II

 

Nous continuons à être fort indiscrets, et nous poursuivons la lecture de la lettre écrite par notre Français-Indien à son ami de Calcutta :

Je reprends mon récit, cher et honorable ami. Le lendemain, un soleil radieux se leva sur la république socialiste de Paris. J’étais à mon balcon de fort bonne heure, avide de contempler la ville modèle au soleil levant. Mes regards se portèrent d’abord sur le dôme de ce pavillon qui est le centre du ci-devant château de tant de royautés défuntes, et je ne fus pas peu surpris de voir flotter au fer de lance qui surplombe le cône une immense bannière quadricolore : le bleu touchant la hampe, le blanc suivant le bleu, le rouge juxtaposé au blanc, et la couleur or vierge à l’extrémité. Cet effet de couleur était beau ; l’or flottait sur l’azur du ciel comme un rayon ; mais le sommet de la hampe était surmonté d’un globe doré que je jugeai devoir être une sphère, à quelques lignes sombres qui le sillonnaient. Je me rappelai alors avoir lu en 1848, dans les journaux de France, qu’un chef d’école socialiste avait proposé à l’Assemblée nationale de remplacer le drapeau tricolore par la bannière quadricolore, ayant une sphère symbolique et rayonnante superposée. Paris avait donc adopté ce nouveau pavillon sous le régime du socialisme ; c’était logique.

« Citoyen, dit tout à coup une voix dans le salon, vous plairait-il de recevoir des travailleurs qui viennent vous offrir leurs produits ? »

Je n’avais rien demandé, mais on avait prévenu mes désirs. En effet, je vis entrer chez moi deux individus portant chacun un chiffre brodé au collet de leur redingote ; leur numéro d’ordre probablement. L’un de ces citoyens était un bottier, l’autre un tailleur.

« Citoyen, dit le premier, j’ai à votre disposition dix paires de bottes. Examinons votre pied.

– Citoyen, dit le second, j’ai réuni six toilettes complètes pour vous être offertes, sauf à prendre mes mesures. »

C’était le droit au travail ! Je compris et je me résignai à recevoir le lendemain leur visite annoncée. Resté seul, je m’occupai de ma toilette. Un homme survint au moment où je tenais le rasoir.

« Ne vous dérangez nullement, citoyen voyageur, me dit-il d’un air docte et magistral. Je suis légiste et initiateur. Que voulez-vous apprendre ?

– Des nouvelles, citoyen légiste, si vous en savez.

– Pour cela, vous avez les journaux, reprit-il. Voulez-vous être initié aux divers systèmes de production, de consommation et de circulation ? ou bien commencerons-nous par la démonstration de la triade de l’amour animique ? ou bien encore par l’exposition du tableau relatif aux passions pivotales, aux passions sous-foyères et aux passions radicales ? Choisissez.

– Mon choix est fait, pardieu ! lui répondis-je. Je demande mon déjeuner.

– Citoyen voyageur, reprit mon légiste initiateur, vous me devez vingt francs pour la séance. Le droit au travail… vous comprenez ?… Je reviendrai demain.

– Non pas, s’il vous plaît, mon cher ami, m’écriai-je, en me hâtant de lui remettre un billet de caisse ; ne revenez que lorsque je vous ferai appeler.

– Citoyen, je connais les devoirs de ma profession. Salut et fraternité.

– Fraternité et salut ! » répondis-je en fermant la porte.

Comme vous le pensez bien, je me hâtai de terminer ma toilette. Deux heures de plus au logis et ma matinée me coûtait au moins mille écus. À dix heures précises, prenant ma canne et mon chapeau, je descendais l’escalier avec un affreux pressentiment… l’idée du socius ; mais mon sort était inévitable ; le socius montait les degrés du premier étage. Nous nous abordâmes sans trop de cérémonie.

« Vous n’avez pas déjeuné ? lui dis-je.

– Je ne me serais pas permis de prendre ce repas sans vous, citoyen, répondit-il.

– Venez donc, repris-je, et sortons vite, sous peine d’être dévalisé complètement. »

Nous étions enfin dans la rue. Doublant l’angle Castiglione et Rivoli, nous nous acheminâmes vers cette noble place Vendôme, dont les palais circulaires et d’architecture uniforme rappellent si bien la splendide époque du tyran Louis XIV, et qu’un autre tyran, non moins illustre, choisit pour emplacement à la colonne triomphale que vous connaissez. Là, je m’arrêtai fort étonné. La colonne de bronze avait un fourreau de toile peinte, et la statue du grand homme était voilée, de la tête aux pieds, d’une draperie argentée. Me tournant alors vers le socius :

« Citoyen, me dit-il, quoi d’étonnant ? Que rappelait cette colonne ornée de bas-reliefs ? La guerre… c’est-à-dire la dévastation et l’homicide. Regardez les peintures sur toile qui la recouvrent. Voici des symboles de la fraternité universelle : les quatre parties du monde personnifiées par quatre figures pacifiques se tenant par la main. Tout le long de la spirale, des feuillages, l’olivier enlaçant au chêne, les pampres s’unissant au lierre.

– Et le grand homme, repris-je, pourquoi le voiler ?

– La statue d’un soldat empereur !… Cela jurerait parmi nous.

– Ma foi ! répondis-je par un affreux jeu de mots, la statue pourrait bien peut-être faire ce prodige ; elle jurerait énergiquement en voyant tout ce qui se passe autour d’elle. »

Mon compagnon sourit. C’était un homme conciliant et comprenant toutes les opinions.

« Regardez, me dit-il, la rue de la Paix porte toujours ce nom.

– Ce qui prouve que bien d’autres ont perdu le leur, répondis-je ; et cette belle place Vendôme ?

– On la nomme place du Bonheur.

– Comment, diable ! elle n’était pas, je crois, très à plaindre jadis.

– Ces malheureux millionnaires qui l’habitaient, répondit le socius, se ruinaient en fêtes et en contributions énormes. On leur a fourni l’heureuse occasion d’offrir leurs hôtels, immeubles onéreux, à la république sociale.

– Et la république a eu la bonté d’accepter ! qui se serait attendu à cela, citoyen socius ? Mais, repris-je, que fera-t-on de ces vastes bâtiments ?

– De grands centres de dépôt pour les marchandises de luxe que l’on fabriquera tôt ou tard.

– Pour les vendre à qui, citoyen ? ajoutai-je.

– À toutes les nations, dit-il d’un air prophétique, quand nous aurons le monde.

– Si nous allions déjeuner en attendant ?

– Je ne vois à cela aucun obstacle, » reprit-il.

Arrivé sur le boulevard, je cherchai un restaurant. Le cicerone, mon compagnon, vit mon embarras, et se hâta de me tirer de peine en me déclarant qu’il n’existait plus de restaurants dans la république. Je m’arrêtai net, fort ému, je l’avoue. Mais le socius ajouta que nous trouverions partout des tables patriotiques. Je repris mon chemin. Partout était vague ; je priai le compagnon de ma vie de veiller à nos intérêts communs et de gouverner droit vers un banquet quelconque, patriotique ou non.

Cependant, dès notre arrivée sur le boulevard, je m’étais aperçu d’un changement singulier dans l’aspect de ce beau quartier. Pas un magasin n’était ouvert. Le socius, interrogé, me répondit :

« C’est qu’il n’y a plus de magasins. Confisquer la richesse privée au profit de la fortune publique, c’est une idée suprême. »

La raison était péremptoire, mais j’en fus singulièrement attristé comme si j’avais perdu de l’argent à la fermeture de tant de riches boutiques.

« Plus de magasins sur les boulevards de Paris ? m’écriai-je.

– Ni nulle part, répliqua l’imperturbable ; mais des entrepôts, des bazars, des caravansérails, des expositions, des exhibitions, des halles, des marchés, enfin tout ce qui constitue le développement libre de la richesse publique.

– Arrivons-nous à une table patriotique ? lui dis-je. Le boulevard est triste et vide… à peu près comme mon estomac. »

Nous nous trouvions devant une grande porte dont le cintre était entouré de guirlandes de feuillages et surmontée d’une inscription n’ayant qu’un mot : Abondance ! Nous entrâmes dans le logis fortuné. Une salle immense s’offrit à nos yeux. C’était un vaste parallélogramme, coupé dans sa longueur par trois rangs de tables. Il y avait foule, et je dois dire que le plus grand ordre présidait au banquet. La compagnie était mêlée, bien entendu, mais elle ne me parut pas plus mauvaise pour cela. La plupart des convives portaient des numéros, les uns sur l’épaule, les autres sur le dos, d’autres pendus au cou. Là, en général, on s’appelait du nombre de son étiquette. Les couverts étaient d’une propreté satisfaisante. Le socius et moi allâmes nous placer à l’extrémité d’une table. – Je m’assis près de l’angle, ayant à ma gauche mon inséparable compagnon, et, à ma droite, c’est-à-dire me faisant face aux trois quarts, un jeune homme, vêtu d’une blouse bleue, sur la gorgerette de laquelle retombait un col de chemise d’une remarquable propreté. L’inconnu avait une physionomie charmante ; ses traits étaient fins et réguliers comme ceux des profils florentins ; son regard était ardent et doux. Soit qu’il eût déjà déjeuné, soit qu’il manquât d’appétit, ce jeune homme me parut rêveur, buvant à petits coups un vin clairet et pétillant. Quant au socius, il s’empara d’un formidable gigot de mouton et se mit à pourvoir mon assiette et la sienne d’une main leste et prodigue. Comme il s’occupait sérieusement de son déjeuner, et que d’ailleurs il causait volontiers avec son voisin de gauche, je liai conversation de mon côté avec le jeune convive à la blouse bleue.

« Vous êtes ouvrier, lui dis-je, et vous venez ici réparer vos forces ?

– Vous êtes étranger, répondit-il, et vous venez ici par curiosité ? »

Nous échangeâmes deux regards comme réponse affirmative.

« Avec qui êtes-vous, citoyen ? me demanda le convive à demi-voix.

– Mais avec un ami, citoyen. »

Il sourit assez malicieusement et vida d’un trait le reste de son verre, puis il ajouta :

« Ami d’emprunt, et d’emprunt forcé, n’est-ce pas ? Je parie que vous céderiez volontiers ce cher ami à qui voudrait s’en charger !

– Citoyen, lui dis-je à voix basse, vous me paraissez un digne et intelligent garçon. Je ne puis vous cacher que si je trouvais l’occasion de perdre mon compagnon, je n’en pleurerais pas.

– Attendez, reprit-il ; je connais cette espèce de pèlerins. »

Mon voisin se leva et, s’approchant des convives placés dans le voisinage du socius, il leur dit quelques mots à l’oreille. Un instant après, un employé du banquet mettait sur la table un flacon plein d’eau-de-vie probablement.

« Laissez faire mes camarades, reprit mon excellent voisin ; d’ici à un quart d’heure, votre mouche sera prise, ivre-morte ! »

Le moyen était simple, mais ingénieux ; il eut un résultat presque immédiat. Le socius, provoqué par le voisinage, porta et rendit tant de toasts civiques, patriotiques et bachiques, que son esprit et sa raison voyagèrent bientôt dans le pays des chimères. J’étais libre ; mon homme ne me connaissait plus.

« Eh bien ! reprit l’honnête ouvrier, a-t-il tardé longtemps à enfourcher le dada du père Silène ? C’est que je connais, voyez-vous, quelques-uns de ces grands démagogues : à jeun, ce sont de petits Socrates ; mettez-les en face d’un copieux déjeuner et de quelques flacons, et regardez-les rouler sous la table avec leur sagesse et leur austérité. Tenez, citoyen, j’ignore si je blesse vos opinions ou vos sympathies ; mais je vous déclare que je ne puis voir de sang-froid la grande comédie qui se joue à Paris depuis près de quinze jours ; j’ai été dupé et pipé… je ne pardonnerai cela de ma vie.

– À votre santé, voisin ! dis-je à ce digne garçon, en choquant mon verre contre le sien ; et continuez ; vous parlez à un homme fort désintéressé dans la question. J’ai mon domicile aux Indes-Orientales. Cependant, je dois ajouter que, bon Français et bon républicain comme vous paraissez l’être aussi, je ne suis engoué que modérément du nouveau régime qui s’est implanté dans ce pays-ci.

« Jour de Dieu ! reprit l’ouvrier, quand je pense que la République, voilà trois semaines encore, marchait admirablement depuis trois ans ; quand je songe à l’ordre rétabli, à la confiance revenue, aux affaires reprenant leur cours, aux travaux en pleine activité, aux journées de huit ou dix francs que je gagnais, moi, moi, peintre décorateur, ayant une mère et une sœur à soutenir ; quand ce souvenir du passé me revient, il me prend des crampes de colère telles que, si je ne me retenais…

– Calmez-vous, jeune homme, lui dis-je. Nous assistons à une comédie, vous l’ayez dit. Ne troublons pas le spectacle.

– Oui, reprit-il ; seulement, il est déjà un peu long… il serait temps de demander le rideau. Vive la République démocratique, triple tonnerre ! mais aussi vive l’Assemblée et le Président ! Croyez-vous, citoyen, que l’existence qu’on nous a faite soit tenable ? Qu’est-il arrivé depuis quinze jours ? trois pentarques, ou trois dieux, se sont partagé le pouvoir. L’un, principe de la Production, réside aux Tuileries ; le second, principe de l’Amour, trône au Palais-National ; le troisième, principe de l’Harmonie, s’est installé au Luxembourg. Ce triumvirat omnipotent règne et gouverne. Un mystère impénétrable couvre cette omniarchie. Là s’élabore la Constitution définitive qui doit être acceptée par Paris et par l’Univers. C’est à merveille ! mais, en attendant l’organisation du travail, par exemple, congé illimité aux travailleurs. La République nous paie et nous nourrit, dites-vous ? Oui, vraiment. Mais sur quels fonds ? Et si la Constitution harmonique et rayonnante tarde longtemps encore à sortir du cénacle, que ferons-nous ? Car enfin, l’argent s’épuise et le trésor n’est qu’une caisse qu’il faut remplir pour avoir la faculté de la vider. Et puis, citoyen, est-ce une vie acceptable que celle-ci : tu recevras 2 francs par jour en papier, et tu seras nourri aux frais de l’État, sans travailler. Quant à moi, la rougeur me monte au front, et tenez, en mangeant à cette table, il me semble que je vole ce déjeuner.

– Encore une question, dis-je à ce bon jeune homme. De quelle manière s’approvisionne Paris depuis quinze jours ?

– De grands pourvoyeurs de l’omniarchie achètent aux barrières, extra muros, toutes les denrées nécessaires à la consommation, mais en beau numéraire sonnant. La ville est considérée comme pestiférée, et, pour tout l’or du monde, on ne déciderait pas un paysan, un habitant de la banlieue même, à entrer dans Paris.

– C’est triste ! repris-je. Je crois savoir de bonne part que tout le pays armé observe et cerne la capitale, et qu’un jour peut-être on y arrivera par toutes les barrières pour en chasser la folie et tous les maux qu’elle enfante.

– Amen ! répondit le jeune ouvrier. En attendant, citoyen, hâtons-nous de sortir ; un spectacle nous attend sur le boulevard. Quant à votre socius, ne vous en occupez plus. »

En effet, après bien des élans bachiques, bien des toasts délirants, après avoir proclamé la Lune, le Soleil et Dieu lui-même les trois grands socialistes de l’univers, le brave homme s’était alourdi et assoupi. Il dormait profondément, le nez sur la nappe. Je suivis mon nouveau compagnon ; il avait raison, un spectacle assez étrange avait lieu sur le boulevard.

« Voici, me dit le jeune ouvrier, une théorie qui se rend au temple du Printemps, la ci-devant église de la Madeleine. On célèbre aujourd’hui les Florales ou fête des fleurs. »

En tête de la théorie marchait le groupe des musiciens. Après les harmonistes venaient les harmoniens et les harmoniennes. D’abord, un groupe de douze jeunes femmes, et, ma foi ! des plus belles ! toutes en robe blanche et couronnées de roses, d’iris, de bleuets entremêlés de feuilles de verveine, l’air triomphant, épaules nues et portant de gros bouquets à la main. Elles étaient suivies du groupe des époux ; êtres passifs, vêtus d’une sorte de dalmatique brune et couronnés de lierre (feuillage inaltérable), symbole de leur passibilité. Après ceux-ci marchaient les géniteurs ; grands harmoniens, vêtus de la dalmatique écarlate et couronnés de feuilles de chêne ; suivait le groupe des favoris, beaux et fiers, vêtus de la dalmatique bleu-de-ciel et couronnés de myrte. Enfin, les simples possesseurs fermaient le cortège, jeunes et blonds, en tunique verte et couronnés de jasmin.

La théorie passa lentement et dans le meilleur ordre, au grand étonnement de la foule qui admira peut-être, mais ne donna aucun signe d’approbation ni d’improbation. Le silence est quelquefois d’une éloquence très significative.

« Mon ami, dis-je à l’ouvrier quand le cortège fut loin, voulez-vous m’accompagner ? Je vais reprendre ma promenade dans la ville.

– Volontiers, répondit-il ; mais à une condition : c’est que vous ne vous permettrez aucune observation critique à haute voix. Dam ! il y a des yeux et des oreilles partout : vous comprenez. Je vous conduirai où vous voudrez, à la banque d’échange, à la grande commune, au jardin des Harmoniens, à la place de tous les peuples…

– Qu’est-ce donc que tout cela ? m’écriai-je. Où sommes-nous, mon ami ? au Japon ?…

– À Paris, citoyen ! » répondit-il, avec un sérieux des plus comiques.

Cette lettre, cher et honorable ami, est un journal qui partira pour les Indes dans quelques jours, si toutefois je puis parvenir à l’adresser à Marseille sans encombre. La douane, ou plutôt la barrière de la république socialiste, est ombrageuse. J’interromps aujourd’hui mon journal, sauf à le reprendre à loisir, comme un conte de fées, bien que j’écrive de l’histoire.
 

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Et nous aussi, nous dirons aujourd’hui avec notre Français-Indien de Pondichéry et avec la sultane Shéhérazade : « Voici le jour qui paraît, » s’il plaît au lecteur de nous lire encore, à la nuit prochaine, la suite de ce récit.
 

(À suivre)

 
 

 

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(Jules de Saint-Félix, in Le Constitutionnel, journal politique, littéraire, universel, n° 111, samedi 21 avril 1849 ; Alfred Kubin, « Back to the Womb » [Retour à l’utérus], c. 1904, et « Unser aller Lutter Erde » [Notre Mère à tous, la Terre], encres lithographiques et lavis sur papier cadastre, 1901)