CONTE
J’avais lu chez un auteur très ancien qu’il devait exister quelque part un livre merveilleux, le plus beau de tous les livres faits de main d’homme, revêtu d’or ciselé et de pierres précieuses, et plus riche encore par le dedans, qui était pure essence de vérité incorruptible ; il s’était perdu dans les guerres et les révolutions du globe, mais il se retrouverait ; c’était le Livre de la Sagesse et du Bonheur. Je me mis en tête de le chercher, dussé-je y consumer ma fortune et ma vie ; je fouillai les librairies les plus fameuses de notre Europe, je parcourus l’Asie, je visitai les mosquées, les pagodes, les couvents des lamas dans les Alpes de la Chine.
Un jour que je me trouvais, je ne sais comment, dans une campagne inconnue, tout émaillée de fleurs étranges, un palais d’aspect féerique attira soudain mes regards ; on y accédait par un grand escalier de marbre jaune ; les portes étaient tout ouvertes, j’entrai. Je traversai une suite nombreuse de chambres veuves de tout mobilier et qu’animaient seulement des peintures murales d’une éclatante beauté.
Le silence et la solitude régnaient dans cette demeure singulière et je ne m’entendais pas marcher… J’allais droit devant moi, d’un pas rapide ; j’arrivai enfin dans une salle immense qui m’obligea à m’arrêter, parce qu’elle n’offrait pas de porte pour aller plus loin. Elle était tapissée du haut en bas, sur ses quatre faces, moins la porte par où j’étais venu, d’une prodigieuse quantité de livres, les uns debout, les autres couchés sur des rayons de bois d’ébène. Ces rayons s’étendaient plus loin que ma vue ; ils se perdaient à droite et à gauche en une sorte de brouillard, formé par la poussière impondérable qui se détache des choses.
Dans le brouillard flottaient des atomes scintillants, pareils à des étoiles minuscules, et il me semblait que les âmes de tous ces livres voltigeaient auprès de leurs corps abandonnés.
Tandis que je considérais, saisi d’un grand trouble, cette nécropole de l’esprit humain, un léger frôlement vint me solliciter à la hauteur du genou ; j’abaissai mon regard en frémissant. Je vis un petit homme bossu, à la figure toute ratatinée, de la teinte jaunâtre que prennent les papiers en vieillissant. Il n’était pas plus haut que ça : à peu près de la taille d’un livre in-quarto.
Il me regardait d’en bas, levant vers moi son nez horriblement camus, sur lequel chevauchait une paire de bésicles à verres jaunes, cerclés de cuivre. Ses petits yeux gris et perçants me pointaient de cruelle façon et il me dit d’une voix aigre et ténue, que je percevais à peine : « Le livre que vous cherchez est ici ; montez voir là-haut, sur cette tablette, si vous ne le trouvez pas ! »
Par quel miracle ce gnome savait-il le livre que je cherchais, puisque la pensée même en était cachée aux profondes cavernes de mon âme ? Je ne me posai pas alors cette question, mais je reportai mon regard vers la bibliothèque. Un marchepied à plusieurs degrés paraissait conduire vers ce rayon que le bonhomme m’indiquait de sa main ridée et jaunie. Je gravis une à une les marches branlantes ; je ne sais combien il y en avait, je sais seulement que mon ascension dura très longtemps. J’arrivai ensuite à une espèce de plateforme ébréchée et glissante, et, comme j’essayai de m’y tenir et de respirer : « Montez toujours ! » me dit le perfide.
Au milieu de la plateforme s’élevait, en effet, une pyramide de tabourets de plus en plus étroits et, sur le plus haut, j’apercevais un appareil bizarre, formé d’une planchette en équilibre sur une tige, comme un T mal bâti.
Étrange escalier, qui semblait avoir été construit par un fou : je le contemplais avec une anxiété indicible, de cette plateforme où j’étais juché. Comment monter là ? Et je pensais : « Quel esprit narquois est allé placer en ce lieu inabordable le plus beau et le plus utile des livres ? »
Un reflet d’or brillait en se jouant sur les volumes rangés tout en haut de la bibliothèque : cette lumière m’attirait vers elle d’une force magnétique ; je montais de tabouret en tabouret, n’ayant aucun appui où porter la main, et les surfaces échelonnées étaient toujours plus restreintes. « C’est là-haut, me disais je, que je trouverai le livre d’or, l’introuvable livre de la Sagesse et du Bonheur ! » Et je montais !…
Je me vis debout sur le dernier tabouret ou escabeau, par un prodige d’adresse, les muscles de mes jarrets tendus à se rompre : il ne me restait plus qu’à grimper sur cette machine en forme de T, qui couronnait l’édifice tremblant. Cette opération m’embarrassait énormément, car j’étais obligé de sauter à pieds joints et de retomber, avec une exactitude mathématique, un pied de chaque côté de la barre, pour l’empêcher de basculer. J’étais bien incapable d’exécuter ce tour d’acrobate. Le frisson me courait le long de l’échine et, pendant que je demeurais là, suspendu entre la vie et la mort, une autre cause de stupeur me saisit à la racine des cheveux.
La bibliothèque se haussait par un mouvement doux et continu, à l’instar des décors de théâtre qu’un dieu caché retire à lui dans les nuées. Le reflet d’or s’élevait d’un vol insensible à mesure que je montais. Ébloui, transporté par mon rêve, je ne faisais aucun progrès, et, l’âme toute ravie de mon idéal amour, je m’efforçais en vain ; j’étais toujours aussi éloigné du but sublime.
Je me sentais devenir pétrifié ou plutôt papiérifié ; mes bras, mes mains, mes jambes glacés me faisaient l’effet d’être les feuilles d’un livre fantastique, abandonné en ce lieu depuis une série d’années sans nombre. Exsangue, et le cœur figé par la crainte, j’essayai cependant d’abaisser mon regard vers le bonhomme pour lui demander conseil ; mais je n’apercevais plus dans la profondeur de l’abîme que sa bosse qui le recouvrait comme un dôme, et ce dôme montrait, par ses oscillations et ses soubresauts, que le pygmée se tordait de rire.
J’entendis alors sa voix nasillarde et pointue qui me transperçait et qui me dit : « Héraclite, Pythagore, Euclide, Newton, Descartes, Schopenhauer sont venus ici chercher le livre que tu cherches et ne l’ont pas trouvé ; je te croyais plus malin !… »
Alors, je perdis totalement la tête : mes jarrets et mes pieds nerveux ne furent plus que des chiffons ; je dégringolai le long des escabeaux et du marchepied, et je me retrouvai à terre : livre d’or, livre de rêve, je t’avais entrevu de si près et tu m’as échappé pour toujours !
*
Je pris en dégoût les bibliothèques des hommes et des peuples ; je brûlai tous mes livres ; je ne me plaisais plus qu’au milieu des forêts et des rochers sauvages. La nature, me disais-je, n’est-elle pas le vrai livre de la sagesse et du bonheur ?
Un jour que j’errais dans une campagne abrupte, de noires nuées parurent rapidement au-dessus de ma tête, de larges gouttes se détachaient d’en haut, le tonnerre grondait ; je me hâtai vers une pauvre habitation cachée dans le pli d’un ravin où paissaient trois chèvres maigres.
Un vieil homme, recourbé par les années, était assis sur un escabeau, dans la petite maison toute ouverte. En cet instant même, l’aventure qui m’était arrivée bien des années auparavant, jaillit de ma mémoire. Je revoyais avec une vivacité surprenante le petit homme bossu et narquois, et la vaste salle tapissée de livres, dans le palais de marbre jaune. Ainsi certaines sources, descendues des sommets, cheminent sous la terre et, rencontrant le jour dans une campagne éloignée, jaillissent à la hauteur de leur point de départ.
Le vieux chevrier, sur son escabeau, semblait profondément occupé à ne rien faire ; d’un geste amical, il m’engagea à entrer. Un lit formé de quatre planches, une table boiteuse, trois chaises de paille étaient tout l’ameublement d’une pièce unique. Sur une tablette fixée au mur de terre durcie, quelques ustensiles de ménage, une tasse de lait, fraternisaient avec un livre recouvert d’un parchemin tacheté de jaune.
Depuis plus de dix ans que je n’avais pas désiré un seul livre, celui-ci, en ce lieu, me saisit d’une violente curiosité ; un pressentiment joyeux m’agitait tout entier ; mais je refoulai mon émotion et, d’une voix indifférente, je dis à mon hôte :
« Ce livre paraît être bien âgé ?
– Je l’ai reçu de mon père qui l’avait reçu de son père : c’est le Livre de la Sagesse et du Bonheur. »
Je me sentais défaillir ; je me retenais de mes mains crispées au dossier d’une chaise.
« Je ne l’ai jamais ouvert, ne sachant pas lire, et mon père ne l’ouvrait jamais, étant ignorant comme moi. Mais, toutes les fois que l’on est dans l’embarras, on le regarde avec attention, en réfléchissant au dedans de soi-même, et l’on en reçoit toujours quelques bons avis. Je ne voudrais pas m’en séparer, il est mon ami et mon frère ; mais vous pouvez l’ouvrir, vous verrez ce qu’il y a dedans, vous qui avez de l’instruction. »
Un cordon s’enroulait trois fois autour du livre héréditaire : ce cordon était retenu par un nœud dont les branches s’étaient incrustées l’une dans l’autre par le temps, comme il arrive chez certaines plantes. Je travaillais à le défaire, mes mains s’agitaient convulsivement, mes ongles se cassaient sur ce nœud plus que gordien.
Au-dehors, la tempête faisait rage ; au-dedans, l’obscurité nous enveloppait. Je me traînai vers l’étroite fenêtre, portant dans mes mains frémissantes le Livre de la Sagesse et du Bonheur. Je l’ouvris à la lueur des éclairs : il ne contenait que des feuilles de papier blanc jauni, les pétales d’une petite fleur séchée, nul signe d’écriture humaine !…
Brigand ! Idiot ! Rustre sauvage ! Il s’était moqué de moi ! Le désespoir et la fureur tordaient mes pensées, je l’aurais empoigné par la gorge ! Mais il épluchait innocemment des herbes pour son repas, sans faire attention à mes yeux hagards et à ma figure livide.
Je rétablis le cordon, tant bien que mal, autour du meilleur de tous les livres ; je le réintégrai en sa place, dans le petit cadre marqué par la poussière que le temps avait soufflée sur ses confins en dunes microscopiques ; puis, l’orage étant passé, je remerciai mon hôte en lui disant : « Votre père avait raison, vous possédez le Livre de la Sagesse et du Bonheur ; gardez-le avec soin ; je reviendrai vous voir et nous l’étudierons ensemble. »
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(Hector Depasse, in La Grande Revue, dixième année, volume 37, 15 février 1906 ; illustrations d’Érik Desmazières pour « La Bibliothèque de Babel » de Jorge Luis Borges, 1997-2001)