POÈME EN PROSE STROPHÉE
DEMAIN
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Et parfoys sous un jour d’éclipse
Voyais-je tels phantasmes fois
Desquels tourbillonnaient les vols
En papillons d’Apocalypse.
(JEHAN DE MOYOUJE)
J’ignore, et par conséquent ne saurais vous dire, si ce fut une féerie d’opium, une hallucination de fièvre, ou bien un simple rêve, soit endormi, soit éveillé ; et je n’ai désir que de conter la chose au mieux, en tâchant d’y employer une prose aux cadences somnambulaires, rythmées selon le rythme spécial des passes magnétiques, sur l’inflexible métronome d’un geste battant une mesure hypnotisante et peu à peu évocatoire.
Sans en être étonné le moins du monde, je me trouvais jouant des pieds, des poings et des coudes, au plus épais d’une foule grouillante, sur un démesuré Champ-de-Mars, babylonien et hourvarique, et j’y étais venu pour m’y encrapuler parmi les joies brutales de la foire perpétuelle qui s’y tient, célèbre depuis toujours et vraisemblablement à jamais sous le nom triomphal et dérisoire de « la Foire aux demains. »
Horrifique était le vacarme, de tant d’orchestres déchaînés en tempêtes de sons, où ronflait la peau d’âne des tambours, rauquaient et barrissaient les trombones, clangoraient les cornets à piston, coincoinnaient les clarinettes, boumboumaient les coups de canon des grosses caisses, tandis que les cloches sanglotaient vite, vite, éperdument, follement, comme pour sonner le tocsin et crier au feu.
Mais ce qui dominait encore tout ce tintamarre assourdissant, et glapissait, et trompettait, et rugissait, et tympanait, et gueulait, et déchirait l’air et faisait saigner les oreilles, mieux encore que les instruments, c’étaient les innombrables porte-voix qui jetaient sur la foule, par averses, par torrents, par cataractes, par trombes, par cyclones, sans halte ni pause ni le moindre ouf, des boniments en toutes les langues.
Toutes ces langues, je les comprenais à merveille, et je ne m’en croyais pas pour cela un plus grand clerc, m’étant aperçu dès l’abord qu’en somme ces mille et un boniments ne faisaient que se traduire les uns les autres, et se réduisaient, sous le luxe apparent de leur vocabulaire multiforme, à la réelle pauvreté d’un seul et unique et même boniment annonçant une seule et unique et misérablement même chose.
Cette seule et unique et même chose n’avait pas besoin, au reste, d’être annoncée à si grand renfort de réclames hurlantes ; et les braillards des porte-voix auraient fort bien pu être plus économes des haleines vineuses, des salives probablement siphylisées et des caverneux poumons qu’ils crachaient à dégueule-larigot, en infatigables ouragans de paroles, sur la foule imbécile buvant à leurs vomissoirs de fer-blanc.
Même, en effet, sans être commenté par un boniment quelconque, il eût suffi, pour exprimer à nos regards tout ce qu’ils voulaient nous suggérer, il eût suffi de leur geste, ce geste uniforme et impérieux, le geste de leur dextre frappant, avec une longue gaule semblable à un index prolongé, la devanture parlante de chaque baraque, tableau prometteur de la merveille offerte à l’intérieur pour une somme vraiment infime.
Car, ce qui s’étalait sur ce tableau, frappé par le bout de la gaule en index, ce qui crevait les yeux de son pétardant coloriage, ce qui sollicitait l’entrée pour deux sous, ce qui raccrochait les badauds béants, c’était une immense figure de coquecigrue, admirée par d’autres badauds peints, non moins béants que ceux en vie, une figure de coquecigrue que tout le monde reconnaissait et qui souriait à tout le monde.
Et comment ne l’eût-on pas reconnu, cet aimable monstre, comment eût-on pu s’y prendre pour ne point le reconnaître, puisque sortait de sa bouche une banderole déroulant ses plis sinueux et portant cette légende significative, répétée à l’infini : « Je suis Demain ! Voici Demain ! Regardez Demain ! Venez voir Demain ! Moi, moi, c’est moi Demain ! Je suis Demain ! Vive Demain ! Demain ! Demain ! »
Et, dès lors, il était bien oiseux, n’est-ce pas, que les braillards des porte-voix s’enflammassent les amygdales et s’ensanglantassent les bronches et se fissent péter les jugulaires à postillonner ces mots intarissablement éructés dans leurs vomissoires de fer-blanc : « Entrez ! Entrez ! Venez voir Demain, le fameux Demain, le célèbre Demain, le beau Demain, le seul Demain, le vrai Demain ! Demain ! Demain ! Demain ! »
Mais il faut croire que ces vociférations enivraient la foule, et enivraient aussi les vociférateurs eux-mêmes, et m’enivraient, moi comme les autres, puisque, tout en jugeant insupportables les braillards aux porte-voix et stupide la foule qui les écoutait, j’excusai bientôt la foule de faire chorus avec eux, et je me pris enfin à brailler de toutes mes forces ce mot, sans doute magique, de Demain, Demain, Demain.
Le pire, c’est qu’on se ruait toujours de la même ardeur, en poussant les mêmes cris forcenés, dans chaque baraque, après avoir ouï le même fallacieux boniment, regardé le même tableau mensonger, et après être sorti de la précédente sans avoir trouvé que le phénomène promis ressemblât à la figure de coquecigrue peinte sur la devanture, celle que tout le monde reconnaissait et qui souriait à tout le monde.
Et néanmoins, vous vous seriez certainement fait écharper par les banquistes, et aussi par la foule, si vous aviez eu l’air de mettre en doute que c’était là en réalité la foire aux Demains, aux suaves Demains, et que nul ne s’en irait sans avoir vu le Demain à sa convenance, et que chaque baraque possédait ce Demain, le fameux Demain, le célèbre Demain, le beau Demain, le seul Demain, le vrai Demain.
C’est pourquoi, comme soudain, ma passagère ivresse s’étant évaporée, la raison me revenait peu à peu et me soufflait des doutes, je fus pris de peur à l’idée que ces doutes, fussent-ils seulement devinés, pouvaient me mettre en péril ; et je me tirai à grand-peine de la foule grouillante, pour me diriger vers les terrains vagues où étaient remisées les pauvres petites bagnoles des plus misérables saltimbanques.
J’arrivai ainsi à la limite du campement, en un endroit pelé, fleuri uniquement de culs de bouteille et de tas d’ordures, parmi lesquels verminaient de sales gosses crasseux, morveux, en guenilles, et jouant à faire, eux aussi, la foire aux Demains, claironnant dans des goulots cassés, tambourinant sur des fonds de boîtes à sardines, et aboyant des boniments pour annoncer Demain, Demain, Demain, Demain !
Et cependant, là-bas, tout là-bas, au bout de la route, dans le crépuscule montant, cheminait d’un pas très lent et très lourd un vieillard, qui portait dans ses bras un enfançon informe, à tête de veau, vêtu de loques reprisées et multicolores ; et tous les deux ils s’évanouirent comme l’ombre, au moment où je comprenais que ce gueux était le vrai et seul possesseur du vrai et seul Demain, du Demain qui n’est pas à la foire aux Demains.
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(Jean Richepin, in Le Journal quotidien, littéraire, artistique et politique, cinquième année, n° 1336, lundi 25 mai 1896 ; la première version de ce texte est initialement parue sous le titre « La Foire aux Demains, » dans Gil Blas, quatorzième année, n° 4676, mardi 6 septembre 1892 ; Jacques Callot, estampe de la série Varie Figure Gobbi, 1616-1622)
PARADIS PERDUS
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Edgar Poe appelait la croyance au Progrès une extase de gobe-mouches. Mon ami le déclamateur y voit une abominable religion qu’il hait mortellement. Il soutient que ce culte nouveau a ses dogmes, ses mystères, ses apôtres, ses martyrs. Et comme mon ami le déclamateur a l’athéisme féroce, il faut l’entendre déblatérer contre le dernier Évangile. Quand je m’amuse à le contredire là-dessus, c’est une explosion de fureur.
« Mais regarde donc autour de toi, s’écrie-t-il. Mais tu es donc aveugle ? Mais non, ce n’est pas à des fantômes que je m’attaque, ni sur des moulins à vent que je charge. Je constate des faits, rien de plus, des faits hideux. Oui, cette religion a ses mystères.
– Lesquels ?
– La biologie, la sociologie et notamment toutes les sciences ! Et ses apôtres, donc ! À remuer à la pelle ! Philosophes, journalistes, tribuns, prophètes, jusqu’à ses poètes, qui vaticinent les joies du vingtième siècle.
– Pardon ! La poésie vit de fictions, et ainsi…
– Ouais ! Mais les martyrs en meurent. Et elle en compte par milliers, la foi nouvelle ! Et de vrais martyrs, tu sais ; j’entends des gens qui se font tuer sans comprendre au juste pourquoi ; des gens épris d’un idéal situé à l’infini, comme disent les mathématiciens ; des gens qui sacrifient tout bonheur actuel au vain mirage d’un bonheur inaccessible ; des gens qui rabâchent à leur façon l’antique Credo quia absurdum.
– Pas si absurdum, voyons ! Tu ne saurais nier que la science a réellement fait des conquêtes, et qu’il est permis d’espérer…
– Taratata ! Les voilà bien tous les mêmes ! Conquêtes de la science ! Espoirs sans limites ! Après la vapeur, l’électricité, et la direction des ballons, n’est-ce pas ? Et la toute-puissante chimie ! Et l’organisme social transformable de fond en comble ! Et ceci ! Et cela !… Mais c’est bien ce que je te dis, mordieu ! C’est une religion, une vraie religion !
– Pourtant, il me semble…
– Rien du tout ! C’est une religion, je ne sors pas de là. Et la preuve, c’est que vous avez votre paradis, entends-tu. Le christianisme plaçait le sien dans un autre monde. Vous imaginez le vôtre en celui-ci. Les anciens mettaient l’âge d’or à l’origine. Vous le voyez à la fin, tout ça se vaut. Et tout ça vaut un pet de lapin. Du lapin que vous vous posez à vous-mêmes. Ah ! la blague des paradis ! Mais le vôtre est encore plus bête que tous ceux rêvés jusqu’à présent. Et plus triste, surtout ! Ils sont propres, vos paradis futurs ! Moi, rien que ça suffirait à me dégoûter de votre religion nouvelle. Pouah ! »
Et, gesticulant avec violence, clamant comme un affolé, mon énergumène me traça en raccourci un tableau de ce tant fameux vingtième ou trentième siècle après quoi nos rêves en délire tirent la langue, disait-il, ainsi qu’une meute de chiens en chaleur.
Plus de barrières, plus de frontières, plus de lois restrictives, plus d’entraves matérielles, intellectuelles, ni morales ! Les hommes sont frères, et frères dans la royauté absolue, enfin conquise, de la nature !
Toutes les aspirations, tous les désirs, ont été soigneusement analysés et canalisés. Aucun effort n’est désormais perdu. Les moindres mouvements concourent à la marche générale. Il ne reste rien d’inexploré, rien de vague, rien d’inutile. Les anciens mauvais instincts sont devenus eux-mêmes des moteurs servant à quelque bien ; on a employé leur énergie en les détournant de leurs buts d’autrefois. Tout se fait par poids et par mesure, à la règle et au compas. Il n’y a plus place pour le plus petit imprévu, pour le plus furtif hasard. Mécaniquement et mathématiquement, sans peine ni risque, l’humanité pratique la théorie de l’humanité parfaite.
Au physique, les sciences ont achevé de dompter la matière, et la plient à tous nos besoins, voire à tous nos caprices, si bien que non seulement l’esclavage, mais le prolétariat lui-même, sont définitivement vaincus. Les éléments domestiqués sont à notre service. Il suffit de toucher des boutons pour qu’entre eux se produisent toutes les combinaisons imaginables. On extrait la quintessence des choses. On en fait à volonté l’analyse et la synthèse.
Bref, les antiques nécessités du mal et du travail sont abolies pour toujours. L’homme s’occupe uniquement de jouir en paix. Il tient enfin la béatitude absolue ; et, pareil au vieux Dieu des Bibles mortes, il n’a plus qu’à se reposer dans l’admiration de soi-même, connaissant tout, possédant tout, ne désirant plus rien.
C’est bien le paradis. C’est plus encore : l’apothéose !
« Eh ! eh ! dis-je à mon ami, il me semble qu’il n’y a pas là de quoi tant faire le dégoûté. Tu imagines un âge d’or que les plus dévots au Progrès osent à peine concevoir. Et, ma foi, si je le croyais possible, ou seulement probable, je t’avoue humblement et grossièrement que j’en ferais volontiers mes choux gras.
– Misérable ! s’écria-t-il. Triple idiot ! Comment ! Toi aussi, poète, tu trouves beau cet idéal de perfection ! Comment ! Cela ne te soulève pas le cœur ! Et si on t’offrait, là, tout de suite, ta place en cet Éden, tu accepterais ! Oh ! le pauvre amant de sa joie, l’imbécile gourmet de son bonheur ! Oh ! le stupide, l’ingrat, qui ne se rappelle pas les ineffables plaisirs éprouvés en mangeant quand on vient d’avoir faim, en buvant quand on crève de soif, en faisant le mal avec l’idée du remords, en cherchant le vrai parmi les mensonges, en trouvant le beau sous un tas de laideurs ! Oh ! le jouisseur à courte vue, qui ne sait pas que la souffrance, le hasard, l’impuissance, le doute, l’angoisse, sont les meilleurs et les seuls condiments de la volupté !
– C’est vrai, tout de même, avouai-je à voix basse, oubliant de turlupiner mon ami.
– Si c’est vrai ! répliqua-t-il. Mais tu peux le crier, que c’est vrai ! C’est si vrai, que cela seul suffit à prouver la non-existence de Dieu. Car, à supposer qu’il existe, absolu, parfait, ainsi qu’on le conçoit, songe donc qu’il n’a plus un désir, et partant plus un plaisir, et qu’alors il a dû, depuis longtemps déjà, se faire sauter le caisson, par désespoir, ce pauvre diable de Dieu ! »
Ainsi, galopant à bride avalée sur la chimère du paradoxe, dans les fumées de son athéisme, mon homme gesticulait de plus en plus, ricanait, hurlait, et la foule des badauds faisait la haie sur notre passage. Je jugeai prudent de nous soustraire à cette curiosité gênante, et je l’invitai à dîner pour nous dissimuler quelque part.
« Où ça ? s’exclama-t-il. Chez Chose, n’est-ce pas ? (Il cita le nom d’un restaurant en vogue.) Oh ! non, par exemple ! Jamais de la vie ! Encore un croyant au Progrès, celui-là ! Merci bien ! Je ne veux pas prendre un avant-goût des joies culinaires qui délecteront les palais dans vos sacrés paradis futurs.
– Je ne te comprends pas.
– Alors, c’est que tu manges comme les martyrs meurent, sans réfléchir. Mais il n’y a que des produits chimiques, chez ton fameux Chose. Et chez Machin aussi, tu sais ! Le vin y est fabriqué selon des formules. La viande y a été engraissée à la mécanique. Le bouillon y a des yeux artificiels. La cuisine y est un laboratoire. Nourriture de progrès, mon cher ! Ambroisie et nectar des paradis futurs ! Je ne communie pas avec ces saloperies-là, moi ! »
Et il m’entraîna chez un mastroquet de sa connaissance, à la fois charbonnier et gargotier, où se repaissent des cochers, des maçons, des Auverpins.
Une soupe aux choux fumait sur la table. Un gros vin moussait dans des brocs.
« Là, me dit-il, mangeons et buvons, maintenant. Et dépêchons-nous ! Ce brave homme a encore des choux en choux et du lard en lard, et un picton qui lui vient directement de son pays. Mais qui sait si demain il ne se fera pas chimiste comme les autres ? La religion nouvelle mène un tel train de prosélytisme ! »
Et, remplissant mon verre d’un rouge-bord, il s’écria :
« En attendant les parfaits et parfaitement haïssables paradis futurs, mon vieux, buvons à la santé du pauvre imparfait monde présent, de ce cher et délicieux monde où il y a toujours de la peine, du mal, du hasard, des vices, des larmes, du rire, du désir, du rêve, et où l’on peut boire encore, par-ci, par-là, une lampée de vin véritable, fait avec du raisin, de la sueur humaine et du soleil ! »
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(Jean Richepin, in Le Journal quotidien, littéraire, artistique et politique, sixième année, n° 1686, lundi 10 mai 1897 ; la première version de ce texte est initialement parue sous le titre « Les Paradis futurs, » dans Gil Blas, troisième année, n° 687, mercredi 5 octobre 1881 ; Jacques Callot, estampe de la série Varie Figure Gobbi, 1616-1622)