III

 

Nous avons laissé notre voyageur en compagnie de son nouveau cicerone, le bon et honnête ouvrier qu’il avait rencontré au banquet patriotique. Nous allons continuer la lecture de la longue lettre qu’il adresse à son ami de Calcutta.

La journée commençait à merveille, cher et honorable ami. Un Paris nouveau se montrait à mes yeux dans toute son originalité pittoresque. Le jeune ouvrier, mon excellent compagnon, me proposa de suivre le boulevard jusqu’à la rue de la Richesse (ci-devant Neuve-Vivienne). Le nom était charmant comme la rue autrefois. Mais là, pas un magasin, pas la plus modeste boutique. Deux grands bazars avaient été ouverts depuis quelques jours, et la foule, du papier à la main, allait s’y pourvoir, non plus selon ses goûts, mais selon ses besoins. Je refusai de les visiter. Une idée fixe me préoccupait : c’était le désir de voir cette banque d’échange depuis si longtemps promise au peuple parisien, et qui devait réaliser les rêves d’une prospérité toujours croissante.

Une foule immense et fort agitée roulait ses vagues sur la place de l’ancienne Bourse et autour du grand bâtiment qui portait à son fronton cette belle inscription en lettres d’or : Probité et prospérité. J’approuvai fort l’inscription. Nous parvînmes à monter l’escalier, et, de la hauteur du péristyle, il me fut aisé d’embrasser d’un coup d’œil l’ensemble de la place publique. Le mouvement des affaires s’animait par degrés. C’était une grande confusion de cris et d’annonces ; mais c’était cependant du commerce en pleine activité. Seulement, l’agiotage n’opérait plus sur des fonds publics ou sur des valeurs commerciales ; il opérait sur des marchandises étalées, sur des objets palpables ; abrogeant le signe, le négoce n’admettait plus que la réalité matérielle. Ici, un groupe de sacs de pommes de terre s’échangeait contre un groupe de sacs de haricots, moyennant différence en papier-monnaie. Là, deux citoyens, comme deux boxeurs faisant leurs apprêts, changeaient d’habits mutuellement. Une poignée de mains scellait le marché. Plus loin, une femme portant un gros perroquet sur le doigt offrait cet oiseau à une autre femme, qui lui remettait en échange un caniche tirebouchonné. Chien et oiseau recevaient le baiser d’adieu, et l’affaire était conclue. Je pourrais pousser très loin cette énumération, mais à quoi bon ? La fenêtre est ouverte, la perspective est devant vous… Que l’imagination se donne carrière.

« Est-ce que les affaires se traitent de la même manière, dans l’intérieur du bâtiment ? dis-je à mon compagnon.

– Absolument, citoyen. Seulement, dans les salles de la banque d’échange se réunissent les échangeurs de marchandises plus précieuses.

– Les bijoux, par exemple ? les objets d’art ?

– Oui, citoyen, reprit-il, tels que bottes neuves, étoffes en pièces, cuivres de cuisine, pipes d’écume de mer et autres objets de luxe. Ignorez-vous que l’or et l’argent sont proscrits, et par conséquent toute bijouterie ? Ignorez-vous encore qu’on ne vit pas d’admiration, et qu’une coupe vide ciselée par Benvenuto Cellini ne vaut pas un verre de vin ?

– C’est juste ! répondis-je. Quelle prospérité ! et quel progrès a fait la raison publique ! »

Fort satisfait de la banque d’échange, je me hâtai de prendre la rue de la Richesse pour me rendre au Palais-National. Mon compagnon m’avait annoncé des merveilles ; ce furent des surprises que j’y trouvai. Pas une boutique n’était ouverte, mais en revanche, de distance en distance, à chaque dixième arcade dominant sur le jardin, s’élevait une tribune, une sorte de chaire ronde, et faisant face à un hémicycle formé de chaises. Ces trente ou quarante chaires étaient destinées à autant de professeurs émérites, qui, les jours de beau temps, faisaient des cours gratuits et en plein air.

« Pardieu ! dis-je à mon compagnon, jamais de la vie pareille idée ne serait éclose du cerveau d’un grand-maître de l’Université.

– Convenez, reprit-il, que si l’instruction manque au peuple, ce ne sera pas faute de l’avoir eue sous la main. En vous promenant au Palais-National d’un bout à l’autre du jardin, vous pouvez suivre à la fois un cours de physique, un cours de médecine, un cours d’agriculture, un cours d’histoire, un cours de théologie et bien d’autres.

– De théologie, citoyen ? m’écriai-je ; y pensez-vous ?

– Comment donc ! reprit-il, et les dogmes du socialisme ne constituent-ils pas une théologie et une cosmogonie ? et le dieu de l’Amour animique ? et le dieu Harmonien ? et le dieu Producteur ? pour quoi les comptez-vous ?

– Mais ce sont donc trois dieux ? répondis-je, me souvenant de mon catéchisme.

– Non, me dit-il aussi sérieusement que possible ; mais ce sont trois principes se touchant par chaque extrémité, et par conséquent formant le triangle. La triade ! triados, citoyen.

– Vous avez fait vos études, mon cher peintre décorateur, lui dis-je, et même vos études en socialisme. »

Il me lança un regard expressif et poussa un soupir. Redoutant quelque confidence, et n’ayant pas trop le temps d’écouter des récits intimes ce jour-là, je demandai à ce bon jeune homme si l’heure des cours publics dans le jardin national était arrivée.

« Citoyen, me dit-il, il y a un moyen infaillible de savoir le moment précis où ces cours commencent. Regardez cette foule de promeneurs ; dès que vous la verrez se précipiter vers les guichets de sortie et gagner les rues, vous pourrez vous dire : les trente ou quarante professeurs montent en chaire à l’instant même. »

Nous ne voulûmes pas être témoins de tant d’ingratitude et de futilité de la part des promeneurs, et nous sortîmes du jardin immédiatement. Traversant la Seine sur le pont des Attractions (ci-devant des Saints-Pères), nous arrivâmes au Luxembourg, transformé en ferme et jardin des Harmoniens. Il y avait foule à la promenade, mais une foule silencieuse, respirant le grand air à longs traits comme oppressée d’une idée accablante, d’une sinistre préoccupation. Cette multitude sans animation, sans gaieté, était d’un contraste saisissant avec les diverses tribus d’Harmoniens qui, chantant et travaillant à remuer de la terre et à forger des instruments aratoires, semblaient défier l’improbation publique. Des groupes d’harmonistes parcouraient les ateliers, provoquant par des hymnes à l’attrait du travail. Pourquoi tout ce jardin du Luxembourg remué de fond en comble ? On l’ignorait. Mais surtout, pourquoi cet énorme arsenal d’instruments aratoires, quand on ne possédait pas un champ au-delà des barrières de Paris ? Il y avait un nombre suffisant de charrues pour mettre en culture cent lieues carrées. Mon jeune compagnon me tira d’embarras.

« On aura assez de terrains plus tard, me dit-il ; on s’attend un de ces jours à voir arriver à Paris des députations de tous les départements qui viendront mettre à la disposition des Harmoniens socialistes tout le territoire français. Chaque département deviendra un vaste phalanstère. En attendant, on forge et on reforge de plus belle aux frais de la ville. C’est le travail attrayant !

– Si l’on commençait par tuer l’ours avant de vendre sa peau ! répondis-je ; du reste, l’espérance est une vertu, et ces honnêtes gens font bien de la pratiquer. »

Nous nous éloignâmes de ce séjour de l’harmonie où les chants, les fleurs et les travaux ressemblaient fort à une animation factice, à un labeur sans résultat, à une mission sans but et sans espoir.

« Voulez-vous visiter la grande commune ? me demanda l’ouvrier.

– Qu’y verrons-nous, mon ami ? lui dis-je.

– Des mariages, des banquets, des danses… grande joie, noces et festins toujours.

– Comment, l’Hôtel-de-Ville passe son temps à cela ? Et l’administration, et les bureaux ?…

– Là, comme ailleurs, il n’y a plus un seul commis, reprit le citoyen peintre décorateur. Nous vivons sans ministres, nous pouvons bien exister sans préfet. Un gouvernement provisoire, et qui élabore une constitution, a cela de merveilleux qu’il donne un congé illimité à tous les corps constitués, à toutes les administrations, à tout ce qui gêne et régente. Pendant ce temps-là, tout est illusion et espérance. C’est le beau temps de la grossesse. L’enfant sera beau, charmant et bon, spirituel et heureux comme ses père et mère ! et chacun s’attendrit et chante les louanges du futur nouveau-né. Voilà, citoyen, notre situation intérimaire, avec cette différence cependant que les admirateurs de l’enfant promis à nos destins sont en très petit nombre. Si jamais il sort une constitution du cénacle triadique, elle sera le signal de notre affranchissement. Le sublime nous a sauvés plus d’une fois ; le ridicule pourrait bien nous rendre le même service aujourd’hui. »

Tout en causant de la sorte, nous traversions le ci-devant faubourg Saint-Germain, ou plutôt le désert Saint-Germain, car, en vérité, la solitude habitait ce noble quartier. On se serait cru encore, en voyant tous ces grands hôtels fermés, aux florissantes journées de 93, alors que les plus illustres portes cochères étaient marquées d’une croix rouge. Laissant à gauche le palais de l’Assemblée nationale, magnifique cage sans oiseaux, nous passâmes le pont et mon guide me dit :

« Voilà la place de tous les Peuples. Un jour viendra où tous les peuples enverront leurs mandataires sur cette place pour fraterniser avec le socialisme. Regardez l’obélisque, on l’a doré de la base au sommet, et on l’a surmonté d’une sphère rayonnante. L’obélisque est décrété aujourd’hui centre de l’Univers. C’est de ce point que partiront toutes les voies qui doivent ceinturer le globe. Rome n’avait qu’une borne dorée, au milieu de son Forum, comme point central du monde. De la république socialiste à la république romaine il y a la différence d’un géant monolithe à un pilier. Quant à ces deux fontaines de bronze, apprenez, citoyen, que, d’ici à très peu de temps, l’abondance sera si grande, qu’elles lanceront du vin de Champagne par tous leurs jets, ce qui offrira deux avantages : un très bel effet de mousse d’abord, et puis l’agrément de puiser du vin d’Aï, tant qu’on en voudra boire, dans ces belles vasques et à la barbe de ces tritons. »

Comme le jeune ouvrier me débitait ces choses de l’air le plus sérieux du monde, je ne pus me défendre d’un franc éclat de rire.

« Mon ami, lui dis-je, vous m’avez accompagné avec une obligeance extrême. Me voici dans mon quartier et j’éprouve un regret, c’est de vous quitter. Pourquoi ne viendriez-vous pas ce soir avec moi au spectacle ? Nous irions au théâtre de la Nation pour y voir un ballet fameux, dit-on : Le Capital et le Travail.

– C’est un charmant ballet, reprit mon guide ; j’ai contribué à peindre les décorations du troisième acte. Pendant les premières scènes, le Capital, comme un brutal qu’il est, fait fonctionner le Travail ; mais, dans les scènes suivantes, le Travail le lui rend bien, et le Capital, à son tour fort malmené, est obligé de servir et de fonctionner sous une averse de coups de pieds et de coups de bâton. Pour mettre fin à cette querelle, le socialisme descend du ciel et vient harmoniser les deux adversaires. Or, à la dernière représentation, par une maladresse du machiniste, la descente du ciel du socialisme n’a pu avoir lieu. Qu’ont fait le Capital et le Travail qui s’ennuyaient d’attendre ? ils se sont pris mutuellement par le bras et sont allés boire ensemble, en se passant fort bien du socialisme. Les deux acteurs qui ont improvisé cette scène finale ont été demandés à grands cris par le public : la salle était ébranlée par un tonnerre d’applaudissements.

– Ceci me semble d’un bon présage, dis-je à l’ouvrier.

–  Et à moi donc, » reprit-il en se frottant les mains.

Il n’y eut pas moyen de déterminer le jeune peintre décorateur à accepter une invitation à dîner et encore moins une partie du spectacle. Il me quitta, mais en me faisant espérer de revenir me voir. Je crus m’apercevoir que cet honnête garçon, absent depuis le matin de son logis, avait hâte d’aller retrouver sa mère et sa sœur, cette douce famille qu’il soutenait autrefois avec le prix de son travail, huit ou dix francs par jour.
 

*

 

18 mai 1852.

 

J’interrompis ma lettre avant-hier, cher et honorable ami, car, au moment où j’écrivais, un bruit formidable gronda dans la rue. C’était le mugissement de la foule. Je me hâtai de descendre, et j’appris que toute la ville était soulevée. Une proclamation insensée venait d’être affichée sur les murs de Paris. Le gouvernement socialiste adressait à la population un appel aux armes pour tenter une sortie, et contraindre la banlieue et les provinces à accepter le régime auquel la capitale s’était soumise.

L’appel aux armes fut très peu goûté. On devina la cause de cette ardeur guerrière qui flamboyait tout à coup. Les Caisses publiques étaient vides d’argent !… Il devenait de toute impossibilité, sans commerce, sans territoire, sans revenus, sans impôt, de continuer à nourrir la population pendant deux jours encore. Les dieux et demi-dieux avaient été trop prodigues de fêtes et de jouissances. Aussi les dieux furent-ils priés de se retirer ; ce qu’ils firent sans bruit, sans le moindre scandale, et comme il convient d’agir quand on est mortel ou immortel bien élevé.

Le peuple a été admirable d’intelligence et de modération, en cette occasion, comme toujours ; tandis que le socialisme s’esquivait de son mieux de tous les postes qu’il occupait dans la ville, lui, le digne et grand peuple, se rendait aux barrières, un drapeau et des rameaux verts à la main ; il allait conjurer ses amis extra muros de rentrer dans une ville qui venait de s’éveiller, pour ainsi dire, après un lourd sommeil, et qui venait de congédier bien des gens nuisibles à la paix du ménage. L’appel fut entendu avec enthousiasme. On s’embrassa fraternellement, et, le soir même, plus de quarante mille personnes, qui avaient quitté Paris pour la banlieue, rentraient gaiement dans leur foyer.

Le gouvernement régulier est rétabli, et toute la France saura, dans quelques jours, que Paris, guéri à tout jamais de la fièvre chaude du socialisme, jouira désormais de la plus florissante santé. Ville charmante toujours, et heureuse entre toutes les villes, pour peu qu’elle veuille respecter son propre bonheur !

Voilà donc, cher et honorable ami, la liquidation complète et la fuite de l’école socialiste.
 

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Quant à nous, parmi les détails donnés par la lettre en question, nous avons remarqué avec bonheur que le gouvernement régulier avait rendu à notre Français-Indien la somme qu’il avait échangée contre du papier-monnaie. C’était juste, puisque les bons de caisse et de circulation avaient été mis à néant.

En outre, nous terminerons par une réflexion contenue dans cette même lettre, à propos de l’échauffourée de 1852 : « Comédie jouée par la folie au bénéfice de la raison, de l’intelligence et de l’ordre. »
 
 

FIN

 
 

 

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(Jules de Saint-Félix, in Le Constitutionnel, journal politique, littéraire, universel, n° 112, dimanche 22 avril 1849 ; Alfred Kubin, « Back to the Womb » [Retour à l’utérus], c. 1904, et « Unser aller Lutter Erde » [Notre Mère à tous, la Terre], encres lithographiques et lavis sur papier cadastre, 1901)