Nous avons déjà eu l’occasion d’évoquer un curieux exemple de solidarité animale, dans un précédent article sur le lézard et le crapaud de Saint-Omer. Cette légende a très probablement inspiré l’histoire du « lézard voleur de cierges » – voleur de viande à l’origine, chez Ernest Praron – de la Collégiale Saint-Vulfran d’Abbeville, avec laquelle elle présente de nombreuses similitudes.
UN LÉZARD VOLEUR DE CIERGES
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Dans l’église de Saint-Wulfran, à Abbeville, il y a, accroché à la muraille, un superbe lézard dont les dimensions atteignent celles d’un caïman de moyenne taille. Il mesure environ quatre-vingts centimètres de longueur.
Un petit crocodile, voire même un lézard empaillé dans une église catholique, une cathédrale, voilà qui n’est point banal. La présence de cette bête dans un temple hindou, chez les Égyptiens, dans la maison d’un dieu quelconque africain ou asiatique, s’expliquerait encore ; mais dans une église catholique, cela est tout au moins bizarre. Les chrétiens n’adorent pas les lézards, fussent-ils de dimensions extraordinaires ; et les caïmans, eussent ces derniers un caractère particulier ou des qualités spéciales, n’ont rien à voir dans les manifestations du culte catholique, apostolique et romain.
La rareté du fait mérite qu’on le signale, d’autant plus que toute une légende se rattache à cet animal. L’histoire est curieuse ; elle est digne d’être contée.
Il y avait une fois – il y a une centaine d’années de cela, et même davantage – un bedeau de Saint-Wulfran qui faisait fort mal son service. Il fut congédié parce qu’on trouvait que les dépenses de la fabrique, en ce qui concernait les cierges, étaient excessives. Mais, après le départ de cet employé, on continua à remarquer que les disparitions des cierges ne cessaient pas, et l’on constata qu’elles se produisaient à des intervalles à peu près réguliers. Les cierges les plus beaux, les plus volumineux, ceux qui s’élevaient fiers, rigides, hautains, droits comme de gigantesques asperges, étaient choisis de préférence par le voleur, qui méprisait les petits cierges, malingres et menus.
L’auteur de ces larcins jetait toujours son dévolu sur les plus beaux, et ceux qui figuraient sur les autels à de grandes hauteurs n’étaient pas épargnés, à la condition qu’ils valussent la peine de l’ascension. Tout le monde, dans l’église, était consterné et se demandait avec le concours de quels appareils le voleur pouvait faire l’escalade des hauts flambeaux qui ornaient les autels.
On établit d’abord une sérieuse surveillance sur le personnel de la paroisse, qu’on soupçonnait fort de voler les beaux cierges et de les revendre. Les plus minutieuses recherches ne donnèrent aucun résultat. Les enquêtes faites permirent cependant d’établir que les larcins étaient commis pendant la nuit, lorsque, fidèles et clergé étant partis, la cathédrale rentrait dans le silence et se trouvait plongée dans d’épaisses ténèbres.
On décida, cette première constatation étant faite, d’établir une surveillance pendant la nuit à l’intérieur de l’édifice. Plusieurs nuits se passèrent sans que rien d’anormal pût être découvert ; mais, au moment où, précisément, on allait renoncer à continuer les recherches, le sacristain de service remarqua, pendant sa surveillance nocturne, à la lueur de quelques flambeaux intentionnellement laissés allumés, qu’une bête de forme bizarre, très longue, peu large, s’avançait lentement sur les dalles du chœur, s’arrêtant de distance en distance. L’animal semblait écouter, de temps en temps, si un bruit quelconque ne révélait pas un danger ou la présence d’un ennemi.
Quand l’animal – un immense lézard – se fut bien assuré qu’il était seul dans l’église et que personne ne viendrait le troubler, il accéléra sa marche. Le bruit de ses griffes sur les dalles de pierres s’entendait très nettement dans le silence du monument. On percevait aussi très distinctement un léger cri que cette bête singulière poussait par moments ; à ce cri répondait un autre, celui d’un second animal, qui ne bougeait pas de place, puisque les sons qu’il articulait, assez semblables aux coassements de la grenouille, venaient, sourds, mais prolongés, toujours du même point de l’édifice.
Le sacristain fut pris de peur. Un frisson parcourut tout son être. Ses cheveux se dressaient sur sa tête. Il se signa à plusieurs reprises. Il tremblait de tous ses membres. « Le diable, pensait-il, est entré dans l’église. »
Ahuri, consterné, n’en pouvant croire ses yeux, le pauvre sacristain vit le gigantesque lézard, aidé des longues griffes qui armaient ses pattes, escalader l’autel, grimper le long d’un haut chandelier, s’emparer du plus volumineux des cierges et s’enfuir en l’emportant dans sa gueule hideuse.
Ce soir-là, le sacristain, tant il était stupéfait, ne put voir vers quel point de la cathédrale le lézard s’était dirigé après son larcin. Plus mort que vif, le fonctionnaire sortit de l’église.
Lorsqu’il conta la découverte qu’il venait de faire, on se moqua de lui. Comme il insistait, on le crut devenu fou. Mais force fut aux rieurs et aux sceptiques de reconnaître l’histoire comme exacte et de se rendre à l’évidence du fait, lorsque, quelques soirs plus tard, on constata que le récit du sacristain était vrai. Un groupe de personnes postées en observation vit le lézard renouveler son manège. L’animal prit même, ce soir-là, un cierge tout allumé, et c’est la lueur de la flamme qui permit aux témoins de la scène de remarquer que la bête disparaissait sous une des dalles de la nef et de découvrir ainsi quel était son repaire.
Le lendemain matin, avec toutes sortes de précautions, on descella une série de dalles en pierre, et l’on trouva, à la stupéfaction générale, dans une sorte de caverne étroite, sous le sol de l’église, le lézard immense, le voleur de cierges, vivant de compagnie avec un gigantesque crapaud, gros et ventru. On s’empara des deux animaux. Le lézard seul se défendit ; le crapaud n’opposa aucune résistance.
Le reptile et le batracien vivaient ainsi, depuis de nombreuses années. Comment étaient-ils venus là ? Personne n’a jamais pu le savoir. Ce qu’il y a de certain, c’est que le lézard sortait, presque toutes les nuits, par un trou assez grand pour lui livrer passage ; il s’emparait des plus beaux cierges, qu’il rapportait dans la caverne, où les deux animaux les mangeaient.
Le lézard pourvoyant à la nourriture du crapaud, condamné par sa forme et ses dimensions à la plus absolue stabilité, est un exemple de solidarité fort curieux. Il a valu à ce gigantesque lézard, sorte de crocodile par ses dimensions, l’honneur d’être empaillé et accroché, à l’intérieur de Saint-Wulfran, sur une des murailles de l’église, où il étonne les visiteurs qui ignorent cette histoire.
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(V. P., in L’Universel, magazine hebdomadaire illustré, n° 2, 1er octobre 1903 ; Benjamin Becquet, « Lézard vert, » eau-forte et aquatinte sur cuivre, 2019 ; la seconde gravure est extraite de la publication)
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Dans la notice qu’il a consacrée en 1860 à la description de la Collégiale Saint-Vulfran, Ernest Praron est le premier, semble-t-il, à avoir imprimé cette légende ; mais le lézard s’avère être un crocodile voleur de viande. Il développera cette anecdote quelques années plus tard pour en faire un conte pour enfants, dédié à ses neveux.
BAS-CÔTÉ GAUCHE DE LA NEF : LE LÉZARD DE SAINT-VULFRAN
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Nous ne remarquerons d’abord, sur le mur de l’ancienne trésorerie, le petit caïman de quatre pieds et demi de long, cloué la tête en l’air dans la position d’un animal grimpant, que pour rappeler un récit populaire devenu de tradition, mais emprunté sans doute à quelque autre pays où on en trouve d’analogues. La tradition ne voit encore, dans ce petit crocodile, qu’un gros lézard dont l’histoire rappellerait les beaux temps de l’amitié de Thésée et de Pirithoüs chez les bêtes. Un boucher – la vieille Boucherie est voisine de Saint-Vulfran, comme on sait – reconnaissait tous les matins un grand déficit dans la viande découpée sur ses étaux, bien que sa porte fût fermée, la nuit, à double clef. Il se met une nuit en embuscade, entend, aux heures les plus noires, un faible bruit, comme le pas de quelqu’un qui, par instants, ramperait avec précaution et, dans d’autres, glisserait avec une certaine trémulation rapide en laissant traîner des chaussures molles ; mais il a beau tendre et élargir ses prunelles dans l’obscurité, il ne voit rien. Le lendemain, le plus beau morceau de viande manquait dans sa boutique, et ni les verrous ni la serrure de sa porte n’avaient bougé. La nuit suivante, le boucher se poste derrière ses tables, mais une lanterne sourde est sous sa main, prête à éclairer tous les coins de la boutique. Les bruits déjà étudiés trahissent un vol nouveau ; le boucher fait tourner brusquement le cylindre de sa lanterne ; un animal aux mâchoires pointues, à longue queue, aux tortillons rapides, s’échappait, avec un morceau de viande, par le large trou du ruisseau qui servait à égoutter le sang de l’abattoir. Le boucher, revenu de sa stupeur, ouvre doucement sa porte, retrouve l’animal dans la rue et le suit en cachant sa lumière. Le lézard, car c’était bien celui dont la dépouille expie depuis si longtemps les déprédations nocturnes, exemple desséché des maraudeurs de toutes les conditions, le lézard entraîne le boucher jusque dans le cimetière qui ceignait les murs saints de l’église. L’animal s’arrête ; l’homme effrayé suspend son pas, mais la lanterne fermée tremble dans sa main, et ses cheveux se hérissent quand il voit la pierre d’une tombe se soulever lentement devant l’animal, puis l’animal disparaître sous terre et la pierre redescendre avec la même effrayante lenteur. Le boucher, sa sueur froide essuyée, s’approche cependant de la tombe, fait jouer sa lanterne et lit l’inscription ; les titres du défunt enseveli à cette place n’avaient rien d’épouvantable ; ce n’était pas même l’épitaphe d’un membre de la corporation des bouchers ; la tombe ressemblait à toutes les tombes recouvertes d’une large dalle ; une tombe indifférente enfin, que remarqua cependant bien le malheureux témoin de ces prodiges renversants, car, dès le lendemain, portant encore dans sa pâleur le témoignage de sa bonne foi, il alla trouver le maïeur, les échevins et le doyen du chapitre, et leur raconta, de point en point, les événements de la nuit ; récit qui, de nos jours, eût fait douter de sa raison, mais qui lui attira les égards des esprits non prévenus de ce temps. Les bas officiers de la ville et de l’église sont armés de bêches et de leviers ; la pierre de la tombe est renversée ; l’échevinage et les chanoines reculent. Dans la fosse ouverte, à côté d’un crâne et de quelques os humains désunis, un énorme crapaud et un énorme lézard rongeaient les restes d’une large pièce de viande. Les deux animaux, étonnés d’abord, cherchent à fuir ; mais les sergents à masse avec leurs masses, les suisses avec leurs hallebardes, les poursuivent, les assomment, les percent, et le crapaud vient rendre le dernier soupir sur le lézard mourant. On s’expliqua alors la merveille : le crapaud soulevait la pierre en se gonflant pour donner passage, toutes les nuits, au lézard chargé de l’approvisionnement. La peau seule du lézard fut conservée et fixée au mur de l’église, pour perpétuer le souvenir de l’aventure extraordinaire.
Tel est le récit que le temps, qui vieillit vite, nous a légué ; mais les critiques défiants, qui pénètrent partout, assurent que l’animal, rapporté des pays étrangers, n’est qu’un ex-voto de marins. À l’appui de cette explication, si j’entre à mon tour dans les probabilités glacées de la raison, je puis dire avoir vu autrefois ce lézard cher à l’imagination populaire attaché beaucoup plus haut dans l’église, aux environs de la chapelle de Notre-Dame de Lorette, où les marins suspendaient leurs dons et où nous voyons encore flotter dans l’air deux petits navires tout gréés offerts par eux.
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(Ernest Prarond, Saint-Vulfran d’Abbeville, extrait des Mémoires de la Société impériale d’Émulation d’Abbeville, Abbeville : Typographie de P. Briez, 1860 ; Thomas Colman Dibdin, « Saint-Wulfran à Abbeville, » aquarelle, 1873)
SECONDE HISTOIRE
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Où l’on voit comment un lézard vivait en bonne amitié avec un crapaud
Vous avez souvent regardé, mes chers neveux, cet animal au museau pointu, à longue queue, à la peau rugueuse et presque épineuse, cloué les pattes étendues et comme grimpant au mur, dans le bas-côté de l’église. Tout le monde vous le nommera le lézard de Saint-Vulfran. L’histoire de cet animal mérite de vous être racontée ; elle vous montrera chez les bêtes l’affection dévouée de Thésée et de Pirithoüs et vous prouvera que, dans la croyance populaire, – retenez cela pour l’honneur du cœur humain, – l’amitié peut même exister entre les monstres. Si quelque répulsion, si quelque répugnance vous saisissent pendant mon récit, vous réfléchirez au triste sort des pauvres bêtes détestées de tous les yeux ; vous vous demanderez si l’amitié et l’assistance mutuelle entre les êtres déshérités de la forme au point de faire horreur ne deviennent pas des vertus touchantes, et vous aurez pitié de ces monstres à cause de leur laideur même et de leur malheur.
Un boucher, – la vieille Boucherie est voisine de Saint-Vulfran, comme on sait, – reconnaissait tous les matins un grand déficit dans la viande découpée sur ses étaux, bien que sa porte fût fermée, la nuit, à double clef.
Les meilleurs morceaux, les plus friands, les plus disputés, s’envolaient vers une clientèle inconnue.
Tantôt c’était un gigot qu’avait retenu madame la licenciée-ès-lois, et, le lendemain, le boucher ne pouvant fournir la pièce retenue, madame la licenciée-ès-lois s’indignait de la préférence accordée à madame l’élue ; tantôt c’était un aloyau que madame l’élue avait voulu s’assurer pour traiter messieurs les officiers des aides et que le boucher ne pouvait retrouver, et grands cris de madame l’élue qui voyait déjà l’aloyau sur la table de madame la conseillère en la sénéchaussée de Ponthieu ; mêmes accusations sur le pauvre homme et mêmes plaintes quand madame la conseillère s’imaginait son rôti à la broche chez madame la mairesse, quand madame la mairesse soupçonnait le sien chez madame la lieutenante générale en la sénéchaussée, et quand celle-ci, à son tour, était convaincue de quelques bassesses commises par le boucher en faveur de madame la sénéchale de Ponthieu.
Le bouclier, poussé au délire, ne savait où donner de la tête. Quel voleur adroit pouvait ainsi se jouer de son œil et de ses serrures ?
Tous les garçons de la corporation, successivement accusés par lui d’indélicatesse, refusaient de le servir, et il en était réduit à tuer, à écorcher, à découper, à offrir tout de ses propres mains aux commères et aux méchines ; mais le sort demeurait sur sa maison, et, à la fin de chaque semaine, quelque morceau faisait toujours défaut au compte.
S’il n’eût été persuadé de sa propre honnêteté, il se fût dénoncé lui-même aux juges comme l’auteur des fraudes.
Mais pourquoi se serait-il volé ? Il avait de l’ordre, aimait à entendre l’argent trébucher dans ses tiroirs, et mademoiselle sa femme – ainsi qualifiait-on alors les bonnes bourgeoises – ne lui défendait pas de conserver quelque argent de poche et d’aller de temps en temps s’asseoir avec ses amis chez l’hostelain ou chez le tavernier.
Il finit enfin comme il eût dû commencer.
Une nuit, il se met en embuscade derrière ses étaux, entend, aux heures les plus noires, un faible bruit, comme le pas de quelqu’un qui, par instants, ramperait avec précaution et, dans d’autres, glisserait avec une certaine trémulation rapide en laissant traîner des chaussures molles ; mais il a beau tendre et élargir ses prunelles dans l’obscurité, il ne voit rien. Le lendemain, le plus beau morceau de viande manquait dans sa boutique, et ni les verrous, ni la serrure de sa porte n’avaient bougé. La nuit suivante, il se poste encore derrière ses tables, mais une lanterne sourde est sous sa main, prête à porter la lumière dans tous les coins. Les bruits déjà remarqués trahissent un vol nouveau ; le boucher fait tourner brusquement le cylindre de sa lanterne. Un animal aux mâchoires pointues, à longue queue, aux tordions rapides, s’échappe sous le jet de clarté, un morceau de viande traînant et ballotant de son affreuse gueule. L’assemblage louvoyant de chair morte et d’hydre à pattes crochues disparaît par le large ruisseau voûté en rond qui sert à égoutter dans la rue le sang des bêtes tuées.
La terreur cloue un instant le boucher à sa place ; mais, revenu de sa stupeur, en homme brave et en digne compagnon de la compagnie des archets, il ouvre doucement sa porte, retrouve l’animal dans la rue et le suit en cachant sa lumière. Le lézard, car c’était bien celui dont la dépouille expie depuis si longtemps les déprédations nocturnes, exemple desséché des maraudeurs de toutes les conditions, le lézard entraîne le boucher jusque dans le cimetière, ouvert jour et nuit entre l’église et l’hôpital fondé par le comte Jean. L’animal s’arrête ; l’homme effrayé suspend son pas, mais sa lanterne fermée tremble dans sa main, et ses cheveux se hérissent quand il voit la pierre d’une tombe se soulever lentement devant l’animal, puis l’animal disparaître sous terre et la pierre redescendre avec la même effrayante lenteur. Le boucher, sa sueur froide essuyée, s’approche cependant de la tombe, fait jouer sa lanterne et lit l’inscription. Les titres du défunt enseveli à cette place n’avaient rien d’épouvantable ; ce n’était pas même l’épitaphe d’un membre de la corporation des bouchers. La tombe ressemblait à toutes les tombes recouvertes d’une large dalle ; une tombe indifférente enfin, que remarqua cependant bien le malheureux témoin de ces prodiges renversants, car, dès le lendemain, portant encore dans sa pâleur le témoignage de sa bonne foi, il alla trouver le maïeur, les échevins et le doyen du chapitre, et leur raconta, de point en point, les événements de la nuit ; récit qui, de nos jours, eût fait douter de sa raison, mais qui lui attira les égards des esprits non prévenus de ce temps.
On s’assemble, on discute ; les femmes, les enfants, les hommes mêmes considèrent respectueusement le boucher qui raconte ces choses extraordinaires, et qui les a vues ! Que faire ? faut-il recourir à notre Seigneur le roi ou à son lieutenant-général en la province de Picardie ou à monsieur l’official ?
Il est assez remarquable qu’un avis plus simple rallie enfin les opinions. On ne sait malheureusement plus par quel homme de sens l’avis fut donné.
Les bas officiers de la ville et de l’église sont armés de bêches et de leviers ; la pierre de la tombe est renversée ; l’échevinage et les chanoines reculent. Dans la fosse ouverte, à côté d’un crâne et de quelques os humains désunis, un énorme crapaud et un énorme lézard rongeaient les restes d’une large pièce de viande.
Entre les pattes, sous le ventre des bêtes, entre les os dispersés, les vers, sortis des tombes voisines et accourus à travers la terre à ce festin des ténèbres, prenaient leur part de la viande hachée par les deux grandes mâchoires. Horribles agapes aux mille convives grouillant et fourmillant sous la présidence du lézard et du crapaud accroupis en face l’un de l’autre ! Cette vue ôta l’appétit pour plusieurs jours au maïeur et au doyen du chapitre.
Avez-vous jamais réfléchi au joli ménage que font les lapins au fond de leurs trous dans les bois ? On voudrait parfois, n’est-ce pas ? s’établir au milieu d’eux, partager leur gîte, causer avec eux. Ce sont de si bonnes gens que les lapins, et si propres et si bien vêtus de fourrure lisse, avec des yeux si doux et un petit museau si net ! Il semble qu’on philosopherait bien dans les chambres les plus retirées et les plus chaudes de leurs terriers, qu’on y pourrait lire, perfectionner ses études et devenir très savant sans s’ennuyer jamais ; on aurait juste la distraction convenable aux longs travaux dans la compagnie de ces hôtes sociables qui vont et viennent, entrent et sortent, et vous apporteraient les nouvelles du dehors, les histoires du soleil et de la pluie, de maître renard ou de maître corbeau, de madame la fourmi ou de mademoiselle la cigale ; mais vous figurez-vous l’affreuse communauté de ce lézard et de ce crapaud, et l’étrange vie et quel supplice ce serait, une réclusion forcée en leur étroit voisinage, en pareil lieu ?
Les deux animaux, étonnés d’abord, cherchent à fuir ; mais les sergents à masse avec leurs masses, les suisses avec leurs hallebardes, les poursuivent, les assomment, les percent, et le crapaud vient rendre le dernier soupir sur le lézard mourant.
Ce n’est pas tout de suite que l’échevinage et les chanoines osèrent approcher du monstrueux couple, mais quand la mort des deux amis fût bien certaine, ils ne se firent pas faute de dissertations sur leur nature vicieuse et ne leur mesurèrent pas les injures.
On s’expliqua alors la merveille : le crapaud soulevait la pierre en se gonflant pour donner passage, toutes les nuits, au lézard chargé de l’approvisionnement. La peau seule du lézard fut conservée et fixée au mur de l’église, pour perpétuer le souvenir de l’aventure extraordinaire.
Tel est le récit que le temps, ordonnateur des faits, nous a légué ; mais les critiques défiants, qui démontent tout, assurent que l’animal, rapporté des pays étrangers, n’est qu’un ex-voto de marins. À l’appui de cette explication, si j’entre à mon tour dans les probabilités glacées de la raison, je puis dire avoir vu ce lézard, cher à l’imagination populaire, attaché beaucoup plus haut dans l’église, aux environs de la chapelle de Notre-Dame-de-Lorette, où les marins suspendaient leurs dons et où nous voyons encore flotter dans l’air deux petits navires tout gréés offerts par eux.
Pour finir par un mot de science, les zoologistes affirment que ce saurien de quatre pieds et demi de long, taille plus qu’exorbitante pour toutes les espèces de lézard, est un jeune crocodile de l’espèce de ceux qui nagent dans les eaux de l’Amazone.
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(Ernest Praron, Pierrot grandit : étrennes aux neveux, Abbeville : Imprimerie P. Briez, 1867 ; gravure extraite du magazine illustré Chatterbox, 1894.)
ALCIUS LEDIEU : LE LÉZARD DE SAINT-VULFRAN
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En entrant dans l’église St-Vulfran, on aperçoit, attaché sur le mur du bas-côté gauche, un énorme lézard empaillé, de quatre pieds et demi de haut, qui a l’attitude d’un animal grimpant.
On raconte qu’à une époque assez lointaine, ce lézard avait élu domicile dans un caveau de l’église et qu’il partageait sa demeure avec un énorme crapaud. Le soir venu, ce dernier se gonflait de telle sorte qu’il soulevait la dalle recouvrant le tombeau afin de permettre au lézard d’aller enlever les corps qui venaient d’être enterrés dans l’église, et que le voleur allait ensuite partager avec le crapaud.
Il arriva qu’un assez long temps s’écoula sans qu’on enterrât dans l’église. La faim, dit-on, chasse le loup du bois ; elle chassa aussi le lézard de l’église ; il alla s’approvisionner de viande fraîche chez un boucher du voisinage. Le boucher ne tarda point à s’apercevoir que ses quartiers de bœuf disparaissaient du soir au matin ; il s’embusqua et, la nuit suivante, il aperçut le voleur, qu’il suivit dans l’église St-Vulfran, et le vit disparaître avec son butin sous une dalle qu’un crapaud avait soulevée à son approche.
Le jour venu, le boucher raconta son aventure à tous ses voisins ; chacun s’arma d’un instrument quelconque et tous se rendirent dans la collégiale. La dalle fut enlevée et les deux carnassiers qu’elle recouvrait furent impitoyablement mis à mort.
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(Alcius Ledieu, « Légendes sur l’église S. Vulfran d’Abbeville, » in La Tradition, revue générale des contes, légendes, chants, usages, traditions et arts populaires, sixième année, n° 5, mai 1892)