CHEZ LE DOCTEUR VARIOT

 

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Désormais, le mercredi des Cendres, quand, en marquant les fronts des fidèles de la sacrée poussière grise, le prêtre prononcera le symbolique verset « Memento homo quia pulvis es, et in pulverem reverteris, » – désormais, le prêtre mentira. À partir d’aujourd’hui, nous pouvons, à notre gré, refuser notre chair défunte à la pâture des vers et aux bûchers des temples crématoires. Du moins, cela ne dépend plus que des législateurs. Que la loi réformée nous autorise à choisir notre suprême enveloppe, et il nous sera loisible, laissant de côté les cercueils et les urnes cinéraires, de faire enfermer nos cadavres dans une invincible cuirasse de cuivre, d’argent ou d’or, qui perpétuera notre chair immortelle !

J’avais lu dans un journal cette courte information :

« Le Dr Variot, médecin des hôpitaux, vient de faire à la Société de biologie une communication sur la conservation du corps humain par les procédés galvanoplastiques. »

Je suis allé voir le jeune et déjà presque célèbre praticien, et voici, en substance, ce qu’il m’a dit :

« L’anthropoplastie n’est, en somme, qu’un progrès dans l’art de la momification. Nos procédés d’embaumement sont incomparablement inférieurs à ceux des Égyptiens. Mais par quelles manœuvres, par quels soins méticuleux la conservation des morts était-elle assurée ! Il existait, dans l’ancienne Égypte, des officines spéciales où les cadavres étaient conservés pendant soixante-dix jours pour être soumis à des manipulations variées, suivant la fortune des personnes et suivant la classe des embaumements ; les corps étaient immergés dans des bains stérilisants, puis enveloppés par les parents avec des milliers de bandelettes qui rendaient le corps méconnaissable.

L’embaumement, tel qu’on le pratique de nos jours, n’est guère qu’un simulacre, puisqu’il remplit incomplètement, ou mal, le but qu’on se propose, c’est-à-dire la conservation intégrale du corps humain. Et cependant, nous avons à notre disposition des procédés tout modernes qui donneraient des résultats meilleurs et plus durables que toutes les méthodes d’embaumement connues. Je propose, pour obtenir des momies indestructibles, d’appliquer à la conservation du corps humain, dans sa totalité, le procédé galvanoplastique, la métallisation du cadavre !

– Pouvez-vous donner des détails sur vos procédés ?

– Oh ! bien volontiers ; je n’ai rien à cacher ; mes communications aux Sociétés scientifiques ne laissent dans l’ombre aucun point de mes expériences. Voici comment on procède. Je prends pour exemple le cadavre d’un enfant.

Le corps est, d’abord, perforé l’aide d’une tige métallique introduite par l’anus et poussée fortement au travers de l’abdomen et du thorax dans le cou, jusqu’au crâne ; pour laisser libre l’échappement des liquides et des gaz intestinaux, la tige perforante employée est creuse et cannelée en gouttière ; on procède avec une sonde au lavage de l’estomac et on remplace les liquides retirés par une forte solution d’acide phénique. Puis, la peau du cadavre est soigneusement badigeonnée avec une solution concentrée de nitrate d’argent. Lorsque la couche d’argent recouvre complètement l’épiderme, on la réduit au moyen de vapeurs de phosphore blanc dissous dans le sulfure de carbone. Alors, le cadavre est bon conducteur de l’électricité, et il n’y a plus qu’à le plonger dans un bain galvanoplastique ; les molécules de cuivre viennent s’apposer en quelque sorte sur la peau, formant une couche bientôt continue.

– Combien de temps dure ce bain ?

– Avec les appareils perfectionnés dont la science dispose à présent, huit à dix jours peuvent suffire. Au bout de ce temps, le cadavre est entièrement recouvert d’une enveloppe métallique ; c’est une statue de cuivre.

– Cette enveloppe a tout de même une certaine fragilité, et ne pourrait-elle pas céder à la poussée des gaz intérieurs ?

– En effet, mais il y a un moyen de se mettre à l’abri des développements des gaz putrides et de toutes les complications qu’ils doivent créer : c’est, avant toute métallisation, de remplir le système vasculaire du cadavre avec une bonne injection stérilisante, des solutions mixtes d’acide phénique et de chlorure de zinc. Puis, le cadavre une fois métallisé, le moyen le plus simple pour le rendre tout à fait imputrescible, c’est de le dessécher à l’étuve. Après un séjour de vingt-quatre heures dans une étuve chauffée à 100 degrés, le corps serait privé de son eau et stérilisé ; et la lame de cuivre enveloppante ne risquera plus d’être fissurée.

– La « statue » est-elle ressemblante ?

– Venez voir. »

Le Dr Variot m’emmena dans son cabinet de travail. Il souleva une draperie, et, à la lueur de la lampe, se mit à resplendir une mignonne statuette de cuivre rouge. C’était un enfant nu, haut d’un demi-mètre, une main sur la poitrine, une fille.

« C’est un sujet, me dit-il. Une petite fille de trois mois, abandonnée, morte à l’hospice des Enfants-Assistés, que j’ai métallisée. »

À l’idée que sous cette enveloppe de cuivre gisait la petite morte elle-même, que le rictus souffreteux de sa bouche adorablement menue, que ses menottes, ses bras, ses yeux, son sexe minuscule, que tout cela s’était conservé là-dessous, je me sentais ému d’une vague angoisse.

« Vous pouvez toucher ! » me dit en riant mon interlocuteur.

Et il prit la statuette et me la mit entre les mains. Mon émotion redoublait ; pourtant, je regardais curieusement les lignes et les contours du cuivre, le grain de la peau, les plis de la chair, toutes les aspérités et toutes les dépressions du corps respectées par l’opération galvanoplastique.

« Comment voulez-vous que ce ne soit pas ressemblant ? me dit-il. Il y a à peine un demi-millimètre de métal sur la figure et un millimètre sur le corps. L’art le plus parfait ne pourrait pas mieux faire ! »

J’avais posé le petit cadavre métallique, mais je ne pouvais pas en détacher les yeux.

« Vous pensez que la mode en viendra ? demandai-je.

– Mais pourquoi pas ? Quand la loi le permettra, il se trouvera évidemment des gens qui seront très heureux de conserver chez eux le corps indestructible de ceux qu’ils auront aimés.

– Vous aurez contre vous les jeunes veufs et les jeunes veuves, les gendres, et puis les pauvres, car cela coûtera cher, sans doute ?

– En cuivre, de trois à quatre mille francs ; en argent, de trente à quarante mille ; en or, de deux à trois cent mille francs. »

Je remerciai le Dr Variot de ses renseignements et je le quittai.

En chemin, je songeai à cette incroyable découverte et aux bizarres conséquences qui en pourraient résulter. Je voyais d’immenses nécropoles où s’alignaient en leurs poses favorites, sous des globes de verre, d’interminables théories de trépassés dont l’histoire serait gravée au burin ou écrite au pinceau sur leur carapace métallique ; bouddhas d’or, d’argent et de cuivre, que, par les nuits mystérieuses, les voleurs viendraient déshabiller…
 
 

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(Jules Huret, in L’Écho de Paris, journal littéraire et politique du matin, septième année, n° 2351, samedi 25 octobre 1890 ; in Le Grand Écho du Nord et du Pas-de-Calais, soixante-douzième année, n° 305, samedi 1er novembre 1890 ; repris en volume dans Tout Yeux, tout oreilles, Paris : E. Fasquelle, 1901, préface d’Octave Mirbeau ; illustration de couverture de L’Illustration, quarante-neuvième année, n° 2498, samedi 1er janvier 1900)