Il y avait en 1803, dans la ville d’Altona, capitale du Holstein, un savant que l’on nommait Ludwig Klopstock. Quand je dis savant, je n’exprime point l’opinion générale de ses concitoyens à son égard, car ils prétendaient généralement que le pauvre homme ne possédait d’autre mérite et d’autre savoir que de porter le grand nom de Klopstock. Son unique titre à l’intérêt, selon eux, consistait à être le neveu du poète de la Messiade.

Ludwig justifiait, en apparence du moins, le peu de cas que l’on faisait de lui. Toujours distrait et rêveur, il cherchait les lieux solitaires, passait des heures les yeux levés vers le ciel, n’avait point de moments réglés pour ses repas, et ne savait point gagner un écu par son travail. Il vivait, tant bien que mal, du revenu modique d’une ferme qu’il possédait au village d’Oltenzen, et d’une rente de huit cents livres environ, produit d’un capital placé chez un négociant de la rue Pallmail. Du reste, ni ses méditations en plein air, ni ses études de douze heures sans interruption dans le cabinet où il s’enfermait n’avaient jamais produit le moindre résultat connu. Quand on l’interrogeait sur ce qu’il faisait au milieu de ses instruments de physique et sur ce qu’il voyait à travers un gros télescope établi sur le toit de sa maison, il rougissait, il bégayait, il se déconcertait, et le questionneur s’éloignait en haussant les épaules, bien convaincu que Ludwig n’était qu’un imbécile.

Cette conviction devint plus unanime encore dans Altona, lorsqu’on apprit que Ludwig Klopstock allait se marier. Son mariage, en effet, devait paraître bien singulier, car la jeune fille que le pauvre savant épousait était une orpheline de seize ans ; la mort de son père la laissait abandonnée et sans la moindre ressource.

Malgré le persiflage de tous ceux qui eurent connaissance de son projet, Ludwig ne conduisit pas moins à l’autel sa fiancée.

Ebba prit la direction du ménage du savant, et bientôt l’ordre et la propreté, qui se trouvaient bannis du logis depuis longtemps, si jamais toutefois ils y étaient entrés, fleurirent et donnèrent à ce logis désolé un air de fête et de joie.

Ludwig lui-même parut dans la ville avec du linge blanc, des bas sans trous et des vêtements que ne diapraient point des myriades de taches de toutes les couleurs. Son teint hâve et sa maigreur livide firent place peu à peu à un embonpoint qui donnait à sa mine de la fraîcheur et de la gaieté. On le voyait encore, tous les soirs et bien avant dans la nuit, faire de longues promenades dans la campagne ; mais au lieu d’errer au hasard, il était guidé ou plutôt conduit par Ebba. Les yeux dirigés vers la terre, tandis que son mari tenait les siens levés vers le ciel, elle le soutenait, en quelque sorte, comme les anges dont parle le psaume, pour que ses pieds ne se blessassent pas aux cailloux du chemin.

Peu à peu, la taille d’Ebba s’arrondit, et un matin Ludwig, les yeux mouillés de larmes et assis près du chevet de sa femme, entendit un petit enfant jeter ce premier cri qui cause tant d’émotion à un cœur paternel. Dès lors, le savant se livra moins exclusivement à la science ; il oubliait jusqu’à son télescope pour bercer sur ses genoux le nouveau-né ; il épiait avec plus de patience et plus de bonheur le sourire de la petite créature que s’il se fût agi de surprendre la conjonction mystérieuse de deux étoiles.

L’enfant grandit ; il était beau comme sa mère, et son large front promettait à Ludwig une puissante intelligence. Dire tout ce qu’il se formait de projets autour du berceau où dormait l’ange blanc, ne saurait s’exprimer. Ebba le regardait sans cesse, et Ludwig s’embrouillait dans ses calculs au plus léger cri que l’enfant jetait de sa petite bouche rose. Hélas ! une nuit, la respiration de l’enfant s’entrecoupa, son regard s’alluma d’une flamme étrange, ses joues s’empourprèrent. Le croup était là ! Quand le jour se leva, il n’y avait plus sur le sein d’Ebba qu’un cadavre.

La pauvre mère pensa mourir elle-même. Mieux eût assurément valu que Dieu réunît dans la même tombe son corps au corps du petit garçon, comme il avait réuni leur âme au ciel. L’âme d’Ebba ne redescendit plus sur terre. Son corps agissait au hasard ; sa voix ne proférait que des mots sans suite. Elle était idiote.

Les amis de Ludwig l’engagèrent à envoyer sa femme dans un hospice d’aliénés, où, moyennant une modique pension, il se débarrasserait du tracas et du triste spectacle qu’occasionnait dans sa maison la présence d’une folle. À ces conseils, Ludwig s’indigna, et il persista à soigner l’insensée avec la tendresse et le dévouement qu’elle lui avait témoignés lorsqu’elle jouissait de sa raison. Il n’y avait plus d’études pour le savant ; il prodiguait son intelligence, son temps, ses jours, ses nuits, à complaire aux caprices bizarres de la maniaque. On finit par croire qu’il devenait fou lui-même. Rien ne découragea Ludwig pendant cinq années ; rien ne ralentit son dévouement pour Ebba. Au bout de ce temps, une nouvelle épreuve vint le frapper. Le négociant de la rue Pallmail, chez lequel il avait placé son capital de huit cents livres de rentes, fit banqueroute et s’enfuit. Cet événement laissa Klopstock sans autre ressource que le mince revenu de sa ferme d’Oltenzen. Cela aurait encore suffi, de reste, au savant qui, jusque-là, se souciait peu de subir des privations ; mais ces privations auraient atteint la pauvre Ebba ; il résolut de se présenter pour obtenir une chaire d’astronomie qui se trouvait précisément vacante au collège d’Altona.

Que l’on se figure ce que dut éprouver d’angoisses, d’ennuis et de dégoûts un pauvre homme timide, qui ne sortait jamais de chez lui, qui n’avait que des relations rares et incomplètes avec deux ou trois amis, lorsqu’il lui fallut solliciter un emploi, exposer sa demande au bourguemestre et subir les dédains des conseillers. Personne ne prit en considération sa requête, et on fit venir un professeur de Drontheim. Quand Ludwig apprit cela, il vendit sa petite maison d’ Altona et partit pour sa ferme d’Oltenzen, n’emportant que ses instruments de physique et son télescope. Ebba le suivit machinalement et sans savoir ce qu’elle faisait. Son âme, vous le savez, était au ciel, près de son enfant.

La ferme de Ludwig s’élevait à Oltenzen près de l’église. De la fenêtre, il découvrait le tombeau de son oncle, qu’ombrageait un tilleul planté jadis par le grand poète. Ludwig renvoya son fermier et se mit à cultiver ses terres avec plus d’intelligence et même de force que l’on n’eût pu en attendre de lui. Les paysans commencèrent à rire de ses tentatives et de ses innovations ; ils finirent par les imiter. Le temps que Klopstock ne passait point à herser et à labourer, il le consacrait à l’étude. Le télescope s’empara du toit de la ferme de Ludwig, qui ne dormait guère (car le sommeil est comme les amis, il ne prodigue ses faveurs qu’aux heureux), et passait les nuits à étudier les astres. Ebba, pendant ces veilles consacrées à admirer les merveilles célestes, appuyait sa tête sur les genoux du savant et s’engourdissait d’une torpeur sans rêves qui ressemblait à la mort.

Ludwig, d’ordinaire triste et rêveur, témoigna un matin, en descendant de son observatoire, une joie inusitée et pleine d’inattention. Ebba eût retrouvé la raison que les manifestations de bonheur du savant n’eussent point été plus énergiques ! Il employa six nuits à écrire une longue lettre dont il ne se montrait jamais satisfait ; il la recommençait, il l’annotait, il consultait de nouveau son télescope… Enfin, le travail important achevé, il cacheta soigneusement son mémoire et le mit à la poste d’Altona, après avoir pris la précaution de l’affranchir et d’en prendre un reçu à la poste. Le paquet était adressé au directeur de l’observatoire de Hambourg, et contenait la découverte de la révolution de Saturne en dix heures trente-deux minutes. Voici la réponse qu’il reçut :

« Si votre lettre n’est point une mystification, monsieur, vous arrivez un peu tard pour réclamer une découverte faite et publiée depuis quinze jours par M. Frédéric Guillaume Herschell. »

À ce cruel désappointement qui lui enlevait toute la gloire qu’il avait rêvée pour son nom, Ludwig ne témoigna son chagrin que par le sourire triste qui lui était habituel.

Cependant, disons-le, cet homme obscur et timide était dévoré par la soif de la célébrité. Il rêvait nuit et jour à se conquérir un nom. Il sentait en lui une force mystérieuse qui l’élevait au-dessus du vulgaire et qui n’avait besoin que de se manifester pour resplendir à jamais. Mais la misère et le malheur rendaient cette manifestation impossible. Lorsque, deux années après, il annonça qu’il était possible de solidifier l’acide carbonique, on ne voulut pas même lire son mémoire, ni examiner les dessins qu’il y avait joints pour la construction de la machine nécessaire à l’exécution de l’expérience. L’académie d’Hambourg se rappela la découverte tardive de la révolution de Saturne, et traita de rêverie la grande opération que devait inventer de nouveau, quelques années plus tard, notre illustre savant M. Thilorier.

Plusieurs années s’écoulèrent sans que Ludwig sortît de son village d’Oltenzen et fît de nouvelles tentatives pour publier les résultats de ses études.

Un jour, tandis que l’aéronaute Bitorff, au milieu d’un concours immense de spectateurs, s’apprêtait à partir de Hambourg en ballon et à faire un voyage aérien, il vit arriver près de lui un petit homme pauvrement vêtu d’un grand habit hoir râpé. Cet homme, sans préambule, lui proposa de l’accompagner dans l’excursion qu’il allait faire en ballon. Bitorff crut d’abord avoir affaire à un fou, mais comme l’inconnu insistait et qu’il offrit même plusieurs poignées d’or à l’aéronaute pour obtenir de lui ce qu’il désirait, celui-ci finit par consentir, d’autant plus volontiers que l’étrangeté de la proposition et du débat excitait vivement la curiosité générale. Seulement, en bon spéculateur qui voulait faire double recette, il déclara à Ludwig que son ascension avec lui n’aurait lieu qu’à deux semaines de là, car le ballon, allégua-t-il, n’était point assez fort pour emporter deux voyageurs. Ludwig consentit à ce retard, et reprit tranquillement et de suite la route d’Oltenzen d’où il revint au jour indiqué.

Pendant les deux semaines, on ne s’entretint à Hambourg que du projet de Ludwig Klopstock. On exhuma la vieille histoire de la révolution de Saturne, découverte un mois après la publication d’Herschell ; on fit mille plaisanteries bouffonnes, et jamais Bitorff n’avait réuni autant de spectateurs qu’il en compta le jour où devait avoir lieu l’ascension de son compagnon de voyage. Ludwig, intimidé par cette cohue qui tenait les yeux fixés sur lui, s’approcha gauchement de la nacelle et faillit crever le ballon en le heurtant contre des instruments de physique dont il s’était chargé pour faire des expériences durant le trajet. À son grand regret, l’aéronaute l’obligea à laisser à terre une partie de ce bagage ; tous les deux prirent place, on lâcha les cordes et le ballon s’éleva, rapide comme un oiseau.

La première sensation de Ludwig, quand il se sentit emporter par la frêle machine, fut la terreur. L’abîme immense, béant sous ses pieds, serrait le front du savant et l’entourait de vertiges et de tourbillons. À cette commotion succéda une sorte de fascination perfide. Il se pencha vers la terre, attiré par une force mystérieuse, et il allait s’élancer quand son compagnon lui saisit le bras et le retint. Une fois arraché à ce péril, Ludwig revint tout à fait à lui, s’arma de résolution et se mit à regarder au-dessous de lui avec un sang-froid et une liberté d’esprit dont ne pouvait s’étonner assez l’aéronaute. Rien ne saurait donner une idée des sensations qu’éprouvait le savant. À mesure qu’il s’éloignait de la terre, on aurait dit que son âme se séparait, se dégageait du limon originel et s’affranchissait des liens de son corps. Un bien-être indicible le pénétrait de toutes parts ; une douce chaleur le vivifiait ; sa pensée s’exerçait avec puissance ; il oubliait toutes ses misères, toutes ses souffrances, toutes ses humiliations d’ici-bas. Il était enfin lui-même ! Autour de lui scintillait une sorte de lumière qui ressemblait à des reflets d’opale. Au-dessus de sa tête s’étendait l’immensité de l’azur du ciel. Sous ses pieds s’éloignait la terre et l’horizon se développait lentement et de plus en plus. Les rivières présentaient à la fois leurs sinuosités ; les habitations et les villes semblaient sortir du sein de la terre ; la mer s’étendait au loin comme une vaste draperie de soie, agitée par les vents ; les champs montraient leurs écussons d’or, écartelés de verdure et de pourpre ; les forêts, de leur manteau sombre, couvraient de vastes étendues ; les hommes n’étaient plus que des petits points qui se mouvaient çà et là, vaine et imperceptible poussière ! Et puis aucun bruit, aucun mouvement autour des voyageurs aériens ! Un silence profond, absolu ! non ce silence morne et sombre des solitudes humaines, mais un silence pour ainsi dire mélodieux. Il leur semblait que les sons lointains des mondes célestes allaient arriver jusqu’à leurs oreilles terrestres.

Pendant que Ludwig se recueillait dans ces impressions nouvelles et sublimes, Bitorff, familiarisé avec elles, dirigeait l’aérostat et se livrait à diverses expériences dont il avait réglé le programme avec son compagnon, avant de quitter la terre. Quand ses calculs lui eurent appris qu’ils se trouvaient à 600 mètres, il le dit à Ludwig ; celui-ci tressaillit, car la voix de l’aéronaute éclatait avec une puissance surnaturelle et n’avait plus rien d’humain. Cependant, l’atmosphère commençait à se refroidir. Au bien-être ineffable qu’éprouvait Klopstock succédèrent peu à peu le malaise et les étreintes que l’on éprouve par un temps de vive gelée. La voix de Bitorff perdit sa vibration merveilleuse ; des bourdonnements commencèrent à assourdir leurs oreilles : ils étaient à douze cents mètres.

Dix minutes après, Ludwig crut distinguer un murmure presque inintelligible. Il voulut demander à Bitorff si ce dernier ne venait point de lui adresser la parole. À sa grande surprise, il n’entendit point sa propre voix, et il lui fallut de grands efforts qui fatiguaient sa poitrine et son gosier pour proférer sa question.

« Nous sommes à deux mille mètres au-dessus de la terre, parvint enfin à faire comprendre Bitorff. La dilatation du gaz hydrogène contenu dans le ballon, et qui s’est développé à mesure que nous quittions le sol, a pris maintenant une telle expansion, que je suis obligé d’ouvrir la soupape. Sans cela, l’enveloppe de notre véhicule éclaterait brisée par ces efforts. »

Cependant, un voile épais, semblable à un des brouillards lourds qui parfois, aux temps de dégel, obscurcissent de leur suaire infect toute une ville, se répandait sur la terre et finit par la dérober tout à fait aux yeux des voyageurs. Bientôt de sourds rugissements grondèrent au loin sous le ballon. Il éclata des bruits terribles. De larges éclairs jetèrent leurs ailes de feu à travers ce chaos. Les serpents flamboyants de la foudre s’élancèrent de toutes parts. C’était quelque chose d’effroyable que cette révolution des éléments, vue et entendue par deux hommes que seul soutenait dans l’espace un frêle morceau de taffetas gonflé par un peu d’hydrogène. Bitorff sentit la crainte gagner son cœur ; Ludwig éprouvait une sorte de joie sauvage. Il riait d’un rire étrange ; il battait des mains ; il s’agitait. On eût dit l’esprit des tempêtes au milieu de ses triomphes maudits !

Le ballon montait toujours, toujours, par un mouvement régulier et complètement imperceptible pour ceux qu’il enlevait. L’orage finit par ne plus être qu’un point noir et muet sous leurs pieds. Ce point peu à peu se dissipa et disparut ; la terre se remontra, mais confuse. On distinguait encore, avec une grande attention, les routes semblables à des fils noirâtres et les rivières comme des cheveux d’argent et d’or. Au-dessus des aéronautes, le ciel resplendissait d’une sérénité dont on ne peut avoir d’idée, même sur les plus hautes montagnes. Son azur prit une teinte sombre foncée, et qui se dégradait ensuite, vers les parties inférieures, en teintes verdâtres.

« Quatre mille mètres ! » cria à son compagnon, transi par un froid violent, Bitorff dont la voix commençait à reprendre de la force.

Cette voix éclatait en vibrations assourdissantes, lorsqu’un quart d’heure après il annonça :

« Six mille mètres ! »

On ne voyait plus sur la terre que de grandes masses. Bitorff jeta dans l’espace deux oiseaux qu’il avait emportés dans son ballon. Les pauvres bêtes étendirent les ailes pour prendre leur volée, mais elles tombèrent comme une lourde masse de plomb : l’air trop raréfié ne pouvait pas leur donner d’appui. La respiration de Ludwig devenait plus difficile ; sa poitrine s’oppressait, le froid le glaçait ; et cependant, il se sentait excité par une agitation fébrile. Son cœur battait vite ; sa respiration se hâtait. Les deux oiseaux et un lapin qui restaient encore dans la nacelle furent pris du râle et ne tardèrent point à mourir, faute d’air viable.

« Huit mille mètres, » dit Bitorff.

Sa voix était redevenue sourde et, d’un geste, il montra à Ludwig qu’il ne restait plus rien sous leurs pieds. La terre et les nuages avaient disparu ; l’immensité de l’espace entourait de toutes parts le ballon. Quant au froid, il était intolérable. Leur respiration anhélante pouvait suffire à peine à la conservation de la chaleur animale. Le sang jaillissait des yeux, des narines et des oreilles des deux audacieux ; leurs paroles ne s’entendaient plus. Le ballon, seul objet qui restât à leur vue, semblait prêt à s’anéantir, tant le gaz hydrogène s’en échappait impétueusement. Au-dessous d’eux, le bleu du ciel ; au-dessus, des ténèbres étranges et inconnues à travers lesquelles les astres jetaient une lueur dépouillée de scintillement et qui avait quelque chose de funèbre. Là finissait la nature physique ! Là se trouvaient les barrières imposées par Dieu à l’audace de l’homme !

Le gaz se condensa, et le ballon cessa de monter.

« Maître, dit Bitorff à Klopstock, si nous ne voulons pas mourir, hâtons-nous de descendre vers la terre ! vous le voyez, la main divine a écrit ici en lettres terribles : « Tu n’iras point au-delà… » Mais que faites-vous ? perdez-vous la raison ? Eh ! quoi, vous jetez notre lest ! vous quittez vos vêtements !

– C’est que je veux aller au-delà, s’écria Ludwig avec enthousiasme. Oui, je veux franchir ces barrières imposées à l’homme. Voyez ! le ballon débarrassé de tout lest monte encore ; brisons la nacelle, attachons-nous aux cordages du filet et gagnons le ciel ! »

Il commençait à mettre à exécution ce projet ; Bitorff se précipita vers la soupape et l’ouvrit, malgré les efforts et le désespoir de son compagnon. Le ballon descendit, l’air devint moins froid à mesure qu’arrivaient des atmosphères moins élevées. La terre reparut d’abord sous la forme d’une masse grisâtre et indistincte. Puis elle reprit peu à peu une forme précise. Ses rivières et ses chemins se dessinèrent, les détails reparurent ; les hommes et les animaux grandirent et le ballon toucha enfin le sol à deux lieues environ de Hambourg. Bitorff éclatait en transports de joie ; Ludwig Klopstock pleurait de rage et de désappointement.

« Nous aurions franchi les ténèbres de l’infini ! répéta-t-il à son compagnon.

– Nous aurions péri ! » répliquait ce dernier.

Ludwig, sans prêter la plus légère attention aux transports de la foule qui entourait les deux courageux voyageurs et leur prodiguait des applaudissements, sans répondre aux membres de l’académie de Hambourg, qui le suppliaient de rédiger un mémoire sur ce qu’il avait observé et éprouvé, sans même serrer la main à celui qui avait partagé ses périls, s’éloigna silencieux, remonta à cheval et regagna, sans s’arrêter, la ville d’Altona. Là, il fit de grands achats de toiles gommées, chargea ses emplettes sur la croupe de son cheval, et s’enferma dans sa petite maison d’Oltenzen, dont il ne sortit point durant un mois entier. Personne ne put arriver à lui tant que dura cette retraite ; personne, ni ses garçons de la ferme, ni une députation de l’académie de Hambourg, ni même le pasteur du village. Il ne daigna pas venir leur répondre à travers la porte qu’il refusa d’ouvrir. Sans la promenade qu’il faisait avec sa femme vers la nuit tombante, sans quelques achats d’aliments, on l’eût cru mort dans sa maison.

Je n’ai pas besoin de vous dire que cette mystérieuse retraite donna lieu à bien d’étranges suppositions. Les uns voulaient que Ludwig eût perdu la raison dans son excursion aérienne ; les autres, qu’il se livrât à une œuvre de magie. Cette dernière croyance n’était pas tout à fait invraisemblable, car on finit par apprendre que Klopstock construisait une machine de forme étrange, qui ressemblait à un poisson, armée de grandes rames semblables à des nageoires ; elles se mouvaient au moyen d’une combinaison de rouages à la fois simple et admirable. On en put juger, lorsqu’un matin les habitants d’Oltenzen aperçurent dans les airs Ludwig assis sur ce gros poisson, et qu’il manœuvrait plus aisément qu’un cavalier ne maîtrise un cheval docile. Malgré la violence des vents opposés, il le menait à droite, à gauche, devant, derrière, en haut, en bas. Il finit par redescendre dans sa cour, tellement étroite cependant que les deux bouts de la machine en touchaient les extrémités.

Le pasteur, homme instruit, dans son admiration et au risque d’être indiscret, alla frapper à la porte de Klopstock, et le supplia si vivement d’ouvrir, que le savant se laissa émouvoir. Il introduisit le prêtre dans sa cour. Du premier coup d’œil, il était aisé de voir que Ludwig avait trouvé le secret de diriger les ballons.

« Mon ami, s’écria le ministre, votre nom est immortel ! L’univers entier va le répéter avec enthousiasme ! Quelle gloire sera la vôtre !

– La terre ! la gloire ! répéta Ludwig d’un air dédaigneux. Que m’importe ? C’est le ciel que je veux ! À huit mille mètres, nul n’a pu s’élever. J’irai à vingt mille ! J’irai à deux cent mille ! J’irai près des astres, moi ! J’irai dans les astres ! J’irai au-delà ! J’étudierai la nature. L’immensité et l’inconnu m’appartiennent. J’ai trouvé le moyen de diriger mon aérostat. C’était là un problème facile à résoudre ; mais j’ai fait mieux. Le gaz hydrogène que contient ma machine, maintenant, se dilate ou se concentre à mon gré, sans déperdition. Ces outres contiennent les moyens de me procurer de l’air vital, même là où il devient impossible de respirer. Le froid lui-même, je l’ai vaincu. Il ne pourra rien sur moi. »

Le pasteur restait anéanti devant tant de génie et de démence à la fois.

« Adieu, reprit Ludwig ; voici mon testament. Si j’échoue dans mon entreprise, ou si je ne daigne plus revenir sur la terre, je vous lègue le soin de veiller sur cette pauvre femme ! Adieu ! »

Sans écouter les remontrances du digne ecclésiastique, il monta dans son ballon et il allait s’enlever, quand tout à coup Ebba, qui le regardait faire d’un œil hagard, courut à lui, se cramponna à la machine et s’écria :

« Pas te quitter ! pas te quitter !

– Tu as raison, dit le savant après un moment de réflexion. Viens ; tu partageras ma fortune et mon bonheur ! »

Il la prit ; il l’assit près de lui ; il salua le pasteur et s’envola dans les airs.

Le ministre le vit quelque temps manœuvrer avec aisance sa machine qui finit par s’élever rapidement et qui n’apparut plus bientôt que comme un point noir qui se confondit avec l’azur du ciel. Le digne ecclésiastique attendit avec une grande anxiété le retour de Ludwig Klopstock.

Ludwig Klopstock ne revint jamais !
 
 

_____

 
 

(S. Henry Berthoud, « Histoire anecdotique du dix-neuvième siècle : Voyage au ciel, » in La Presse, mardi 2 février 1841 ; in Supplément du Journal des villes et des campagnes, numéro III, jeudi 11 février 1841 ; in Revue des feuilletons, journal littéraire composé de romans, nouvelles, anecdotes historiques, etc., extraits de la presse contemporaine, première année, 1841 ; repris en volume dans les Fantaisies scientifiques de Sam, deuxième série, Paris : Garnier frères, 1861. La nouvelle de S. Henry Berthoud a été reprise en 2012 par Philippe Etuin aux éditions Publie.net)

 
 

 

VOYAGE INTELLECTUEL

 

_____

 
 

Et les savants se troubleront dans leur science,

et elle leur apparaîtra comme un petit point

noir, quand se lèvera le soleil des intelligences.

 

(LAMENNAIS)

 
 

Vous devez ignorer l’histoire de Ludwig Klopstock, neveu du poète de la Messiade, à moins que vous n’ayez lu dans la Presse du 2 février, un charmant feuilleton d’Henri [sic] Berthoud qu’il intitule Voyage au ciel. Ludwig Klopstock était savant, superlativement savant, ce qui dans le style vulgaire est toujours synonyme de fou. Il fixa quinze jours après Herschell la révolution de Saturne à dix heures trente-deux minutes. Il découvrit la solidification de l’acide carbonique presque en même temps que M. Thilorier. Enfin, débordé par son génie, curieux de visiter les régions inconnues de l’espace, il trouva le secret de diriger les ballons, de respirer dans le vide et de surmonter l’action du froid. Un jour, on le vit manœuvrer sa machine qui, s’élevant avec rapidité, n’apparut plus bientôt que comme un point noir qui se confondit dans l’azur du ciel.

Et Ludwig Klopstock ne revint jamais !

Eh ! bien, Ludwig Klopstock avait un frère appelé Michel, savant comme lui, grand comme lui, sublime comme lui. Michel, à l’âge où les enfants commencent à peine à lire, savait tout ce qu’on apprend au collège. Michel, à dix-huit ans, connaissait toutes les langues et les sciences du monde. Il n’était pas un livre qui lui fût inconnu, pas une langue qui lui fût étrangère. Bientôt, ces lectures incessantes, ces méditations profondes, lui firent entrevoir les nombreux défauts de l’organisation sociale ; il se sentit à l’étroit dans les croyances du catholicisme, et passa tour à tour de Saint-Simon à Fourier, de Mahomet à Confucius, de Socrate à Jupiter.

Les brillantes conceptions de l’esprit humain lui parurent enfin si misérables, les connaissances actuelles si bornées, les bases de la société morale si puériles, qu’il prit un jour ses livres, ses papiers, ses instruments, ses cartes, ses tableaux, et les brûla. Les occupations de sa vie furent désormais changées ; au lieu de lire nuit et jour enfermé dans son cabinet, il établit sa demeure au sommet le plus élevé d’une montagne, et, là, seul, éloigné de toutes les choses du monde, il médita.

Il médita pendant quarante ans. Pendant quarante ans, il n’ouvrit pas un livre, il ne traça pas un mot. Sur chaque jour, il donnait à peine trois heures au sommeil et demeurait le reste du temps immobile dans un vaste fauteuil.

Enfin, ses yeux presque éteints se rallumèrent, sa respiration devint plus facile, son sang, glacé par l’âge et l’inaction, circula plus librement dans ses veines. On eût dit qu’il sortait d’une léthargie profonde. Ses moments d’inspiration devinrent de plus en plus fréquents, et les symptômes qui l’accompagnent de plus en plus remarquables.

Ses yeux brillaient d’un éclat phosphorescent et semblaient pénétrer les profondeurs de l’immensité. Son corps était agité d’une commotion fébrile ; ses artères charriaient avec abondance un sang impétueux ; une chaleur moite et juvénile colorait son visage ordinairement pâle ; ses cheveux crépitaient comme traversés par un courant électrique. Sa voix avait quelque chose d’harmonieux et de céleste :

« La Terre a jeté son manteau de lèpre !

Le couvercle de plomb qui pèse sur la nature humaine va se fondre aux rayons de l’intelligence.

Car le règne de l’intelligence est venu.

Dans un an, dans un mois, dans une heure peut-être, je pourrai faire briller à vos yeux les vérités qui m’éclairent.

Oui, je vois TOUT, je sais TOUT, je possède TOUT ; TOUT, hors le secret de vous initier à mes sublimes découvertes.

Votre grossier langage serait impuissant pour rendre les idées qui m’inspirent. Vos misérables mots, loin de peindre les objets, ne sont que les stupides résultats d’une convention aveugle. Vos phrases incommensurables sont à l’imagination ce qu’est le boulet au galérien, la corde au cerf-volant, le corps à l’âme. Votre fausse et discordante prononciation n’est qu’une abominable psalmodie.

Il me faut, pour me faire comprendre, des mots brillants comme des miroirs, des phrases rapides comme l’éclair, des sons mélodieux comme la lyre d’Orphée.

Il me faut un nouveau langage, et ce langage, dernier objet de mes longues recherches, ce soir peut-être je l’aurai découvert !

Découvert ! découvert ! et le monde est régénéré.

Autant l’infini surpasse le fini, autant l’éternité l’emporte sur le temps, autant aussi l’intelligence est supérieure aux facultés boiteuses qui font de l’homme un être disgracié parmi les êtres :

L’histoire n’est plus un cadre étroit où s’entassent pêle-mêle des erreurs, des systèmes et des mensonges, des faits erronés par la passion, défigurés par l’intérêt ; – c’est un tableau riant, clair, limpide, présentant à la fois le détail et le résumé des choses, dans tous les temps, dans tous lieux.

La science a résolu les problèmes impossibles. Les ballons fendent l’air avec l’adresse et l’agilité des oiseaux. Les climats sont vaincus ; le froid des hivers, la chaleur des étés, sont au pouvoir de l’homme. Le pôle est habité. Le mouvement perpétuel, la trisection de l’angle, la quadrature du cercle, ne sont plus que des jeux d’enfants. L’homme a le secret de communiquer avec les corps célestes. Son intelligence comprend sans effort les rouages les plus minutieux de l’univers.

Les prophéties ne sont plus un mensonge. Par l’observation des courants d’air, par l’étude des variations atmosphériques, l’astronome a trouvé le moyen d’indiquer pour toutes les heures, pour tous les coins du monde, le vent, la pluie, le brouillard ou l’orage.

Fermez vos livres radoteurs, oubliez vos auteurs plagiaires, brûlez vos parodies de bibliothèques, la moindre idée de l’intelligence est plus féconde à elle seule que vos cinquante siècles de laborieuses méditations.

La vérité n’est plus un diamant artistement taillé, dont les mille facettes ont chacune le même éclat ; c’est un rayon ardent, inévitable, infini, qui perce toutes choses comme l’étoile l’obscurité des nuits.

Le domaine du bonheur est lui-même agrandi : ce n’est plus un vague sentiment de joie manifesté par un pli du visage, c’est un délire continu, c’est une extase prolongée, plus vive en ses transports que les plus vives jouissances de l’amour. Et quand arrive le temps de mourir, les ressorts de la vie, au lieu de se briser avec douleur, se détendent mollement. On se couche en souriant, et l’on s’endort au sein de l’éternité – pour renaître demain, fleur ou lumière.

Votre amour impur, tyrannique, incompréhensible, est au véritable amour ce qu’est une feuille d’arbre à la forêt, une goutte d’eau à l’océan, un grain de sable au désert, une minute à l’éternité. »

Il dit. Et bientôt ses yeux brillèrent comme des étoiles, son sang battit à rompre ses artères, ses cheveux pétillèrent sur sa tête, son front grandit et faillit se briser sous l’effort du génie, ses doigts se crispèrent, son corps tout entier trembla d’un frémissement galvanique. Il y avait dans son visage quelque chose d’inspiré ; ses lèvres paraissaient contractées par un sourire céleste. Il se leva tout à coup, prit un bâton et traça sur le sable des signes inconnus, des caractères bizarres ; – « Voilà ! voilà ! murmurait-il en travaillant ; j’y suis ! encore une heure et

La Terre a jeté son manteau de lèpre » –

Les médecins, fatigués d’attendre le retour de cette absence qui se prolongeait indéfiniment, envoyèrent Michel continuer à Charenton son voyage intellectuel ; et, comme son frère Ludwig,

Michel Klopstock ne revint jamais !
 

CH.

 
 

_____

 
 

(in Journal de Seine-et-Marne, feuille littéraire, commerciale, industrielle, d’utilité locale, et non politique, n° 141, samedi 27 mars 1841)

 
 

–––––

 
 

☞  La nouvelle de Samuel Henry Berthoud a été plagiée en anglais sous la signature de « Francis » et le titre : « The German Student, » dans The World of Fashion, and monthly Magazine of the Courts of London and Paris, vol. 18, n° 207, 1er juin 1841. Elle a été traduite en 2017 sous le titre : « A Heavenward Voyage, » dans l’anthologie de Brian Stableford, Scientific Romance: An International Anthology of Pioneering Science Fiction.

☞  Elle a fait l’objet d’une traduction espagnole par Juan Antonio Almela : « Viage al Celio, anecdota del siglo XIX, escrita en frances por S. Henry Berthoud, y traducida libremente al castellano, » dans la revue Liceo Valenciano, periódico mensual de ciencias, literatura y artes, tome II, n° 3, mars 1842.

☞  Elle est également parue en néerlandais sous le titre : « De Reis naar Den Hemel » et la signature de H. A. W. dans le Nederlandsh Museum [Amsterdam] en 1843 ; puis anonymement sous le titre : « Eene Luchtreis, » en trois livraisons, dans la revue De Vlaamsche School [Anvers], en 1868.
 

MONSIEUR N

 
 

 
 

THE GERMAN STUDENT

 

–––––

 
 

 

 

 

 
 

VIAGE EL CELIO, ANECDOTA DEL SIGLO XIX,

ESCRITA EN FRANCES POR S. HENRY BERTHOUD, Y TRADUCIDA LIBREMENTE AL CASTELLANO

 

–––––

 
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 
 

DE REIS NAAR DEN HEMEL

 

–––––

 
 

 

 

 

 

 

 

EENE LUCHTREIS

 

–––––