus rocailleux et plantés de maigres sapins, au milieu desquels serpente une sorte de sentier raide et à peine tracé.

À part le point de vue qui est presque aussi beau celui que l’on découvre du haut des Jerbas, c’est horriblement monotone. De loin en loin, un coup de fusil ou le cri d’un aigle trouble seul le silence désespérant de ces montagnes solitaires et uniformes. On aperçoit un chasseur albanais gravissant le talus et poursuivant une compagnie de perdrix rouges. Voilà les seuls accidents de la première journée.

Le soir, on arrive à un pauvre village que les géographes n’ont point jugé digne de figurer sur la carte, mais qui porte le nom de Ipsicut ou pays du vent.

Nous ne pûmes juger de la justesse de cette appellation, attendu que le temps était superbe et l’air fort calme ; mais on nous dit que les vents du sud, quand ils soufflaient, enlevaient parfois des toitures et même des maisons tout entières.

Ipsicut se compose d’une centaine de maisons à peu près, groupées autour d’une église et assises sur une étroite esplanade bornée au levant par un nouveau talus, au couchant par une pente rapide qu’il faut gravir pour y arriver.

Ipsicut est peuplé par une petite colonie slave qui, chassée de l’Esclavonie, lors de l’occupation autrichienne, est venue se mêler à la nation albanaise, tout en continuant d’observer la religion chrétienne et un prêtre desservant de l’Église grecque.

Mais venus d’un pays où les sorciers, les gnomes, les fées et les fantômes ont droit de bourgeoisie, les habitants d’Ipsicut ne pouvaient pas décemment planter leur tente quelque part, sans offrir l’hospitalité à quelques-uns de ces hôtes mystérieux. Après mûre réflexion, ils se sont prononcés pour les vampires, et ont donné un refuge à tous ceux que la civilisation commençait à expulser de Hongrie.

Tout le monde sait ce qu’est un vampire : – un mort qui sort de sa tombe pour venir sucer le sang des vivants dont il se repaît et au moyen duquel il se conserve intact, sans que les vers osent l’attaquer.

Dom Calmet, moine bénédictin, a écrit, en son abbaye de Bourgogne, un gros volume sur cette matière ; mais il a oublié dans sa nomenclature les vampires d’Ipsicut.

Ceux-là sont plus terribles encore que tous les autres ; et en voici un exemple :

Un homme a un ennemi. Il ne se venge pas durant sa vie, mais aussitôt mort, il sort de son sépulcre, va droit à la demeure de celui qu’il hait, entre à l’heure du repas, se met à table et salue amicalement le maître de la maison.

Celui-ci tombe en défaillance et se met au lit. Le vampire disparaît, mais il revient pendant la nuit, suce en un tour de lèvres tout le sang de sa victime et va se recoucher dans son linceul.

La victime meurt sur-le-champ, et, presque toujours, on ignore quel est le mort coupable du crime, car il s’est fait visible seulement pour son ennemi.

Ce dernier, par un juste retour des choses de l’autre monde, après être mort du vampirisme, devient vampire après son décès et tourmente les vivants. Si bien que, dans ce pays-là, les vendettas sont perpétuelles.

Ces détails-là nous furent donnés le soir de notre arrivée par le curé d’Ipsicut chez qui nous étions allés loger, – ce village ignorant l’usage des hôtelleries, tout comme Scutari.

Le curé était un homme d’environ quarante ans, ayant l’œil intelligent et la physionomie franche.

« Comment, lui dis-je un peu brusquement, vous, prêtre chrétien, pouvez-vous croire à de semblables sornettes ? »

Ma boutade, loin de le blesser, le fit sourire.

« Je n’y croyais pas plus que vous, me dit-il, lorsque je fus envoyé ici par le patriarche ; mais j’ai été forcé de me rendre à l’évidence : je n’ajoute foi ni aux sorciers, ni aux fées, mais je crois aux vampires, et cela, parce que j’ai été témoin de trois prodiges que tout le monde ici vous attestera comme moi.

– Diable ! fis-je d’un air incrédule.

– Mon Dieu ! reprit le pauvre prêtre avec une humilité qui me toucha, je n’ai aucun intérêt à vous mentir, et ce que je vais vous raconter vous prouvera que tout est possible à Dieu, et que si Dieu permet aux morts de sortir de leur tombe, les morts peuvent en sortir comme vous sortirez d’ici quand il vous plaira.

Écoutez : il y a aujourd’hui cinq ans que j’arrivai pour desservir la paroisse d’Ipsicut. Les plus vieux habitants vinrent me saluer et me parlèrent des vampires. Je haussai les épaules, comme vous venez de le faire, et me mis à rire. Mais, huit jours après, je mariai deux jeunes gens dont l’amour avait été longtemps contrarié par le père de la jeune fille, qui avait fini par mourir en refusant son consentement. Le père mort, les jeunes gens, libres de tout obstacle et approuvés par la veuve du défunt, se marièrent. Après la cérémonie nuptiale, le marié convia ses proches et ses amis au repas de noces, et je fus du nombre, selon l’usage.

On se met à table, la joie est bruyante, le jeune couple attire tous les regards, lorsque soudain le marié pâlit, étend les bras dans la direction de la place qu’occupait le père défunt, et qu’on a laissée libre, suivant la coutume, en y posant son verre, son assiette et son couteau, – fait un geste de profonde terreur et tombe sans connaissance en murmurant :

« J’ai vu le père, j’ai vu le père ! »

On l’entoure aussitôt ; il est mis au lit, et, après avoir calmé des mon mieux la terreur générale, je m’agenouille au chevet du malade, ordonnant qu’on me laisse seul auprès de lui et disant que j’y passerai la nuit.

Tout le monde se retire et, ouvrant mon bréviaire, je commence à lire mon office, m’interrompant de temps à autre pour examiner la figure pâle du mourant. La léthargie dura deux heures ; au bout de ce temps, il ouvrit les yeux, me regarda et sembla m’interroger. Il ne se souvenait de rien. Mais aux premiers mots qui m’échappèrent, la mémoire lui revint et il me dit d’une voix faible entrecoupée par le râle :

« Je l’ai vu… là… à sa place !… il est venu s’asseoir… Il était pâle, très pâle… Il s’est coupé du pain et a mangé… Puis il a levé les yeux sur moi et m’a salué en riant ; mais son rire était terrible… Alors, il s’est levé et m’a dit : « À ce soir ! » C’est à ce moment que je me suis évanoui. Mais il reviendra… Ne me quittez pas, restez là… priez Dieu… ou je suis mort ! »

Et le malade joignait les mains de terreur, et je voyais ses cheveux se hérisser.

Je le crus sous l’influence d’une excitation mentale, et je le calmai en le priant de me donner les réponses des litanies que je récitai en slavon.

Il le fit. Aux litanies, je fis succéder d’autres prières, et il continua à répondre ; mais, vers minuit, il s’arrêta soudain et me cria avec un accent de terreur :

« Il vient ! il vient ! je le sens !… »

Je me levai. La petite chambre était fermée ; une lampe brûlait au-dessus du lit, et il n’y avait absolument personne auprès de nous.

« Vous rêvez… » lui dis-je, et je continuai ma prière. Mais il se recula tout à coup, jusque dans la ruelle, et, d’une voix tremblant de frayeur et d’angoisse :

« Le voilà ! le voilà ! » répéta-t-il.

Et comme il achevait, je ne sais comment cela se fit, mais la lampe s’éteignit ; il me sembla entendre un frôlement dans les rideaux, puis un gémissement… J’eus peur et je courus à la porte, appelant du secours.

Les parents qui veillaient dans la pièce voisine accoururent avec de la lumière ; nous nous approchâmes du lit, il n’y avait personne que le malade dont la tête était renversée sur l’oreiller, comme s’il dormait, mais nous le secouâmes et l’appelâmes en vain ; il était bien mort…

La jeune veuve, les parents, tout le monde était saisi d’effroi, et pour tous il était évident que le père défunt était venu serrer au cou son gendre pour l’empêcher d’être réellement l’époux de la fille que cette mort subite laissait veuve et vierge. Je réunis tout ce que j’avais de raison, de logique et de foi pour combattre cette croyance ; mais je ne pus lutter contre l’opinion générale, et tout ce que je pus faire pour m’exposer à l’exhumation fut inutile.

On le déterra, et je fus saisi d’étonnement en retrouvant ce cadavre, enseveli depuis deux mois, parfaitement conservé. Les cheveux, la barbe et les ongles avaient repoussé ; les lèvres étaient fraîches, l’œil ouvert, les membres flexibles ; et, ayant enfoncé une épingle dans une veine, j’en fis jaillir un filet de sang parfaitement liquide, mais froid comme tout le corps, du reste.

Cela ne me convainquit point cependant, et je ne permis de brûler le corps, après lui avoir coupé la tête, que pour céder à la volonté générale.

Un an après, la jeune veuve tout à fait consolée, se remaria. Elle épousait un beau et grand jeune homme dont elle paraissait fort éprise. Le jour de la cérémonie et durant le repas des épousailles, elle fut un peu triste et parut inquiète, mais la journée s’écoula sans le moindre accident, et d’ailleurs on n’avait plus à redouter la visite du père, puisque le corps en avait été brûlé.

À onze heures, on reconduisit les nouveaux époux à la chambre nuptiale et tout le monde se retira.

Mais quelle ne fut pas la stupéfaction de tous lorsque, le lendemain au point du jour, on accourut aux cris désespérés que poussait la jeune femme, et qu’on trouva l’époux raide mort dans le lit conjugal.

La femme raconta alors, qu’en se couchant, son mari avait été pris d’un profond sommeil et lui avait tourné le dos.

C’était tout ce qu’elle savait, mais elle avoua qu’elle croyait son mari victime d’un vampire et que ce vampire devait être son premier époux.

Tout le monde y crut, excepté moi ; et je m’opposai formellement à l’inhumation, mettant sur le compte d’une apoplexie la mort du mari.

Mais au bout de quinze jours, la jeune femme, veuve derechef et toujours vierge, sentit sa santé s’altérer, ses joues pâlir, et s’avoua que le chagrin d’être veuve n’était point la seule cause de ce changement.

Elle dormait beaucoup, et toujours d’un sommeil pesant et cauchemardé.

Un jour, elle vint me trouver et me dit :

« Mon premier mari vient me sucer le sang toutes les nuits, mais il y va doucement et ne veut pas me tuer tout de suite.

– L’avez-vous vu ? lui demandai-je.

– Non, mais je l’entends venir ; je sens la terre s’ouvrir pour le laisser passer, et tout aussitôt je m’endors. »

Ébranlé dans mon incrédulité, je voulus une preuve et j’allai, la nuit venue, m’asseoir au chevet de la veuve. J’avais une montre à la main et j’attendis avec impatience l’heure de minuit, empêchant la jeune femme de dormir.

Je parvins à ce résultat en lui racontant le martyre de sainte Philomène… Elle avait les yeux grands ouverts et m’interrompait souvent de ses questions ; mais, à minuit moins une minute, elle laissa lourdement tomber la tête sur l’oreiller et s’endormit. Je la réveillai aussitôt et la fis lever et marcher. À une heure, elle se recoucha et dormit d’un sommeil léger jusqu’au matin, où elle se trouva moins affaiblie que les jours précédents.

Malheureusement, la nuit suivante, je fus contraint de porter le viatique à un habitant, et la jeune femme se coucha.

Le lendemain, on la trouva morte !

Cette fois, de mon propre mouvement, je fis ouvrir la bière de celui qu’on accusait de vampirisme, et je reculai anéanti en constatant la même conservation, le même sang fluide que chez le père de la femme.

Il y avait treize mois qu’il était mort !

On le brûla comme l’autre et, depuis, force m’a bien été de croire aux vampires ! »

Le bon prêtre prononça ces mots avec une conviction profonde.

Je regardai Fernand, le consultant du regard, mais au lieu de me répondre, il dit au curé :

« Où est votre cimetière ?

– Au nord du village.

– Voudriez-vous nous y conduire ? »

Le curé fit un geste d’étonnement, mais il alluma une lanterne, car il était nuit close, et nous dit :

« Venez ! »
 

XI

 

Où mon ami Fernand prouve qu’il avait appris quelque chose au collège où, d’ordinaire, on n’apprend rien du tout.

 
 

Nous suivîmes le curé.

L’unique rue d’Ipsicut – si l’on peut donner le nom de rue au passage mal aligné qui séparait les deux groupes de maisons en bois et en terre glaise, qui formaient l’avenue du presbytère et de l’église, – était parfaitement silencieuse. Quelques lumières filtraient à peine au travers des fenêtres et des portes, et nous pûmes voir par là que les habitants se couchaient de bonne heure comme les autres Orientaux.

Le cimetière était au nord, décrivant comme un fer à cheval à l’entour de la petite église, et nous n’eûmes qu’à faire un petit circuit, la maison du prêtre étant adossée à la maison de Dieu.

Le champ des morts était assez vaste et enclos d’un petit mur à pierres sèches. Une grille de bois servait de porte et fermait simplement à loquet.

Le curé l’ouvrit et nous montra le chemin. Rien de simple et de mélancolique comme cette nappe de gazon argentée par les rayons de la lune, et accidentée de légers renflements indiquant les tombes et surmontés d’une simple croix. Ces renflements et cette teinte blanchâtre projetée par l’astre nocturne faisaient ressembler ce cimetière à une mer houleuse qui se serait solidifiée tout à coup.

Du reste, pas d’inscriptions, pas d’épitaphes ; aucune de ces phrases ampoulées dont nous avons coutume de surcharger nos tombeaux pour faire l’éloge des morts, – si bien que nous sommes tous, après décès et au dire de nos pierres tumulaires, des lauréats du prix de vertu.

Quand nous fûmes dans l’enceinte, je regardai Fernand d’un œil interrogateur.

Fernand regarda le curé.

« Où était la tombe du premier vampire ? demanda-t-il.

– Ici, dit le curé en désignant la place.

– Et celle du second ?

– À côté.

– N’a-t-on enterré personne au même endroit ?

– Si ; un vieillard, il y a quinze jours. »

Fernand se dirigea vers le lieu indiqué, remua la terre avec ses doigts et en prit une poignée, qu’il considéra longtemps avec une scrupuleuse attention, l’approchant de la lanterne. Puis, au lieu de la jeter, il la mit dans son mouchoir et remit le mouchoir dans sa poche.

Ce qui fit que, de plus en plus surpris, je m’adressai cette question :

« Ferdinand serait-il fou ou vampire lui-même ? »

Que voulez-vous ? la nuit, dans un cimetière, il est bien permis de croire aux revenants.

Heureusement, pour couper court à mes réflexions saugrenues, il continua, en s’adressant toujours au curé :

« En Europe, tous les cinq ans, on ouvre les fosses dont la terre n’a point été achetée par les parents du mort ; les os sont jetés dans une fosse commune, et on creuse un nouveau trou pour recevoir un mort plus récent. Fait-on de même ici ?

– Non, dit le curé ; les fosses sont respectées Quand le cimetière est plein, on recule les murs, mais on laisse les morts en paix. »

Fernand inclina la tête en signe d’approbation, puis il alla à trois ou quatre endroits différents, prit partout une poignée de terre qu’il mit dans chacune de ses poches, et, se retournant vers nous :

 « Allons nous coucher ! » dit-il.

Mes soupçons de démence à son endroit me revinrent, et le bon prêtre se prit à le regarder d’un air ébahi.

« Monsieur le curé, continua Fernand, demain, je vous dirai s’il y a peu ou beaucoup de vampires dans votre cimetière. Mais je vous garantis qu’il y en a. »

Le curé recula avec un mouvement de terreur.

Quant à moi, je n’y comprenais plus rien.

Nous retournâmes au presbytère, et, après une légère collation composée de gâteaux de maïs, de fruits et de vin muscat, nous nous retirâmes dans l’unique chambre du curé qu’il nous avait cédée pour coucher dans sa cuisine, qui servait en même temps de salon et de chambre à coucher à un jeune drôle qui cumulait les fonctions de domestique et de sacristain.

« Ah çà ! lui dis-je quand nous fûmes seuls, quelle comédie joues-tu là ?

– Mon cher, répondit-il, j’ai étudié la minéralogie au collège.

– Eh bien ?

– Eh bien, demain, je te dirai ce que je ne puis te dire aujourd’hui. »

Il disposa les différentes terres sur un bahut, les sépara minutieusement, alluma un cigare et se coucha. Je pris le parti d’en faire autant.

Le lendemain, en m’éveillant, j’aperçus Fernand qui, déjà levé, analysait avec soin les poignées de terre amassées la veille.

« Vois, me dit-il, si le curé est levé. »

Le curé cogna à la porte au même instant et, sur notre invitation, entra le visage ouvert et souriant.

« Eh bien, dit-il à Fernand, prétendez-vous toujours qu’il y a encore des vampires au cimetière ?

– Plus que jamais ! Voulez-vous faire ouvrir les fosses que je vous désignerai ?

– Oui, mais tout de suite alors. Presque tous les habitants sont aux champs et on ne nous troublera pas. »

Nous nous rendîmes au champ des morts en compagnie du jeune sacristain armé d’une bêche, – lequel était pareillement fossoyeur.

Fernand, qui avait enveloppé une pincée de chaque terre dans un morceau de papier, les confronta avec les endroits où il les avait prises, – puis il marqua trois endroits différents au fossoyeur :

« Là, dit-il, – c’était au même endroit où les deux vampires avaient été déterrés, – là, il y a un et même deux, et trois vampires, à commencer par la tombe du vieillard enterré, il y a quinze jours, jusqu’à celle-ci dont j’ignore la date. »

Un sourire incrédule passa sur les lèvres du curé.

« Creusez ! » dit-il.

Au bout d’un quart d’heure pendant lequel nous avions été haletants et pleins d’incertitude, la bière fut mise à nu, puis le couvercle sauta d’un coup de bêche…

Le curé fit un geste d’effroi et recula soudain …

J’avoue que j’en fis autant…

Le vieillard enterré semblait dormir. Sa barbe était longue, ses yeux ouverts ; et ses joues ridées conservaient une apparence de vie. Je pris son bras gauche et je fis, sans effort, jouer les articulations de l’épaule, du coude et du poignet. Je pris mon couteau et je piquai la veine jugulaire… Un flot de sang froid, mais liquide, en jaillit… je fus sur le point de croire aux vampires.

« Eh bien ? dit Ferdinand triomphant.

– Oui, murmura le prêtre, c’est une permission de Dieu…

– Mais celui-là n’est pas le seul. Ouvrez la seconde ou la troisième tombe. »

Le jeune gars fit en dix minutes l’opération qui lui avait coûté d’abord un quart d’heure ; et la troisième bière fut ouverte.

Elle renfermait un enfant de douze à quinze ans. Le curé poussa un cri. Quant à moi, mon étonnement redoubla et, après avoir répété sur le corps du mort les mêmes expériences, je fus obligé de convenir que c’était prodigieux.

« Quand est mort cet enfant ?

– Il y a dix-neuf mois, » répondit le fossoyeur.

Il paraissait mort de la nuit précédente. À peine était-il un peu pâle…

Cette fois, nous regardâmes tous trois Fernand, qui souriait, et notre regard était brillant d’une avide curiosité.

« Voyez, nous dit-il, la couleur de cette terre ; elle est mélangée d’une substance noirâtre et argileuse, qui est tout bonnement du grès à lignite ou molasse, et d’un calcaire sableux qui est jaune. Ouvrez le premier traité venu de minéralogie, et vous y trouverez que ces deux terrains mélangés conservent pendant un temps fort long et préservent de la corruption les corps qui leur sont confiés. »

Cela me paraissait assez plausible.

« Mais la barbe et les cheveux qui ont poussé ? dit le curé.

– La barbe est végétale, et les cheveux et les ongles aussi.

– Mais les yeux ouverts ?

– N’êtes-vous pas obligé de les fermer après la mort ?

– Sans doute ; et ils ne se rouvrent plus d’ordinaire.

– Oui, quand le cadavre est enterré selon les conditions générales ; et le sang se coagule et se fige. Eh bien ! je vais vous expliquer pourquoi, ici, le sang est liquide et les yeux sont ouverts. Les terrains qui renferment une portion de calcaire sableux renferment également une certaine quantité de parties nitreuses et sulfureuses qui se trouvent particulièrement à la surface. Ces matières, soumises à l’action violente d’un soleil comme celui-ci, fermentent et mettent immédiatement en contact avec le corps enterré leurs exhalaisons. Ces exhalaisons pénètrent par les pores, se répandent dans tous les membres, décoagulent le sang et lui rendent sa libre circulation. Le sang défigé rend aux nerfs leur souplesse, et les nerfs, raidis par l’action de la mort, se distendent. C’est ce qui vous explique pourquoi les yeux se rouvrent. »

Le curé hocha la tête ; il était peu convaincu.

« Ah çà, dis-je à Fernand, où diable as-tu appris cela ?

– Au collège, mon cher ; j’ai étudié la physique, la chimie et la minéralogie.

– Mais, s’écria le curé illuminé soudain par une idée, en admettant ce que vous dites là, comment, s’il vous plaît, expliquerez-vous cette surabondance de sang qui gonfle les veines de ce vieillard ? Quand il vivait, il en avait si peu que les réseaux de ces mêmes veines étaient imperceptibles.

« Parbleu ! c’est tout simple : prenez du lait ou du chyle ; faites-le bouillir avec du sel de tartre, et votre lait ou votre chyle deviendra rouge, parce que le sol aura raréfié la partie la plus huileuse et l’aura convertie en une sorte de sang moins noir que le sang véritable, mais à peu près pareil.

Eh bien ! les sucs des viandes et des os humains décomposés vous donneront du chyle. Ce chyle, en contact avec le sel nitreux, produit absolument le même résultat.

– En sorte que la conservation de ces corps est toute naturelle ?

– Aussi naturelle que la décomposition de ceux qui se trouvent enterrés là-bas, – Fernand indiquait un des endroits marqués, – qui se trouvent dans un grès quartzeux dont la propriété est de dissoudre rapidement les corps. Si vous voulez faire ouvrir cette fosse encore fraîche, si j’en juge par le gazon, vous y trouverez un cadavre putréfié. »

Le curé répondit que c’était inutile et fit signe à son sacristain de recouvrir les deux morts et de se hâter.

J’étais abasourdi de la science de mon ami ; le curé rêvait je ne sais à quoi. Quant au petit drôle, il sifflotait avec cette narquoise insouciance particulière aux croque-morts et aux fossoyeurs.

Nous retournâmes ainsi au presbytère, où nous attendait un modeste déjeuner.

Il était huit heures, et notre guide, qui avait couché chez un habitant, vint nous prévenir qu’il était temps de nous mettre en route.

Nous déposâmes une faible offrande dans les mains du bon prêtre, en lui disant que c’était pour ses pauvres, et Fernand ajouta :

« Monsieur le curé, ne croyez plus aux vampires ! »

Le brave homme sourit, mais son sourire était celui de l’incrédulité, et je suis persuadé qu’après notre départ il a fait brûler les faux vampires déterrés.
 
 

 

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(Ponson du Terrail, « De Paris à Athènes, par Venise et l’Italie (Pèlerinages de Bohèmes), deuxième partie – L’Albanie, » in Le Courrier français, trente-sixième année, n° 333 et 340, vendredis 29 novembre et 6 décembre 1850 ; « Le Vampire, » frontispice de René de Moraine illustrant Les Tribunaux secrets de Paul Féval, tome III, Paris : Eugène et Victor Penaud frères, 1851)