« Au feu ! au feu ! Ta dra ta, ta dra ta… Amenez les pompes… Déroulez le boyau !… Par file à droite par la rue de Choignes, du côté de mon oncle Leboursouflé !… »
Voilà par quelle agréable cacophonie je fus réveillé l’autre nuit. Je mis le nez à la fenêtre, car vous pensez que, par ces nuits fraîches, il ne fait pas bon y aventurer plus. Et je crus voir ce spectacle que vous connaissez tous : une pompe, deux pompes lancées à fond de train et émaillées de casques de cuivre sous lesquels on devine des pompiers. Puis le dévidoir avec les boyaux des pompiers. .. vous savez, ces kilomètres de boyaux qui servent à aspirer l’eau à distance.
Mais quel ne fut pas mon étonnement en ne voyant ni chevaux à la voiture, ni pompiers, ni boyaux ! Ah çà ! me dis-je stupéfait, le retard de ces pompiers justifierait-il le refrain populaire de Bay-Rangé mis en musique par Vague-Nair :
Quand ces beaux pompiers vont à l’exercice,
Ils embrassent leurs femmes, leurs mères et leurs fils…
Et pour un pompier… savez-vous ? qui trop embrasse, mal éteint !
Je voulus en avoir le cœur net et je courus sur le lieu du sinistre. Les pompes y étaient déjà et fonctionnaient avec ardeur. Mais elles étaient seules. Pas de foule, pas de bruit, pas de pompiers. Un désert, quoi ! Un désert avec deux ennemis luttant silencieusement : le feu et les pompes. Encore dans un désert voit-on quelquefois un chameau ; mais là, pas un cha… pardon ! Nous étions deux : moi et le mécanicien des pompes à électricité. Car c’étaient des pompes mues par l’électricité.
Vivement intrigué, je m’approchai de l’unique bipède vers qui je pus me renseigner et je lui demandai ce que tout cela signifiait :
« Comment ! me dit-il, vous êtes aussi peu au courant des inventions modernes ? Sortez-vous de la Lune ou de Fouilly-les-Oies ? Ne savez-vous pas que les incendies se combattent au moyen de l’électricité ? »
Et comme, d’étonnement, j’ouvrais des yeux grands comme ceux de Cornélius Herz quand on lui apprit qu’il était malade :
« Eh oui ! reprit-il, l’avertissement, la mise en batterie, l’extinction, tout se règle automatiquement. Ainsi, tout à l’heure, un courant électrique m’a averti, au poste, qu’un incendie se déclarait. Ce courant est produit par des fils qui, passant dans toutes les charpentes de toutes les maisons, sont actionnés par une forte pile. Au moyen d’une combinaison ingénieuse que je ne vous révélerai pas (car l’inventeur, méprisant les anciens brevets, a juré d’en flanquer une… une pile électrique à celui qui la dévoilerait), au moyen de cette combinaison, dis-je, la flamme attaquant une boiserie met la pile en activité et nous sommes avertis, puisque tous ces fils sont réunis au bureau central. Quand je dis avertis, c’est une façon de parler, car l’électricité n’attend pas notre bon plaisir pour porter les secours. Le même courant me réveille, car je dors tout habillé sur ce petit lit que vous voyez à l’arrière de la pompe ; il met en action les piles de la pompe. Celle-ci, sortant du hangar, est lancée dans la direction du sinistre. Elle ne se trompe pas de route, car les fils suivant toujours les rues, elle est guidée par le courant de celui qui a donné le signal. Quand elle est arrivée sur les lieux, la force qui la poussait en avant se transforme en une autre qui refoule le liquide dans le corps de pompe et dans les tuyaux. Je suis là simplement pour alimenter les piles et pour réparer les petites avaries qui pourraient se produire.
– C’est fort bien disposé !… Mais vous ne pouvez tout de même pas vous passer de pompiers, car j’en vois sur les toits voisins. Vous ne pouvez faire seul le service de mécanicien…
– Électricien ! rectifia-t-il… inventeur du fil téléphonique à relier Chaumont avec les contrées les plus éloignées, avec Prez-sous-la Serpette, Colombay-les-quatre-cents-Cloches, Champlitte-au-Taureau, etc., inventeur de la bobine à faire pousser des cheveux sur celle de ceux qui n’en ont plus… inventeur de l’huile parafinée Decoude pour assouplir les belles-mères… membre actif de l’Académie des sciences de Brottes-la-Superbe, décoré de l’Ordre Moral, de plusieurs médailles étrangères et autres…
– Mes compliments ! cher Monsieur, m’exclamai-je ébaubi, en me faisant tout petit… Mais comment se fait-il que vous êtes…
– … Simple électricien de pompes à incendie ? n’est-ce pas ? car je devine votre pensée. Eh ! mais ne croyez-vous pas qu’il faille de l’habileté, du savoir, du talent, dirais-je si je ne craignais de paraître peu modeste … oui, du talent pour diriger une équipe de travailleurs comme ceux-ci ?…
– Quels travailleurs ?…
– Eh ! ces automates que vous voyez dirigeant le jet des lances, sapant les poutres, abattant les pans de murs…
– Ce ne sont donc pas des pompiers en chair et en os ?…
– Des pompiers !… fit-il, en me regardant d’un air qui me fit regretter ce que je venais d’avancer. Des pompiers !… Ce sont des extincto-électrico-réfracto-autoandréas en acier réfractaire dont les membres sont mus par l’électricité de la pompe. On peut les aventurer jusqu’au milieu des flammes. Il n’y a pas de danger qu’ils laissent des veuves. Un coup de marteau sur un tibia tordu par le feu, une vis à replacer entre les deux épaules, et voilà un extincto-électrico-réfracto-autoandréas raccommodé. Ils font d’ailleurs convenablement leur service et on n’a pas à les décorer pour faits d’éclat… »
En effet, je les voyais aller, venir au gré de l’électricien qui les réglait au moyen de manettes disposées sur un cadran.
« Mais, hasardai-je, d’où provient cette odeur exquise dont je me sens enveloppé depuis quelques instants ?
– C’est du liquide de la pompe.
– De l’eau parfumée ?…
– De l’eau !… Quel vieux jeu !… Quelquefois, cependant, on l’emploie quand l’incendie est immense ou que l’on est pris au dépourvu. Alors, dans ce cas, on fixe au volant de la pompe une large courroie sur laquelle sont disposées de petites hottes comme dans les dragues ; la courroie plonge dans la rivière ou dans le puits voisin et déverse son contenu dans le récipient. C’est ainsi qu’on a supprimé l’antique chaîne où des gens, appréhendés au collet et grelottants, devaient se passer, pendant de longues heures, des seaux grands comme des dés à coudre et dont, d’ailleurs, ils se renversaient consciencieusement la moitié sur les pieds. Aujourd’hui, on emploie un liquide analogue à celui des grenades Labbé. Toutefois, pour supprimer l’odeur âcre de fumée et de bois éteint, on y mêle de l’eau de Cologne ou de l’héliotrope. Mais (je peux bien vous confier cela, puisque vous vous intéressez à ces découvertes) il n’y a pas toujours des hommes aussi consciencieux et aussi probes que moi : quelques-uns de mes collègues gardent pour eux les parfums de prix que l’on distribue à cet effet, et les remplacent par une vulgaire lavasse. Ainsi, au dernier incendie où nous étions plusieurs, il m’est venu à la gorge une odeur de musc ambré ; ça m’est resté sur le cœur et je n’ai pas pu dîner…
– Pauvre homme ! ne pus-je m’empêcher de m’écrier.
– Excusez-moi un instant. Il faut que je mette en mouvement ce grappin de sauvetage, car je vois là-haut un vieillard qui s’est laissé bloquer au troisième… Je vois que vous me regardez curieusement. Eh bien, voyez cette longue tige articulée terminée par une griffe rembourrée : on la lance au 2e, au 3e, au 4e étage ; elle saisit l’infortuné et, se repliant, le dépose en lieu sûr. Par ce moyen, on supprime les sauvetages périlleux, on évite l’émotion aux spectateurs s’il y en a, on n’entend plus les femmes sensibles jeter des cris perçants en s’évanouissant de terreur, et l’on évite aux cuisinières sentimentales le souci d’avoir de la reconnaissance pour le pompier intrépide qui les a sauvées des mansardes.
– Et le mobilier ?… Ce sont encore ces grilles articulées qui le sauvent ?
– Oh là là !… la bonne plaisanterie ! Croyez-vous qu’on s’en occupe, puisque tout, dans un ménage, est assuré, depuis les meubles jusqu’à la couronne d’oranger de la femme, jusqu’au clysopompe. On laisse brûler et les assurances paient les dégâts.
– Ça doit bien grever leur capital ?
– Non ! Elles s’en tirent en louant à la réclame la lueur des incendies.
– !!!?
– Voici : l’incendie éclaire les nuages au-dessus de lui. La compagnie d’assurances fait payer le droit d’inscrire, par projection, des réclames commerciales sur ces nuages. Tenez, levez la tête et lisez : Société anonyme de nivellement de la butte de Langres, capital… Ah ! les chiffres sont mal formés, on ne peut lire le nombre. Et à côté : Grande chasse à courre dans le bois de Saint-Roch. Vous voyez, c’est pratique… Rien d’ailleurs n’est perdu : les cendres sont vendues pour fertiliser les endroits arides. C’est grâce à ce procédé que les mamelons caillouteux du Château-Paillot et du Val-Barizien sont devenus ces serres et jardins de plaisance où la fine fleur des petits pois de Maladière-la-Plaisante va cueillir des fleurs de magnolias en place du muguet d’autrefois.
– C’est vraiment admirable… Mais c’est un peu froid, cet incendie !… Il manque la foule.
– Ah ! oui, vous voudriez une masse hurlante, trépignante, où les jeunes gens trouvent prétexte à pincer la taille à leurs voisines ? Vous regrettez les soldats dont la baïonnette au bout du canon contribuait puissamment peut-être à éteindre les flammes. Vous regrettez l’espèce de secousse fébrile que, dit-on, ces genres de spectacles donnaient. Croyez-moi, c’était bon pour autrefois !…
– Autrefois ?…
– Oui, autrefois… au siècle dernier, vers 189…
– Vers 189… ! Mais en quelle année sommes-nous donc ?
– Ah çà ! rêvez-vous ?… ou vous moquez-vous de moi ?… Comme si vous ne saviez pas que nous sommes à la fin du vingt-et-unième siècle…
– Du vingt et… !! »
Je fis un tel bond d’ahurissement que… je piquai en bas de mon lit le plus beau plongeon que jamais nageur eût exécuté. Oui… j’avais rêvé en entendant le tocsin et les clairons des pompiers. C’est dommage, n’est-ce pas ?
Après tout, si quelqu’un de mes lecteurs veut exploiter ces idées novatrices qu’un autre que moi n’hésiterait pas à qualifier de géniales, il peut venir me trouver. Je suis visible à mon bureau tous les jours, de neuf heures du soir à quatre heures du matin, les jours de lune exceptés.
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(Jean-Jules Paverne, « Variété fantaisiste, » in Le Petit Champenois et l’Union de la Haute-Marne, journal quotidien démocratique régional, n° 907, lundi 20 avril 1896)