« La Porte ouverte » est particulièrement heureuse de vous présenter aujourd’hui son nouveau feuilleton : 340 Av. S, un roman d’anticipation écrit en collaboration entre Bernard Gervaise (Caen, 15 avril 1881-Châtillon-sous-Bagneux, 27 octobre 1960) et Robert Francheville (pseudonyme de Rémy Folly. Saint-Paul-de-Serre, 20 mars 1876-Paris, 18 septembre 1943). Il a été publié en trente-trois livraisons dans Paris-soir, quatrième année, du n° 847, samedi 30 janvier 1926 [1], au n° 889, jeudi 4 mars 1926 [33], et n’est jamais paru en volume.

Bernard Gervaise et Robert Francheville ont été des écrivains prolifiques, surtout connus pour d’innombrables chroniques et contes humoristiques, disséminés dans des dizaines de périodiques. Bernard Gervaise a ainsi collaboré, entre autres, au Journal amusant, à l’Oréal humoristique, au Rire, à Paris-plaisirs, au Canard clermontois, au Populaire, au Pêle-Mêle, au Petit Journal, à Gringoire, au Journal, à l’Écho d’Alger, au Dimanche du Journal de Roubaix, à l’Excelsior, à l’Intransigeant, au Dimanche-illustré, au Lisez-moi, etc. ; il a tenu des chroniques régulières : « Les gaietés de la semaine, » dans Le Quotidien de Montmartre, ou encore les « Propos fantaisistes, » dans Le Grand Écho du Nord de la France. Robert Francheville a, pour sa part, collaboré régulièrement à La Lanterne, au Supplément, au Fin-de-Siècle, au Petit Bleu de Paris, à la Gaudriole, au Rire, au Canard clermontois, au Pêle-Mêle, au Petit Journal illustré, à l’Œuvre, à Candide, au Lisez-moi, au Crapouillot, etc. Il a également composé de très nombreuses pièces de théâtre, comédies et drames, dont certaines ont remporté un franc succès, notamment sur la scène du Grand-Guignol : Le Chemin de ronde (1902) ou La Porte close (1910), par exemple.

Si les fantaisies et contes humoristiques ont été le domaine de prédilection de nos deux auteurs, cela ne les a pas empêchés de s’aventurer à l’occasion dans le roman policier pour Gervaise et dans le roman d’aventures scientifiques pour Francheville. Citons, pour Bernard Gervaise : À l’As de pique (1935), Le Million du forçat (1939), On a tué la négresse (1949), Le Crime de Samba-Kéré (1952) et Brelan d’as (1955) ; pour Robert Francheville : L’Oiseau d’acier (1907), repris sous le titre : Cent Mille Lieues en aéroplane (Jules Tallandier, 1910) ou Aventures fantastiques de deux aéroplanes à travers le monde (1910-1911), Le Roi des saucisses, grand roman d’aventures (1912 et 1928), Le Tour du monde en trois jours ou encore L’Homme qui a perdu son crâne, roman mystérieux (1923).

L’un et l’autre ont parfois effectué quelques incursions dans le domaine du conte d’anticipation, disséminées parmi leur innombrable production, mais ils se sont cantonnés le plus souvent dans un registre plus léger, sans aucune comparaison possible avec ce curieux 340 Av. S., annoncé à grand renfort de publicité dans Paris-soir. Le feuilleton à venir fera ainsi l’objet d’une douzaine d’encarts entre le mardi 19 janvier et jeudi 28 janvier 1926. L’ampleur de la campagne publicitaire annonçant sa publication a de quoi surprendre, mais il faut préciser que Bernard Gervaise était un collaborateur presque quotidien du journal, d’abord par ses chroniques « Araignées du soir, » entamées en octobre 1923, et qu’il continuera jusqu’en juin 1929, puis par des contes humoristiques qu’il donnera ensuite régulièrement à partir du mois de mai 1930 jusqu’en mars 1940.
 
 

 

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(Paris-soir, quatrième année, n° 836 et 837, mardi et mercredi 19 et 20 janvier 1926)

 
 

 

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(Paris-soir, quatrième année, n° 839, vendredi 22 janvier 1926)

 
 

 

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(Paris-soir, quatrième année, n° 840, samedi 23 janvier 1926)

 
 

 

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(Paris-soir, quatrième année, n° 841, dimanche 24 janvier 1926)

 
 

 

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(Paris-soir, quatrième année, n° 842, lundi 25 janvier 1926)

 
 

 

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(Paris-soir, quatrième année, n° 843, mardi 26 janvier 1926)

 
 

 

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(Paris-soir, quatrième année, n° 844, mercredi 27 janvier 1926)

 
 

 

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(Paris-soir, quatrième année, n° 844, mercredi 27 janvier 1926)

 
 

 

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(Paris-soir, quatrième année, n° 845, jeudi 28 janvier 1926)

 
 

 

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(Paris-soir, quatrième année, n° 847, samedi 30 janvier 1926)

 
 

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340 Av. S. débute comme une utopie ; il décrit une société idéale pratiquant l’hédonisme et l’amour libre, exclusivement dédiée au bien-être de la race burupe, protégée sous la coupole d’Ipse de l’hostilité des éléments extérieurs. Elle y bénéficie de tout le confort du progrès scientifique : trains pneumatiques, chaussées mobiles, autophones, distributeurs d’harmonies, pépinières d’enfants, tables des effluves, miroirs téléphotiques, pour ne citer que quelques avancées technologiques. Le récit devient ensuite beaucoup plus sombre et bascule dans la contre-utopie ; il prend parfois des allures épiques et se double d’une véritable quête initiatique avec l’expédition de Kjoès dans les Terres septentrionales. Nous nous garderons bien d’en déflorer le sujet, mais nous ne pouvons nous empêcher de considérer ce roman, anticipant Le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley ou 1984 de George Orwell, comme l’une des plus intéressantes dystopies de la première moitié du XXe siècle.

Gervaise et Francheville réussissent le tour de force de mettre en scène une société future aussi cohérente qu’énigmatique. Le titre lui-même ne dévoile sa signification qu’au deuxième chapitre du roman ; 340 Av. S. renvoie à un calendrier fatidique : « 340 Avant le Séisme » désigne en réalité la date du grand cataclysme marquant la fin du monde annoncée par les Voyants. Comme dans Nous autres de Zamiatine, Gervaise et Francheville associent des matricules aux noms des personnages ; ainsi, le nom complet d’Éhio est en réalité Éhio 798-2Dn-3101. Ils construisent une géographie, élaborent une société complexe avec ses classes et sa hiérarchie spécifique : les Vieux, les Burupes, les Voyants, les Cristallisés dont l’organisme a été renouvelé, les Gouls, race polaire survivant dans les régions libres du Nord. Ils jouent sur les non-dits, en créant des néologismes non explicités : tablettes de sargasses ou de kolébi, parties de twigg, bains de bilitine, etc., ou en procédant par allusions (le lecteur apprend ainsi incidemment, au détour d’une phrase, l’existence de deux genres supplémentaires : les Neutres et les Labettes). Comme Kjoès, ce n’est qu’au fil du récit que le lecteur va peu à peu reconstituer les bribes d’une Histoire secrète, imparfaite et fragmentaire.

Nous serons enclins à penser, pour notre part, que ce curieux roman a peut-être trouvé sa source d’inspiration initiale dans la novelette d’Edward Morgan Forster, The Machine Stops (1909), déjà publiée sur ce site, à cette différence près que, chez Forster, l’humanité s’est réfugiée sous terre et que le monde extérieur se trouve en surface. En tout cas, dès 1923, Bernard Gervaise avait publié une nouvelle d’anticipation, intitulée « Dans la Cité future, » dans laquelle on trouve déjà les prémisses de certains thèmes qui seront développés dans 340 Av. S. Vous pourrez en juger sur pièces ; nous la reproduisons avant le premier chapitre du roman. En attendant, nous souhaitons que vous preniez autant de plaisir à lire cette étonnante anticipation que nous en avons eu à la découvrir.
 

MONSIEUR N

 
 

 

DANS LA CITÉ FUTURE

 

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ANTICIPATION, par Bernard GERVAISE

 
 

C’était une délicieuse matinée de printemps. Le souffle tiède des ventilateurs arrivait chargé d’effluves odorants captés au loin, dans les prairies d’Écosse, dans les sapinières des Vosges, dans les roseraies de Téhéran. Au-dessus du toit de verre recouvrant la ville, le soleil brillait à l’égal des plus puissants photogènes et, très haut, parmi l’essaim des petits nuages blancs chargés de giboulées, passaient lourdement des charrues aériennes en route pour la contrée des labours…

Rêveusement accoudé à la rampe thermostatique du quai n° 4, le jeune Roméo KZ 112 713-4 se laissait entraîner à faible vitesse par la chaussée mouvante reliant la Cité des Hommes au Quartier des Femmes. Une de ces tuniques d’hydrocarbure comprimé, alors en vogue, soulignait heureusement la voluptueuse souplesse de ses formes d’adolescent. Des manches demi-longues, fendues sur le côté et garnies d’une frange de simiusine, laissaient entrevoir des bras épilés au radiocautère, un peu frêles peut-être, mais d’une blancheur parfaite.

Aux épaules, une large échancrure encadrait la naissance du cou, ferme et lisse comme le fût d’un jeune bouleau, et portant fièrement la jolie tête fine au visage discrètement fardé sous l’ample chevelure violette des élégants.

Des sandales d’albumine tressée protégeaient les pieds aux ongles noircis…

Le jeune homme était vraiment charmant ainsi. À tout instant, des inconnus occupant les plateformes voisines, plus lentes ou plus rapides que celle où il avait pris place, détournaient la tête pour le considérer quelques secondes avec une admiration mêlée de convoitise. Des hommes d’âge mûr, parfois des vieillards, lui adressaient des sourires. D’autres, plus hardis, hasardaient des frôlements, des caresses imprécises mais significatives.

Roméo n’en avait cure. Ces hommages, trop souvent répétés, ne l’émouvaient plus, de même que le spectacle trop familier offert à ses yeux était impuissant à troubler sa songerie. Sans paraître les apercevoir, il défila devant les somptueux édifices aux façades enduites de couleurs phosphorées : l’Usine Législative, le Laboratoire Alimentaire, le Palais Automatique, l’Académie des Arts Mécaniques, les Archives Phonographiques et le groupe des vastes bâtiments constituant le Quartier des Enfants.
 

*

 

C’est dans cette partie de la ville, située à égale distance de la Cité des Hommes et du Côté des Dames, que se pratiquait l’élevage des jeunes garçons et des petites filles engendrés par les génératrices mécaniques sur les indications du service de l’état civil.

On sait quel progrès marqua cette merveilleuse découverte dans l’histoire de l’humanité, courbée jusque-là sous la malédiction originelle. Grâce à la génération artificielle, les filles d’Ève cessèrent d’enfanter dans la douleur. Elles cessèrent même d’enfanter dans quoi que ce fût, puisque d’ingénieux appareils se chargeaient désormais de ces basses besognes.

Par la même occasion, les descendants du père Adam cessèrent de concevoir dans la monotonie du mariage, et les représentants de chaque sexe, enfin délivrés des soucis de la reproduction, purent s’abandonner à l’inclination qu’ils avaient toujours éprouvée pour leurs semblables. C’est vers cette époque que la cité fut divisée en deux quartiers distincts, au sein desquels les hommes et les femmes vinrent abriter respectivement des amours nouvelles autant que rigoureusement unilatérales.

Pour la première fois de sa vie peut-être, Roméo KZ 112 713-4 se prit à méditer sur ces choses anciennes. Sans qu’il sût trop pourquoi, la pensée des rapports sentimentaux tels qu’ils étaient dans l’humanité primitive hantait son imagination surexcitée. En vain cherchait-il à se représenter ce que pouvait être alors l’étreinte de deux amants de sexe opposé.

« Après tout, conclut-il avec une pointe de perversité, nos aïeux avaient peut-être raison. Sans doute possédaient-ils le véritable secret du bonheur. »

Une inconsciente association d’idées lui rappela alors le but de son voyage : il s’en allait au Quartier des Femmes porter à une certaine Juliette AL 815 201-7 un disque d’olfacteur dont la jeune femme lui avait parlé la veille. La futilité du prétexte qu’il s’était donné à lui-même pour faire cette visite le frappa soudain.

Quelle étrange sympathie le poussait depuis quelque temps à rechercher la société d’une personne aussi différente de ses compagnons habituels ?

Pourquoi éprouvait-il l’impérieux besoin de la voir ?

Jamais il ne s’était senti aussi troublé depuis l’époque de sa liaison avec le gros Siméon (KN 533 606-2).

En vérité, tout cela était bien singulier ! Si grande était la contention de son esprit que le jeune homme faillit oublier de changer à Barbaisse, appellation désignant un important embranchement des chaussées mouvantes. Ayant cependant pris la bonne direction, il se trouva bientôt devant la demeure de Juliette, une belle maison à trente-cinq étages avec balcon.
 

*

 

Deux dixièmes de seconde suffirent à l’élévateur pneumatique pour l’amener au niveau du dix-huitième palier, où un tapis articulé le transporta immédiatement dans la pièce même où se trouvait la jeune femme.

« Juliette, dit-il, voici Dernier Non, cette symphonie du maître Cotti, que vous désiriez respirer. J’ai profité d’une course dans le quartier pour vous l’apporter.

– Quel bonheur ! s’écria la jeune femme en battant des mains. J’aime tant ce morceau ! Il m’a été donné de le sentir une fois seulement, et depuis lors je l’ai toujours dans le nez ! Permettez-moi de le jouer devant vous. »

Sans attendre la réponse, elle plaça le disque sur l’olfacteur. Immédiatement, une douce mélodie se répandit dans l’air. Ce fut d’abord un souffle mélancolique de violette fanée, discrètement soutenu par quelques émanations de terre de bruyère ; puis le thème se corsa, la puissante odeur des lis et des cucurbites lutta longuement contre les stridences du ricin calciné.

De seconde en seconde, une pointe d’ail formait un leitmotiv obsédant…

« C’est beau ! » murmura Roméo, les narines dilatées.

Juliette, bouleversée, lui prit la main, qu’elle appuya machinalement sur son cœur.

« Sentez, sentez ! » dit-elle.

Maintenant l’olfacteur émettait par larges nappes le musc, l’encens, le benjoin, l’alcali, le kish, l’acide sulfureux… quelque chose comme une immense clameur de parfums qui, sur les murs de l’appartement, faisait se pâmer les mouches.

Grisés, suffoqués, les nerfs tendus comme des cordes de sarygophante, les deux jeunes gens subissaient l’influence impérieuse de cette harmonie. Lentement, leurs têtes s’étaient rapprochées, les cheveux violets du jeune homme mêlés à la chevelure verte de la jeune femme.

« Juliette, soupira Roméo.

– Roméo, » exhala Juliette.

Et ni l’un ni l’autre n’eut seulement l’idée d’ajouter à ces prénoms familiers les numéros d’ordre qui, depuis longtemps, avaient remplacé les anciens patronymes.

Soudain, l’instrument se tut sur un dernier accord à la vanille. Alors, sans que leur volonté y fût pour rien, les jeunes gens tombèrent aux bras l’un de l’autre, leurs lèvres se joignirent étroitement et, guidés par un instinct obscur, ils retrouvèrent le secret du bonheur tel que l’entendaient nos lointains ancêtres…
 

. . . . .

 

À ce moment, les photogènes automatiques se mirent d’eux-mêmes en veilleuse, tandis qu’un rideau descendait discrètement du plafond…
 

*

 

De toutes les voies fixes ou mouvantes, de toutes les places publiques, un immense bourdonnement de voix humaines s’élevait vers le dôme vitré couvrant la cité. Sans détours ou à mots couverts, brutalement ou de manière euphémique, chacun commentait l’événement relaté quelques heures auparavant par les journaux parlés.

Une grande indignation secouait la foule.

« Oui, ma petite, avec un homme ! J’en ai honte pour elle ! » confiait une dame à sa compagne.

Des hommes, de leur côté, déclaraient un peu inconsidérément que « leur sexe tout entier venait de se couvrir d’opprobre. »

Partout retentissait la même exclamation dégoûtée :

« Comme les bêtes, madame, absolument comme les bêtes !… »

Des questions s’entrecroisaient :

« Comment s’appelle-t-Il ?

– Ce serait un certain Roméo.

– Et la femme ?

– Une nommée Juliette.

– Dire que l’on est exposé à fréquenter des êtres pareils !… Et il y a longtemps que cela durait ?

– On ne sait pas, depuis des semaines, des mois peut-être. On dit que le ventre commence à lui enfler.

– À l’homme ?

– Non, à la femme.

– Quelle horreur !

– Et puis, ce n’est pas tout. Il paraît que, dans quelque temps, elle mettra au monde une espèce d’enfant.

– Un enfant ?

– Oui, ma chère, un enfant naturel !… »
 
 

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(Bernard Gervaise, in La Charrette charrie, « Les Gâcheuses, » deuxième année, n° 21, août 1923)

 
 

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340 Av. S

 

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CHAPITRE PREMIER

 
 

Le train pneumatique glissait sans arrêt depuis près de trois heures à l’intérieur de son tube. À mesure qu’il approchait d’Ipse, Kjoès, étendu dans sa stalle, parmi les coussins du lit de repos, suivait des yeux, avec un intérêt croissant, le petit curseur animé dont le cheminement figure constamment, sur un plan à grande échelle, la marche réelle du convoi et permet aux voyageurs de relever à tout instant la position qu’ils occupent à la surface du globe.

Bientôt, une sensible modification d’équilibre révéla le freinage opéré par l’admission progressive de l’air dans le tube, en avant du wagon-cylindre. Celui-ci s’étant immobilisé, les portières, hermétiquement closes jusque-là, s’ouvrirent d’elles-mêmes, démasquant le vaste quai dont les rampes mobiles évacuaient rapidement la foule vers les différentes sorties.

En un instant, Kjoès fut dehors, emporté par une des chaussées mouvantes. Bien que le séjour des régions septentrionales ne lui eût pas été trop pénible, c’était avec une réelle satisfaction qu’il retrouvait sa ville natale. Ses poumons, déshabitués par soixante jours d’absence, accueillirent allègrement l’air tiède, parfumé, parfaitement dosé, qui remplissait l’immense coupole de la cité. La lumière diffuse, émanée directement de certains éléments de l’atmosphère, baignait toutes choses d’une clarté sans ombres. Une musique mystérieuse, perpétuée, latente, faite de mille bruits puissants et contenus, vibrait sans cesse.

En retrouvant cette harmonie familière, dont les ondes l’avaient environné depuis sa naissance, Kjoès s’étonna d’avoir pu se contenter, même pour un temps assez court, des accords grossiers que des machines primitives dispensent, en plein air, aux hôtes momentanés du pays froid.

« Décidément, pensa-t-il, rien ne vaut une visite à ces contrées sauvages pour vous permettre d’apprécier, par contraste, les bienfaits de la civilisation. »

Il avait choisi, parmi les diverses plates-formes de la chaussée, un ruban à vitesse modérée et se laissait porter avec une sorte d’allégresse, saluant de l’œil, au passage, les aspects connus de sa ville.

Devant lui, passaient tour à tour ces vastes palais, aux lignes savamment étudiées, dont chacun représente un type accompli d’architecture. Il en goûtait la perfection. Une harmonie mûrement réfléchie a présidé à la conception de ces édifices. Des siècles d’expérience, de méditation, de calcul, de génie, n’ont-ils pas été nécessaires à des milliers d’artistes et de savants pour fixer, de façon définitive, quelle forme doit rationnellement affecter un Laboratoire alimentaire, quelle nuance convient à son revêtement extérieur, combien de marches peuvent comporter les escaliers décoratifs qui en ornent la façade, et en quoi son aspect général diffère, obligatoirement, de telle autre construction : usine thermique, station phonétique, salon, office, musée ?…

Ainsi, dans l’existence de l’homme moderne, tout est prévu. Les ancêtres ont travaillé pour lui. Par leurs soins, les multiples problèmes intéressant l’avenir de l’espèce ont été résolus, une fois pour toutes. Ce sont eux, en définitive, qui guident nos actions, nous conseillent, nous dirigent, par la voix respectée des Formulaires dont les Vieux ne sont que les humbles commentateurs.

« Nous sommes les héritiers d’un patrimoine assez riche pour nous permettre de vivre sans peine et sans souci, songea encore Kjoès. En vain, d’ailleurs, nous efforcerions-nous d’innover ; tout a été fait, déjà, par nos prédécesseurs. »

Les derniers progrès accomplis dans les divers domaines de la connaissance datent, en effet, de l’ancien temps. L’ultime révélation de la science a été l’annonce du futur séisme et sa détermination exacte de la date où il doit se produire, date qui marque l’aboutissement de l’ère actuelle, la dernière que connaîtra le monde terrestre.

Cette prophétie n’a surpris personne. Le cataclysme vient à son heure. L’évolution de l’humanité n’a-t-elle pas toujours été liée étroitement à la vie de la planète ? La perfection intellectuelle et physique atteinte enfin par les hommes devait faire prévoir une fin prochaine de la Terre.

«… Car les événements historiques, que l’on crut longtemps le fait du hasard, sont en réalité déterminés par la logique universelle, » murmura le voyageur.

Cependant, la nécessité de changer de voie interrompit sa méditation. Il venait de prendre pied sur l’immense rond-point dont le centre est occupé par le Parc des Enfants. C’est dans la vaste cuvette ménagée en cet endroit, que les élèves des diverses pépinières viennent passer, sous la garde de leurs surveillants, les heures consacrées aux jeux. Penché sur la rampe extérieure qui domine cette sorte de fosse, Kjoès resta quelques instants à considérer les petits hommes dont les ébats divertissaient une foule de curieux.

Un pépiement très doux, fait de mille cris menus, émanait de cette foule puérile. Les enfants s’amusaient sagement, sans mouvements excessifs, avec une grâce délicate. Kjoès évoqua le souvenir de sa propre jeunesse, au temps où les éleveurs le conduisaient journellement en ce lieu. Rien n’était changé. Les petits s’exerçaient aux mêmes jeux qui avaient distrait son enfance. Des jeux séculaires, immuables, jadis combinés par de savants pédagogues pour développer rationnellement le corps en même temps que l’esprit des bambins et que l’on se transmet fidèlement, de génération en génération, sans y rien modifier.

Kjoès pensa tout à coup que, parmi ces marmots inconnus, il en était peut-être un ou plusieurs issus de son sang, mais il se demanda presque aussitôt pourquoi cette idée lui était venue et quelle importance elle pouvait avoir.

La vaste place entourant le parc est le point de départ et d’arrivée de cent chaussées mobiles communiquant entre elles par le moyen d’un large anneau transbordeur sans cesse en mouvement. Kjoès, abandonnant le spectacle des ébats enfantins, se fit transporter par ce trottoir jusqu’à la voie 117, orientée vers le quartier où se trouvait son habitation. Pris d’une hâte soudaine, il passa de piste en piste jusqu’au ruban de grande vitesse, dont la course est si rapide que les voyageurs doivent être protégés contre le choc de l’air au moyen de pare-brise, disposés de place en place.

À cette allure, quelques minutes seulement suffisent pour traverser la région des offices et pour franchir la zone commune où se trouvent les salons-réfectoires, ainsi que les innombrables salles de réunion, de spectacle, de concerts, de méditation. Bientôt, Kjoès atteignit la Maison, cette immense construction dont l’architecture circulaire se poursuit tout autour de la ville et dont les innombrables alvéoles suffisent à loger la population entière.

Une combinaison assez compliquée de tapis glissants et d’élévateurs l’amena enfin à son quartier. Avant de rentrer chez lui, il lui restait encore à signaler son retour au gouverneur de section, dont l’autorité s’exerçait sur ce groupe d’appartements. Kjoès trouva ce personnage dans son bureau. C’était un cristallisé à six renouvellements ; son ancienneté et son expérience lui conféraient un prestige incontesté.

« Que la Suprême Sérénité vous soit aisée, lui dit poliment Kjoès ; c’est un grand plaisir pour le voyageur que de rencontrer, sur le chemin du retour, le visage d’un homme digne d’estime. »

Bien que le gouverneur passât pour être souvent d’humeur assez difficile, il se montrait, ce jour-là, rempli de bonne humeur.

« C’est aussi une vive satisfaction pour le sédentaire, répondit-il, de voir revenir un citoyen dont l’absence attristait ses amis. »

Kjoès ayant répliqué par une autre phrase empreinte de la plus parfaite courtoisie, le gouverneur s’informa de sa santé et poussa même la bienveillance jusqu’à le questionner sur les circonstances de son voyage. Kjoès s’efforça aussitôt de satisfaire une curiosité si pleine de sollicitude. Il conta complaisamment son arrivée à Tchipol, centre administratif des terres de sport, évoqua la surprise que lui valut son premier contact avec la nature, énuméra les divers exercices auxquels il avait été soumis là-bas, ainsi que les menus incidents qui avaient marqué pour lui cette période de vie au grand air.

« Je vous félicite d’avoir supporté aussi vaillamment cette dure épreuve, dit le gouverneur ; c’est une des plus pénibles qui puissent être imposées à un individu de race burupe et il faut vraiment que le Conseil d’hygiène la juge bien nécessaire au maintien de notre santé pour ne pas en avoir abrogé depuis longtemps l’obligation. »

En retour, il narra les principaux événements survenus depuis deux mois dans la ville et dans le quartier ; puis, s’étant ainsi conformé aux règles impérieuses de la politesse, il octroya congé à son administré en lui souhaitant une fois de plus le don de suprême sérénité.

Rentré chez lui, Kjoès prit connaissance des communications enregistrées en son absence par l’autophone. L’appareil, mis en mouvement, répéta docilement divers propos émanant, pour la plupart, d’amis non informés de son départ et que le gouverneur n’avait pas jugé utiles de lui transmettre à Tchipol. Soudain, une agréable voix féminine si fit entendre. Il reconnut immédiatement l’intonation harmonieuse d’Éhio 798-2Dn-3101.

C’était une amie. Avant que Kjoès eût été appelé sur les lieux de sport, ils se rencontraient fréquemment, avec un plaisir mutuel, mais sans avoir jamais encore écouté, aux bras l’un de l’autre, l’Hymne de Volupté.

Un couple d’amants avisés se garde de compromettre par une précipitation maladroite les joies que peut procurer la possession. Le Livre des Délectations recommande expressément de différer l’acte suprême assez longtemps pour permettre au désir d’acquérir cette acuité délicieuse qui donne à l’étreinte tout son prix. Sur ce point, tous les sages sont unanimes, différant seulement quant à la durée du délai imposé. Chisotu conseille d’attendre un mois plein à compter du moment où l’on a ressenti les premiers troubles révélateurs de l’amour. Pokof va jusqu’à quarante-cinq jours ; Yogui l’Ancien, qui professait vers la fin de l’Ère Révolue, ne donne pas de chiffre, mais il énumère, avec la verdeur de langage propre à son époque, les divers signes et phénomènes physiologiques à quoi l’homme et la femme peuvent reconnaître que le désir atteint sa pleine maturité.

Sans contester la valeur de ces enseignements, il convient toutefois de faire une large part au tempérament plus ou moins ardent des intéressés, qui, en cas de doute, peuvent d’ailleurs s’en remettre à l’expérience d’un praticien spécialiste.

Cependant, la voix d’Éhio continuait de résonner dans l’appareil. Ayant tout d’abord énoncé les formules d’usage, la jeune femme exprimait gentiment la contrariété que lui causait l’absence de Kjoès, puis passait sans transition au récit d’une visite qu’elle avait faite, la veille, en compagnie de Jabboth, son ancien amant, à l’archiviste Charles, un ami commun. Celui-ci les avait divertis, à son habitude, par l’imprévu et la diversité de ses dissertations ; ce charmant érudit était vraiment une ressource précieuse pour les jours d’ennui, et tous les jours ne sont-ils pas teintés d’ennui quand on les passe loin de l’homme qui vous est cher ?… Après avoir exprimé à nouveau sa tendresse au moyen de quelques phrases ingénieuses, d’un goût exquis, Éhio terminait, en priant son ami de venir la voir aussitôt après son retour.

Kjoès éprouvait une satisfaction délicatement sensuelle à écouter cet alerte bavardage. Quand la communication fut terminée, il manœuvra les dispositifs d’inversement, obligeant l’appareil à répéter le morceau à rebours, en commençant par la fin, de telle sorte que la voix de la jeune fille vint à nouveau charmer son oreille sans que le plaisir de l’auditeur fût troublé par l’obligation de suivre le sens des phrases.

Abandonnant enfin l’autophone, il fit lentement le tour du logis en regardant chaque chose attentivement, comme doit faire tout voyageur rentrant chez lui après une absence de quelque durée. Un plaisir modeste, mais non négligeable, résulte de l’observation de ce précepte. Kjoès revit avec satisfaction les objets familiers qui lui appartenaient ; ensuite, il commença de se déshabiller, plaçant, à mesure qu’il les retirait, ses vêtements usagés dans l’évacuateur d’où ils partaient immédiatement pour la fonte.

Nu, il pénétra dans la salle d’hygiène. Des miroirs stéréoscopiques lui renvoyèrent son image. À n’en pas douter, le séjour des contrées froides lui avait été profitable. Ses muscles, fortifiés par l’exercice, saillaient légèrement aux bras, aux cuisses, à la poitrine. Un sang vigoureux courait dans ses vaisseaux assouplis. Sa peau, qu’il n’avait jamais fait teindre, offrait aux regards un aspect sain et vivant.

Satisfait, il entra dans son bain de bilitine, tandis que le distributeur d’harmonies émettait les premiers accords d’un hymne hygiénique. À l’expiration des deux cent cinquante secondes réglementaires, la baignoire s’étant vidée d’elle-même pour faire cesser l’immersion, il s’étendit sur la table des effluves, une main posée sur chacun des pôles de l’appareil.

Un flot de vie jaillit alors dans ses cellules nerveuses, légèrement éprouvées par les fatigues du voyage, tandis que naissait en son cerveau la sensation bien connue par quoi le patient, soumis aux effluves revigorants, peut un instant se croire transformé en un ballon d’hydrogène lentement gonflé au téton de quelque distributrice.

En même temps, le sommeil appesantissait ses paupières, comme il arrive souvent après un repas trop copieux de fibro-poisson, ou pendant l’audition de certaines œuvres musicales. Mais, à l’instant où il allait se livrer au repos, le souvenir d’Éhio lui revint à l’esprit ; il éprouva le désir soudain de la revoir et de l’entendre. Saisissant son téléphone de chevet, il se fit mettre en relation avec le bureau directeur 112, où la jeune fille accomplissait à cette heure sa besogne habituelle. La voix aimée résonna presque aussitôt à son oreille.

« Salut, amie très précieuse, lui dit-il ; que la Sérénité Suprême vous soit accordée. Comment votre chère perfection goûte-t-elle, aujourd’hui, les joies de la vie ? »

Il lui dit ensuite le plaisir que lui avait causé son message et la pria de fixer le jour où il pourrait avoir l’immense satisfaction de la rencontrer.

Éhio, dont l’image se reflétait dans le miroir téléphotique surmontant l’appareil, répondit qu’elle se trouvait chaque jour, vers la dix-septième heure, au Salon, en compagnie de quelques amis au nombre desquels se trouvait généralement Jabboth et Charles, qu’il connaissait.

Kjoès promit de se rendre en ce lieu dès le lendemain, prit congé de son amie, puis s’endormit doucement aux accents d’un hymne léthargique émané du distributeur d’harmonies.
 

(À suivre)

 
 

 

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(Bernard Gervaise et Robert Francheville, « 340 Av. S., » in Paris-Soir, quatrième année, n° 847 et 848, samedi 30 et dimanche 31 janvier 1926 ; illustrations de François Schuiten)