À CHRISTIAN ARIÈS.
L’année 2066 fut marquée par la grande vogue des spectacles lunaires. Au lendemain des catastrophes qui venaient d’endeuiller le globe, l’ouverture du premier lunarium fut couronnée par un immense succès. Les agences de voyage des cinq parties du monde se trouvèrent débordées, et leurs chiffres montrent suffisamment que l’enthousiasme toucha au délire. À vrai dire, on avait eu quelque peine à réunir les énormes capitaux nécessaires pour édifier cette gigantesque construction. C’est qu’il ne faut pas oublier, en effet, que nombre de sociétés s’étaient précédemment ruinées dans les entreprises lunaires. Finalement, les techniciens avaient dû reconnaître qu’on se heurtait là à des difficultés insurmontables que les savants du début du siècle n’avaient pas prévues. Aussi les esprits étaient-ils prévenus contre ces sortes d’affaires. À cette époque, elles avaient dans le public la réputation douteuse que les mines d’or avaient eue dans un temps plus lointain. Mais la construction du lunarium n’avait pas pour but d’accéder à la Lune.
On était seulement parvenu, en employant les dernières ressources de la science, en particulier de l’optique et de la radioélectricité, à rendre visible la vie lunaire sous tous ses aspects. Ainsi, les Terriens se trouvaient dans une situation assez paradoxale : aucun recoin du satellite ne pouvait plus échapper à leurs investigations, les mœurs de ses rares et étranges habitants leur étaient aussi familières que leurs propres mœurs ; mais toutes les tentatives qu’ils avaient faites pour se rendre sur la Lune s’étaient terminées par des catastrophes et avaient causé la mort d’hommes.
Du point de vue économique, une époque de rivalités complexes, que nous n’avons pas le loisir de relater ici, suivit l’édification du premier lunarium. Mais, moins d’un demi-siècle plus tard, l’exploitation des lunaria du globe finit par tomber aux mains de deux compagnies également puissantes : la Herkick and C°, du nom du génial astronome qui y possédait la majorité des actions, et la Lunec où les gros intérêts étaient plus divisés. Les établissements que possédaient ces deux compagnies se trouvaient situés aux antipodes, et leurs affaires étaient également prospères, quoique la Herkick passât pour la plus favorisée. Le conflit naquit le jour où cette dernière voulut augmenter le champ de vision de ses appareils de façon à embrasser dans ses lunaria la totalité du satellite, alors qu’au contraire, la Lunec voulait qu’on se le partageât par moitié. Le génial Herkick déclara solennellement que la Lune était à tout le monde, tandis que la Lunec revendiqua un droit de priorité sur les régions qui avaient été explorées en premier lieu dans ses lunaria. Étant donné la masse des capitaux mis en jeu, le procès fut porté devant une Cour spéciale d’arbitrage. Relatons le début de la première audience où les parties prirent clairement position :
*
« Le Président à Herkick. – Vous prétendez exercer librement vos droits sur la totalité de la Lune ?
Herkick. – Oui, monsieur le Président.
Le Président. – Et vous êtes disposé à reconnaître un droit égal à la Lunec ?
Herkick. – Naturellement.
Le Président à l’administrateur de la Lunec. – Voyons quelles sont vos objections.
L’Administrateur de la Lunec. – Je laisse la parole à notre avocat.
Maître Pfen. – Quoique nous soyons ici dans la Lune… (rires dans l’auditoire.)
Le Président. – Maître, vous avez infiniment d’esprit…
Maître Pfen. – Merci, monsieur le Président. Quoique… Il serait sans doute sage de s’inspirer dans cette affaire de ce qui se passe sur la Terre. Nos coutumes terrestres ne sont point à l’abri de la critique, je le veux bien, mais du moins représentent-elles des siècles d’expérience… Avec votre assentiment, transposons donc la querelle sur notre planète. Messieurs, je rends hommage au professeur Herkick, à l’homme de science, mais l’admiration que j’ai, et qu’on ne peut manquer d’avoir, pour un des plus grands savants de ce temps, rend ma tâche assez pénible. « La Lune est à tout le monde… » nous déclare le professeur ; c’est comme s’il nous disait : « La Terre est à tout le monde. » De telles paroles dans une telle bouche ont une exceptionnelle gravité. C’est sur l’Histoire, sur le glorieux esprit de conquête de nos Ancêtres, qu’est fondée La propriété du sol. Les générations qui ont défriché une même terre ont des droits sur elle et les descendants en héritent. C’est la fierté de l’homme que de transmettre en même temps le labeur et l’œuvre. Qu’on ne vienne donc point nous dire que ce qui appartient à quelqu’un appartient à tout le monde. Le monde ne gagnerait rien à cette anarchie. (Je m’adresse à des hommes de science qui ne me pardonneraient point de ne pas appeler les choses par leur nom). Mais revenons… mais retournons à la Lune. Une certaine conformation de l’univers nous met dans l’impossibilité d’accéder, au sens complet du mot, jusqu’à notre satellite, et cela peut-être pour toujours. Mais le souple génie de l’homme a tourné la difficulté qu’il ne pouvait résoudre. Ce globe, sur lequel nous ne pouvions poser le pied, nous le connaissons aujourd’hui aussi bien que si nous n’avions cessé de le parcourir en tous sens. Et, dès lors, n’est-il pas légitime qu’un droit imprescriptible vienne reconnaître la propriété de telle ou telle partie du satellite à ceux qui l’ont, les premiers, explorée ? N’est-ce pas le patrimoine de la Lunec que cette face sud de la Lune à laquelle ses lunaria ont arraché les derniers secrets ?
Herkick. – Nous sommes des envahisseurs.
Maître Pfen. – Mais parfaitement. Quiconque empiète sur le domaine d’autrui est un envahisseur. Du moins, c’est ainsi que nous en jugeons sur Terre.
Herkick. – Notez tout de même, à notre décharge, que nous laissons à notre malheureuse victime le même domaine qu’à nous-mêmes : la totalité de la Lune.
Maître Pfen. – La belle affaire ! Offrez plutôt à l’Américain de lui donner l’Europe sous réserve que l’Européen possédera l’Amérique, au Français de lui donner l’Allemagne à condition que l’Allemagne possédera la France…
Herkick. – Maître, vous créez d’étranges et inquiétantes confusions. Les divisions terrestres correspondent à des communautés d’intérêts, c’est parce que la Terre est une source de profits…
Maître Pfen. – Et la Lune ? La Lune n’est-elle pas une source de profits ? C’est vous qui nous dites cela, monsieur le professeur Herkick, alors que la société qui porte votre nom est celle qui déclare les plus forts impôts du monde entier… À votre insu, monsieur le Professeur, vous venez de souligner l’analogie que je ne cesse d’établir depuis le début de cette audience entre les biens terrestres et les privilèges lunaires. C’est donc que vous reconnaissez avec nous l’illogisme qu’il y aurait à traiter ceux-ci autrement que ceux-là. »
*
Les débats furent très longs. Les deux thèses en présence, celle de Herkick (dite aussi de la propriété collective), et celle de la Lunec (ou de la propriété personnelle), continuèrent de s’affronter avec des chances presque égales. Mais l’importance du procès suscita de part et d’autre des tentatives de corruption qui furent malheureusement couronnées de succès. Peu de temps avant le jugement, la Herkick and C° accusa publiquement la Lunec d’avoir acheté les juges, et elle déclara par avance qu’elle passerait outre à leur décision. En fait, le soir même, toutes les stations de radiodiffusion du globe annoncèrent que la Herkick and C° avait étendu son champ de vision à la totalité de la Lune.
La Lunec protesta avec la dernière énergie. La tension des esprits était très grande. La Cour spéciale appelée à siéger d’urgence condamna la Herkick. Cette prompte décision éclaircit un instant le ciel des affaires mondiales. Mais les difficultés reparurent quand la Lunec demanda l’exécution immédiate du jugement. Pour ne pas avouer son impuissance et compromettre définitivement son prestige, la Cour dut atermoyer en se retranchant dans l’observance de formes légales. Irritée de voir que les juges faisaient obstacle à la justice, la Lunec les accusa d’être vendus à la Herkick. Elle révéla en outre, ce qu’elle savait par ses espions, que la Herkick avait mobilisé des forces importantes pour défendre ses lunaria contre toute éventualité. « En conséquence, concluait-elle, devant une telle menace, nous avons le devoir de lever des forces égales. » Partout, on attendait les nouvelles de minute en minute. La guerre paraissait imminente. Pourtant, quelques esprits pensaient encore qu’on pourrait arriver à une solution pacifique du conflit, mais à l’heure même où ils se réunissaient, un des membres les plus influents de la Lunec, s’adressant à un immense auditoire, prit la parole en ces termes :
« Nous appartenons tous à un même corps : la Lunec. Nous sommes tous les fils de cette œuvre ; nous nous appellerons désormais les Luneciens. Luneciens ! c’est avec ce nom que nous allons entrer dans l’Histoire. Luneciens, notre patrimoine planétaire est menacé. Ces contrées inconnues que nous avons explorées, l’ennemi veut nous les prendre. Cette guerre, nous ne l’avons pas souhaitée, mais nous avons l’héroïque devoir de briser l’envahisseur, et ce devoir, nous l’accomplirons jusqu’à l’ultime sacrifice. Honneur à vous, Luneciens ! Honneur à vous ! En face de l’esprit de conquête, vous allez dresser l’esprit du droit, et c’est pour le droit…
– Hourra ! Hourra ! » crièrent les Luneciens, et ils coururent aux armes.
Dès que ce discours fut connu, un des membres de la Herkick prononça un discours semblable qui porta l’enthousiasme des troupes à son comble. Ce soir-là, les stations de radiodiffusion s’étaient tues ; le globe entier se trouvait plongé dans un effrayant silence, prélude de l’orage.
Tout le monde se mit à l’ouvrage. Ce fut la guerre la plus sanglante que la Terre ait encore vue. Il sembla d’abord que la Herkick dût gagner tout de suite, mais, comme le prouvèrent les Luneciens, ces premiers succès tenaient simplement à ce qu’ils étaient prêts depuis plus longtemps que leurs ennemis. Une série de revers suivit presque immédiatement leurs avances. Les Luneciens gagnèrent coup sur coup plusieurs grandes batailles, et leurs succès les conduisirent tout près de la victoire. Ils en parlaient déjà ouvertement lorsque l’emploi de nouvelles machines de guerre que les Herkickiens venaient d’inventer les mirent à deux doigts de leur perte. En moins d’une semaine, plus de la moitié de leurs effectifs fut anéantie, plusieurs millions de tonnes de matériel détruits, et ils durent se replier en toute hâte dans leurs derniers retranchements. De l’avis de tous les experts, les Luneciens luttaient sans espoir.
Mais la grande épidémie qu’ils avaient préparée lors de leur avance éclata à ce moment chez les Herkickiens et fit de terribles ravages. Les Luneciens en profitèrent pour déclencher une attaque aérienne massive qui réussit parfaitement et détruisit presque complètement l’industrie ennemie. Mais ils n’avaient pu se remettre des lourdes pertes qu’ils avaient subies pendant leur retraite et ce dernier effort les avait complètement épuisés. Le plus grand désordre régnait dans leur défense, et les Herkickiens, comprenant le danger que leur faisaient courir les usines ennemies indemnes, n’hésitèrent pas à sacrifier tout ce qu’il leur restait de munitions (un million de tonnes environ) pour les détruire. Si cette attaque avait échoué, ils se seraient trouvés pratiquement désarmés en face d’ennemis tout-puissants. C’est pourquoi on regarde cette défense comme l’une des plus audacieuses de l’Histoire. Au bout de dix-huit jours d’un bombardement d’une densité inouïe, l’industrie lunecienne fut totalement anéantie.
Ainsi l’équilibre était rétabli entre les deux belligérants, puisque chez l’un comme chez l’autre les moyens de production avaient disparu. C’est alors que commença cette situation paradoxale, la plus moderne des guerres se faisant avec des armes démodées. On se serait cru revenu plus d’un siècle en arrière. Les villes souterraines furent abandonnées et l’on vit à nouveau des armées défendre le sol pied à pied. Il arriva même que, dans certains combats, les belligérants se trouvèrent si rapprochés qu’ils purent s’apercevoir sans instrument. Toutefois, on insiste généralement trop sur un état de choses qui, en fait, ne se prolongea guère, puisque les Luneciens demandèrent presque aussitôt la paix. En réalité, ce ne fut qu’une courte trêve, car les Luneciens n’avaient conclu cette paix que pour relever leurs ruines et préparer leur revanche. Les esprits avaient profondément évolué. Chez les deux belligérants, la question lunaire était maintenant incorporée à la morale. Ceux qui voulaient s’en désintéresser, affectant la neutralité, s’attiraient l’opprobre. On les accusait de nuire à la cause publique et, s’ils parlaient ou s’ils écrivaient, on était obligé de les emprisonner. Le courage guerrier étant obligatoire, on craignait que la diffusion de leurs idées n’y portât atteinte. Pourtant, dans les temps de décadence qui suivirent immédiatement la paix, certains de ces intellectuels, comme on disait alors, n’hésitèrent pas à aller jusqu’à demander pourquoi on s’était battu. D’autres s’attachèrent à démontrer que la propriété était un droit illusoire. Certains essayèrent d’apitoyer par le récit de leurs souffrances. À côté de ces errements qui déroutèrent un moment l’opinion publique, aussi bien chez les Luneciens que chez les Herkickiens, il se trouva des voix pour chanter les beautés du patrimoine lunaire, plus précieux que jamais depuis que des millions d’hommes avaient donné leur vie pour le sauvegarder.
On profita de ce répit pour chercher à la guerre des règles nouvelles. On convint que certains moyens de tuer seraient permis, d’autres pas. En outre, il fut admis que les deux parties pourraient surveiller l’une l’autre leurs préparatifs. Mais les hommes avaient perfectionné le mensonge et il fallait des esprits de plus en plus perspicaces pour le dépister ; mais plus ils étaient perspicaces, mieux ils mentaient… Aussi chaque partie se méfiait-elle toujours des agissements de l’autre, et craignant d’être dupe, gardait-elle, prête à toute éventualité, une réserve de moyens interdits. Pendant cette période, la science fit encore d’immenses progrès. Les savants pouvaient maintenant conserver la vie à des hommes atteints de tant d’infirmités, minés par tant de maladies, que les voir respirer donnait l’impression d’assister à un miracle.
D’autres savants, qui ne perdaient pas de vue le danger adverse, inventaient chaque jour des maux terribles qui pourraient décimer par milliers des hommes jeunes, sains et bien portants. Bientôt, on recommença de vanter partout la grandeur du sacrifice et la mort glorieuse des héros. Les Luneciens ressentirent plus vivement que jamais l’honneur qu’il y avait à être Lunecien, les Herkickiens à être Herkickien, et, comme l’industrie était reconstruite chez les uns et chez les autres, les hostilités purent reprendre. De l’avis des spécialistes, seule une extermination foudroyante aurait laissé espérer une issue. Si cette tactique échouait, la guerre serait longue, lente et incertaine. Mais les deux belligérants manquèrent d’audace. Effrayés de voir qu’ils perdaient autant d’hommes qu’ils en tuaient, leurs généraux perdirent la tête et arrêtèrent d’eux-mêmes ces attaques brusquées qu’ils avaient déclenchées avec tant d’espoir. Dès lors, une campagne d’usure commença.
Herkick était mort, et aussi tous les contemporains de la première guerre qui avaient vu naître le conflit. Mais, de génération en génération, les hommes se transmettaient la mission sacrée : conserver intact le patrimoine lunaire. Dès l’école, on leur apprenait qu’ils devaient tout sacrifier pour accomplir ce devoir. Ils se trouvaient donc engagés dans une lutte sans merci. En fait, à partir de ce moment, l’histoire de la Terre n’est qu’une longue suite de guerres, interrompues parfois par des entractes de paix dont les belligérants profitaient pour réparer leur industrie et réorganiser leurs forces. Au cours de toutes ces guerres, il y eut des exemples d’héroïsmes sublimes et aussi d’abominables lâchetés, des paniques et des défections concertées ; parfois même, des milliers d’hommes s’entendirent entre eux pour ne plus se battre. Il arriva qu’on fût obligé d’asphyxier des régiments mutinés. Pour maintenir la discipline dans leurs rangs, les belligérants étaient contraints de tuer leurs propres soldats. L’usage se répandit dans les attaques de barrer la retraite aux combattants par un écran de gaz mortel. Si bien que, n’ayant plus le choix qu’entre la victoire ou la mort, ils allaient de l’avant. Mais, à chaque fois, il restait sur le terrain des groupes d’hommes hagards que trois minutes de cette alternative avaient suffi à rendre méconnaissables ; c’étaient les fous qui augmentaient en nombre de façon inquiétante. Certains étaient si extravagants qu’il fallait les abattre.
Ces guerres durèrent pendant des siècles. De loin en loin, les philosophes élevaient encore la voix pour dire d’une façon ou d’une autre qu’il n’y avait pas de raison de se battre. L’un des plus célèbres proposa même de mettre tous les patrimoines en commun. Mais, généralement, ces penseurs se contentaient de procéder à une révision des valeurs. C’est ainsi que l’un d’eux tenta de réhabiliter la peur « qui est aussi naturelle à l’homme que la faim ou la soif. » Un autre fit porter le débat sur la valeur même de la vie : « En défendant leur vie, les hommes des siècles passés défendaient le bonheur qu’ils prenaient à vivre. Ils jouaient à un jeu dangereux où la mise était leur propre vie et le gain leur propre bonheur, mais ils avaient une chance de gagner. Cette chance s’est faite de plus en plus rare ; aujourd’hui, elle a disparu puisque le gain lui-même n’est plus. Car enfin, que défendons-nous, nous qui avons tout perdu ? Nous menons dans des caves une existence traquée ; beaucoup meurent sans avoir vu la couleur du ciel ; nous respirons de l’air chimique, nous mangeons des pilules, chacun de nous est l’esclave d’une véritable usine d’ersatz qui supplée à la nature ; à tout instant, des milliers de tonnes de ferraille peuvent ébranler nos abris, des gaz empoisonnés s’y infiltrer ; des épidémies perfides nous guettent ; tout ce que les hommes des siècles passés accomplissaient par des moyens naturels exige chez nous l’emploi d’un véritable matériel. A-t-on jamais vu pareils infirmes ?
Dès lors, pourquoi s’obstiner à subsister dans cet enfer ? Vivre n’est plus qu’un devoir traditionnel. Quant à moi, j’ignore ces biens que les hommes s’efforcent de conserver, car je ne vois autour de moi que des ruines. Je pense qu’ils se battent pour des choses qui ne sont plus et qu’ils défendent une civilisation qu’ils ont précisément détruite. Ils lui ont voulu tant de bien qu’ils l’ont tuée. Les avantages que l’on trouve aujourd’hui parmi les hommes sont si peu évidents que, si chacun d’eux prenait une minute pour penser à son sort, il se donnerait volontairement la mort. »
L’auteur de ces lignes fut lui-même condamné à la peine capitale. On raconte qu’au moment de son exécution, il adressa à tous ceux qui l’entouraient un signe d’adieu ironique et murmura ce fameux mot historique : « Amusez-vous bien… »
Il y eut aussi, parmi les penseurs, des révoltés qui prêchèrent l’entente entre les hommes et affirmèrent, pour désorganiser les armées, que personne n’a le droit de vie et mort sur personne. Mais aucun de ces rêveurs (ou idéologues, comme on les appelait) n’eut vraiment d’influence sur son époque, car on ne les écoutait pas, et souvent même on les tuait tout de suite. Mais les documents manquent de plus en plus pour relater cette partie de l’Histoire, car il semble que vers la 38e guerre, l’orgueil qui avait toujours soutenu les hommes les abandonna ; une lassitude incompréhensible s’abattit sur eux, ils se désintéressèrent de la postérité et cessèrent à peu près d’écrire. On croit seulement savoir que des épidémies de suicide décimèrent leurs dernières armées.
C’est ainsi que périt la première civilisation scientifique de la Terre. Toutefois, il est intéressant de rapprocher de ces événements ce qui se passait alors sur la Lune. La mauvaise situation de cette planète déshéritée avait beaucoup retardé son développement, mais ses petits habitants étaient animés d’un esprit tenace et pacifique, et ils avaient gouverné avec sagesse. À l’époque où notre globe fut ruiné, ils étaient parvenus à leur tour à explorer la Terre à distance et les mémoires du temps rapportent la naïve conversation de deux Lunéens, ignorant qu’ils avaient été l’involontaire objet de tant de maux :
« C’est effrayant ce qui se passe sur la Terre…
– Ils se battent encore ?
– Toujours.
– Depuis le temps que ça dure…
– Sait-on, au moins, pourquoi ils se battent ? »
Les deux Lunéens se regardèrent et haussèrent les épaules.
C’est un sujet de méditation que de se demander ce qu’auraient pensé les belligérants s’ils avaient pu voir ce haussement d’épaules, mais il y avait longtemps que les lunaria des hommes avaient volé en éclats.
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(F. Brillard, in La Grande Revue, quarantième année, n° 4, 1er avril 1936 ; l’illustration d’Auguste Roubille est extraite du numéro de La Baïonnette, consacré à « la Guerre vue des autres Planètes, » quatrième année, n° 175, 7 novembre 1918)