À la porte de Saint-Cloud, la limousine s’arrêta pour le contrôle de l’essence. Mme Voghera profita de la halte pour ouvrir son sac de galuchat et en tirer son miroir, sa houppette et son bâton de rouge. Et, ce faisant, elle donna à son compagnon le coup d’œil d’avance ironique des femmes qui s’attendent à subir une raillerie masculine. Mais la raillerie ne vint pas. Donald Stuart, un coude sur l’appui de la portière, un poing sous le menton, gentiment, regardait ailleurs.

Donald Stuart emmenait à Versailles, par un beau soir d’été, Mme Voghera. Huit jours de villégiature à deux. On avait choisi le Trianon Palace. Ce n’étaient pas deux amoureux : deux camarades de route, sans davantage. Elle trente ans. Lui, quarante. Et, de part et d’autre, deux existences auxquelles le mouvement n’avait pas manqué. Par ailleurs, les meilleurs amis du monde et les plus honnêtes gens. Les femmes et les hommes dont la première jeunesse fut accidentée connaissent souvent une maturité charmante, pleine d’indulgences et de compréhensions. Donald Stuart et Pauline Voghera ne s’était jamais fait la cour, et, loin de s’en vouloir, s’en marquaient réciproquement la plus sincère gratitude. Les huit jours à passer tête-à-tête dans l’émouvant décor que créa le plus grand de tous les rois leur semblaient, à l’un comme à l’autre, une oasis de fraîche amitié parmi la terre torride des amours qu’ils avaient naguère traversées, qu’ils traverseraient encore. L’essence contrôlée, l’auto repartie, Mme Voghera prit la main de Donald Stuart et la serra. Lui, garda dans ses doigts la fluette menotte et la porta à ses lèvres. Tout cela sans nulle intention galante. Ils s’accordaient admirablement.

« Quelle chose délicieuse, murmura Mme Voghera, que la sécurité ! Trop souvent, les hommes qui se prétendent nos amis sont auprès de nous comme des chasseurs à l’affût et ne font que guetter en attendant leur heure.

– Oh ! dit Stuart, je ne suis pas tellement fou, et je tiens trop à vous. Ne craignez pas que je lâche la proie-amitié pour l’ombre-amour. »

L’auto escaladait la côte de Montretout. On marchait vite. C’était avant la grande guerre et il y avait peu d’automobiles en France et de bonnes routes.

Ville-d’Avray. La campagne. L’auto fonçait dans la nuit noire. Ses deux phares crevaient l’obscurité d’un double trait aveuglant. Tour à tour, taillis, futaies, vallons, coteaux, semblaient jaillir de l’ombre. Et Versailles, tout là-bas, se précipitait au-devant de la voiture comme une phalène vers la lampe qui l’aspire. Dix minutes encore et on serait à Versailles…

Tout à coup, au tournant d’un petit bois, une détonation ; et la voiture, après deux embardées, s’arrêta dans une secousse.

Stuart s’était mis à la portière.

« Un pneu ?

– Éclaté, confirma le chauffeur.

–  Vous avez ce qu’il faut ?

– Oui, oui. Je vais changer la roue. Une affaire de cinq minutes. »

Stuart se retourna.

« Cinq minutes, chère ! Voulez-vous descendre ?

– Mais oui, » dit Mme Voghera.

Le bois était un joli bois. Chênes, frênes, hêtres, tilleuls ; toutes les admirables verdures de cette Île-de-France qui est, en vérité, au centre du pays français, comme une île plus française que la France même. Toutes les vieilles Gaules s’y sont unies et concentrées. C’est la mélancolie pesante du pays de Bretagne qui se mêle à la fervente douceur de la terre basque et des Pyrénées. C’est la grâce précise des pinèdes provençales, toutes bleues, et c’est le mystère des Vosges avec leurs sapins noirs et leurs brumes grises. Merveilleux alliage des plus merveilleux métaux.

Donald Stuart et Mme Voghera avaient mis pied à terre. Accroupi dans la poussière, un de ses phares à côté de lui, le chauffeur tournait la roue de son vérin. L’auto violemment éclairée, l’homme noir qui s’agitait dans cette brutale lumière blanche, – le spectacle ne manquait pas de pittoresque ; et Voghera, au bras de son cavalier, se remémora l’antre des cyclopes et le forgeron Vulcain. Après quoi, elle voulut aller plus loin, les yeux lui faisant mal. La route sous la lune était large et blanche ; à droite et à gauche, les arbres y découpaient une ombre brune, et, à quelque cent pas, sur la droite, la silhouette d’une maison campagnarde s’estompait au flanc d’une côte. Plus bas, à droite et à gauche, trois grands peupliers se perdaient dans les étoiles.

Donald Stuart, comme malgré soi, s’arrêta net.

« Ho ! murmura-t-il, c’est ici.

– Ici ? » répéta Mme Voghera.

Elle le regardait, curieuse, mais point hostile : ils n’étaient pas deux amoureux.

Elle répéta :

« Ici ? Vous reconnaissez ?… »

Il répondit :

« Oui… je reconnais l’endroit. Ces peupliers là-bas… et la maison…

– Eh bien ?

– Eh bien, c’est ici qu’il y a huit ou dix ans je me suis arrêté déjà de nuit, comme aujourd’hui. J’étais en auto ; l’auto eut une panne… comme aujourd’hui encore…

– Simple coïncidence ! Je ne vois d’ailleurs pas là-dedans de quoi vous étonner…

– Non, sans doute. Mais attendez la suite. Je n’étais pas seul dans l’auto…

– Vous aviez une amie avec vous ?

– Pas une amie. Un ami… un ami, dont vous m’avez entendu parler : le comte d’Offenbach. »

Mme Voghera s’intéressa tout d’un coup :

« Comment ? le comte d’Offenbach ! celui qui est mort ?… »

Stuart inclina la tête.

« Celui qui est mort, en effet, comme vous savez… comme tout le monde sait… qui est mort en auto, à côté de moi, sur la route de Paris à Versailles. Il est mort le jour dont je vous parle et précisément un quart d’heure après s’être arrêté ici, ici où nous sommes.

– En effet, dit-elle. C’est plus extraordinaire que je n’avais vu d’abord. »

Elle réfléchit :

« Est-ce que… précisément à propos de cette mort de M. d’Offenbach, on n’a pas raconté une histoire d’arbre ?

– Oui, dit Stuart. On a raconté cette histoire, et elle est vraie. »

Il regarda autour de lui, puis, s’avançant vers un grand acacia isolé :

« Sauf erreur, voici l’arbre en question. »

Mme Voghera, s’approchant à son tour, considéra l’arbre.

« Rappelez-moi l’histoire.

– Elle est simple : il faisait cette nuit-là aussi calme qu’aujourd’hui… pas un souffle dans l’air !… Offenbach et moi avions mis pied à terre, comme nous avons fait aujourd’hui, nous deux… et nous nous promenions par la route en attendant que le chauffeur eût réparé sa panne. Tout à coup, Offenbach m’appela. Il se tenait debout devant cet arbre… ici même où je suis… et il me montra l’arbre. Je vous répète que l’air autour de nous était immobile, immobile rigoureusement. Cependant, je vis, comme Offenbach avait vu, l’arbre, l’acacia que voici, trembler.

– Trembler ?

– Trembler très fort. À telle enseigne que j’allongeai la main pour saisir une branche et toucher ainsi ce qui me paraissait être véritablement un prodige. Je touchai l’arbre et l’arbre, sur-le-champ, cessa de trembler. Offenbach alors fit comme moi, allongea le bras, saisit la branche. Immédiatement, l’arbre trembla de nouveau et plus fort qu’auparavant. »

Ayant dit, Donald Stuart se tut.

« C’est tout ? demanda Mme Voghera.

– C’est tout, dit Stuart. Un quart d’heure après, Offenbach était mort.

– Voilà qui est bien étrange, » fit Mme Voghera, après avoir songé.

Elle vint auprès de l’arbre, tendit la main avec une sorte d’hésitation et prit entre ses doigts une feuille. L’arbre était immobile et il ne bougea pas.

« C’est ainsi, demanda Mme Voghera, que votre ami toucha l’acacia ? »

Elle avait lâché la feuille.

« C’est à peu près ainsi, répondit Stuart. Peut-être un peu moins timidement. Comme ceci. »

Et, avançant à son tour, il prit lui-même à pleines mains la plus basse branche.

Mais…

Mais, tout aussitôt, l’acacia, violemment, trembla. Et il trembla d’un tremblement profond dont toutes les branches et le tronc même semblaient agités à la fois. Une tempête n’eût pu le secouer de la sorte.

Épouvantée, Mme Voghera avait bondi en arrière.

« Eh bien ? » s’écria-t-elle.

Très pâle lui-même, Donald Stuart avait lâché la branche aussi, mais l’arbre continuait de trembler.

« Eh bien ! dit-il, après un temps et s’efforçant de parler d’une voix calme, – c’était un homme fort brave que Donald Stuart, – eh bien, oui, l’acacia dont je vous parle trembla comme il tremble en ce moment. »

Ses sourcils froncés bas, il considérait fixement les ramures grelottantes.

Après une minute, il reprit, cette fois tout à fait ferme :

« Madame, une grâce ! touchez l’arbre encore  ?

–  Je n’ose pas, » dit-elle.

Il insista :

« Je vous en prie ! »

Elle obéit, et l’arbre, instantanément, ne trembla plus.

Alors, de loin, la voix du chauffeur les appela :

« Mes sieur et dame, j’ai remis la roue. »

Il avait remis la roue et le phare aussi. Il démarra. Et l’auto, doucement, vint offrir son marchepied au couple immobile. Stuart, redevenu très paisible, offrit la main à Mme Voghera et l’obligea de remonter en voiture.

« Ce n’est pas une raison ! Quoi qu’il doive advenir, vaut-il pas mieux que nous arrivions à Versailles ?… »

Ils y furent sans autre incident. Mais comme, à la porte de l’hôtel, Donald Stuart descendait le premier pour offrir la main à sa compagne, le pied lui manqua ; il tomba, sa tête porta sur l’angle du trottoir et on le releva mort.
 
 

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(Claude Farrère, in L’Autre Côté, contes insolites, Paris : Ernest Flammarion, 1928) ; repris dans l’Almanach pour rire, huitième année, Paris : Les Publications Jean-Pascal, 1930 ; in Distraire, journal pour tous, deuxième année, n° 48, vendredi 3 octobre 1930 ; « Les Contes du Radical, » in Le Radical de Marseille, soixante-sixième année, n° 27160, dimanche 19 août 1934 ; « Les Contes du Radical, » in Le Radical du Vaucluse, grand quotidien d’informations, vingtième année, n° 230, dimanche 19 août 1934. Illustration de Franklin Booth, « The Road to Wellville, » 1925)

 
 
 

 

 

 

 

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(in Almanach pour rire, huitième année, Paris : Les Publications Jean-Pascal, 1930)

 
 

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(in Distraire, journal pour tous, deuxième année, n° 48, vendredi 3 octobre 1930)