« Et dire que la fête de Neuilly bat son plein, que les manèges de cochons font rage, qu’on s’étouffe aux montagnes suisses et qu’entre le théâtre Lisbonne et les fauves de chez Bidel, le Tout-Paris des premières se bouscule et s’écrase autour des lutteurs de Marseille, et, nous, nous sommes dans cette solitude et ce calme ! »

Quoi de plus calme, en effet, que le village de pêcheurs où nous nous trouvions, Charles Huchard et moi ? Moins par curiosité que pour éviter la chaleur du jour et couper un peu la monotonie du voyage, nous nous étions arrêtés au Lavandou.

La monotonie et la somnolence de l’endroit nous gagnaient ; tout le Lavandou faisait la sieste ; les pianos eux-mêmes respectaient le silence des hôtels. Les pieds nus, une bande de jeunes pêcheurs courait et se poursuivait sur le sable, sans pouvoir mettre en train une partie de boules ; un peu à l’écart de la route, une roulotte de saltimbanques dressait ses deux brancards vides dans le bleu nacré du ciel ; le cheval devait paître dans quelque pré voisin ; mais la roulotte, nette à l’œil et nouvellement peinte, n’éveillait aucune idée de misère. Il y avait des rideaux blancs aux petites fenêtres, des pots de géraniums en fleurs sur le palier d’entrée, et la porte était tout égayée par une cage d’oiseaux accrochée en dehors ; le gazouillement de deux canaris y pétillait éperdument sous le soleil.

« La fête de Neuilly du Lavandou, lançait Huchard, en me faisant remarquer l’inscription peinte sur la roulotte : Tournée artistique Anatole Sicart. »

Et, comme évoqué, on aurait dit, par l’inscription même, un grand gaillard surgissait du fond de la voiture, mis à la dernière mode, pantalon et souliers blancs, et, presque en même temps que lui, se dressait dans son ombre une assez jolie fille en cheveux, le chignon haut sur la nuque et les seins libres sous un peignoir de percale.

« Anatole Sicart et sa troupe, » faisais-je en souriant.

Je ne croyais pas si bien dire, car, l’homme ayant soufflé dans une espèce de trompette, la bande des pêcheurs lâchait la partie de boules et venait faire cercle autour du forain ; des indigènes se joignaient à eux, des commères se montraient aux portes. Tout le Lavandou s’animait, et, campé solidement sur ses mains, Anatole Sicart, d’une voix de camelot, commençait son boniment :

« Ce soir à huit heures et demie, grande représentation au Café des Bains. Mme Éliane de Florespont dans son répertoire. Je tiendrai, moi, Anatole Sicart, l’emploi de Monsieur Marius Pomadour congédié, pantomimes et chansonnettes. Le Million des Chartreux, la dernière création de la Boîte à Fursy, et À bon chat, bon rat, l’Entôleuse entôlée, du théâtre du Grand-Guigui. Le spectacle est gratuit ; nous nous en remettons à la générosité du public.

Et toi, Éliane, un coup de trompette. »

Cinq minutes après, nous roulions vers Cavalaire.

« Ces chanteurs ambulants, ces comédiens nomades, pensait à voix haute Huchard, quelle existence heureuse est la leur, en cette saison et surtout dans ce pays !

D’ailleurs, vous l’avez vu. Était-il assez bien vêtu, chaussé, lingé ! Et la roulotte fleurie, et cette jolie fille pour maîtresse, et quel aplomb, quelle désinvolture ! Ah ! le manager de la tournée artistique Sicart sait organiser sa vie ! Il couche où ça lui plaît, il part quand il veut ; son home voyage avec lui, et il vit au grand air. C’est peut-être nous qui sommes des imbéciles ! »

Il y eut un silence.

« Oh ! pour une jolie fille aujourd’hui rencontrée ! Les femmes de ces tournées sont généralement hideuses.

– Dans le Nord, oui, et dans l’Ouest aussi ; mais pas dans le Midi. »

Et, élevant tout à coup la voix :

« J’ai couché une nuit dans une roulotte, et c’est un des souvenirs les plus étranges et des plus précis de ma vie de garçon. Oh ! pour une nuit troublante, ce fut une nuit troublante. Rien n’y manqua, la volupté et la terreur. C’était sur une petite plage comme celle que nous venons de quitter, mais bien moins pittoresque, à Palavas, Palavas-les-Flots, les bains de mer de Montpellier.

De passage à Montpellier, j’y avais été dîner pour respirer l’air de la mer ; j’y tombais sur une fête foraine, une fin de fête plutôt, car la plupart des baraques étaient déjà démontées et les représentations d’une ménagerie de fauves agonisaient. C’était en août, et une chaleur atroce, humide, rendait la piqûre des moustiques plus cuisante, et le moustique pullule à Palavas.

J’errais à la dérive dans cette débâcle et cet abandon, sans pouvoir plus m’intéresser aux boutiques de loteries et aux œufs dansants d’un misérable tir. Le train qui devait me ramener à Montpellier ne partait qu’à onze heures. De guerre lasse, je quittai le champ de foire et j’allai promener mon attente au bord de la mer. Elle était noire et luisante comme du naphte, sous un ciel livide et bas, gros d’orage ; mais, à l’autre bout de la grève, la lueur de deux torches fumeuses groupait des silhouettes équivoques dans la nuit : une roulotte de saltimbanques, un baraquement de toile s’y profilaient dans un halo rougeâtre… Quel spectacle louche attirait cette foule à l’écart ? Je me dirigeai vers les torches ; on s’amusait ferme, autour de la baraque ; des rires et des huées saluaient quelque bon tour. J’écartai une trôlée de gamins et de voyous ; une jeune femme, sanglée dans un maillot d’acrobate, remuait sur une table des formes bizarres. Très décolletée et ses robustes bras entièrement nus, elle manœuvrait avec une baguette de fer dans un innommable tas de choses grisâtres et d’ailerons velus. Cela rampait et se traînait sur la table avec une lenteur maladroite ; cela tentait de s’enfuir d’une marche oblique et lourde, vite ramenée au milieu de la table par un coup de férule, et, parfois, deux ailes membraneuses, on eût dit de caoutchouc mouillé, tentaient un essor mou ; mais, de sa baguette de fer, la saltimbanque aplatissait vite la bête, car c’étaient des bêtes flasques et velues, hideuses et répugnantes, qu’exhibait la dompteuse. Cela, de temps en temps, sortait des griffes pointues et montrait des rangées de dents blanches ; des petits cris hissaient hors de museaux camus.

Le public se bousculait, effaré et ravi, et, m’étant tout à fait approché, je reconnaissais dans les horribles bêtes trois couples de vampires, des Vampirus Spectrum, de la famille des Phillosmides, les énormes chauves-souris des Tropiques si friandes du sang humain, et dont les avides suçoirs font sous l’Équateur l’insécurité des nuits.

Maintenant, la belle fille faisait la quête. Solide et musclée, elle cambrait, dans une trousse de satin noir, des reins de lutteur ; le galbe de ses jambes était bien moins celui d’une Vénus que d’un Hermès ; mais la gorge droite et dure était d’une femme. Le nez brusque, la mâchoire lourde et la bouche épaisse, elle offrait sous les cheveux ramenés sur le front un type effroyablement canaille et bestial. La nuque courte, les prunelles quémandeuses et mobiles, et le teint mat un peu huileux, lui prêtaient un caractère de basse luxure déjà vu dans des eaux-fortes de Félicien Rops.

Comment désirai-je tout à coup cette fille, et comment comprit-elle aussitôt mon désir ?

Il est vrai que j’avais mis cent sous dans sa sébille et que j’avais trouvé le moyen de frôler son bras nu. La chair en était ferme et froide ; ce contact m’allumait et, prenant un louis, je l’ajustai dans le coin de mon œil comme un monocle d’un nouveau genre ; les prunelles de la fille souriaient ; ses paupières s’abaissaient, consentantes.

Elle remisait ses bêtes dans une espèce de cage, jetait un waterproof sur ses épaules et éteignait les torches ; le spectacle était fini.

« Dans une heure, ici, quand tout le monde sera parti, trouvait-elle le moyen de me dire en me frôlant du coude.

– Ici, pourquoi pas à l’hôtel ?

– Ici, ou nulle part, je ne peux pas laisser les bêtes seules. Oh ! y a pas d’ danger. Mon amant est à Montpellier, il ne r’vient que demain. Oh ! le lit est bon, il y a une moustiquaire ; vous dormirez tranquille. Vous donnerez bien deux louis, j’les vaux. »

Il y avait, en effet, une moustiquaire, des oreillers de crin et un sommier dernier modèle. Miss Andréa, la charmeuse de vampires avait une anatomie de gymnaste, la chair était élastique et froide, mais je n’avais pas moins quelque appréhension à cause des vampires. Je sentais les horribles bêtes suceuses de sang remuer dans la cage, auprès de moi.

« N’t’émotionne pas comme ça, me disait la charmeuse. Va, n’crains rien ; la cage est fermée, el’n’ peuvent pas sortir. »

Si bien qu’après une reprise furieuse de baisers et d’étreintes (miss Andréa justifiait son physique), je m’endormais exténué, anéanti.

Je revenais à moi sous une étrange et insistante caresse. Dans la torpeur d’un demi-sommeil, j’avais d’abord senti comme des lèvres frôleuses qui s’égaraient sur moi. C’était comme une lente et progressive emprise ; des baisers s’incrustaient dans ma chair, si obstinés qu’ils semblaient parfois des petites morsures, et la souffrance en était délicieuse, car l’imprévue caresse me possédait partout à la fois. Comme des mains tièdes me parcouraient, et je me sentais allégé, plus dispos, et pourtant engourdi, comme après une piqûre de morphine. Était-ce un rêve ou quelque pratique savante de miss Andréa ? Et je ne bougeais pas, envahi d’un mortel bien-être, quand une douleur aiguë derrière l’oreille me réveillait tout à fait. J’y portais vivement la main et rencontrais une chose tiède, flasque et velue, qui me faisait pousser un cri d’horreur. Je me dressais sur mon séant en secouant la chose molle et vivante ; la clarté lunaire entrait par une fenêtre ouverte et je vis que j’avais les mains pleines de sang. J’avais du sang sur ma poitrine et le long de mes reins et de mes cuisses ; sur mon ventre aussi. Trois vampires, trois hideux vampirus spectrum, vrillés à ma peau, pompaient mon sang lentement, sûrement.

Miss Andréa avait disparu. Je voulais me lever, m’enfuir, mais déjà à bout de forces, déjà exsangue, hélas ! je restais sans mouvement. Je ne pouvais même pas détacher les trois monstres de mon corps. J’avais pu jeter sur le plancher celui qui me mordait au cou; j’étais la proie inerte de la ménagerie d’Andréa, et, pendant que je me débattais en vain et si peu, comme un noyé sous l’eau, mes yeux hallucinés voyaient deux autres vampires qui rampaient obliquement vers moi.

La minute fut si atroce que je m’évanouis.

Je revenais à moi entre les bras de miss Andréa. La belle fille étanchait le sang de mes plaies ; toute la roulotte empestait l’ammoniaque ; la charmeuse pansait les morsures avec de l’eau étendue d’arnica.

« Les satanées bêtes, je les avais si bien enfermées. Comment ont-elles pu se sauver ? Moi, j’étais allée faire un tour sur la plage et en griller une : il fait si chaud dans cette boîte. Quand je suis rentrée et que j’ t’ai vu dans c’t’ état, j’ai cru que Grégory était r’venu et qu’i t’avait fait l’ sale tour d’ leur ouvrir la porte, pour t’apprendre à coucher avec sa femme.

– Grégory ! qui ça, Grégory ?

– Mais, mon amant. Il en est bien capable ; non pas qu’i’ soit jaloux, mais c’est une rosse ; i’ m’a fait l’ coup déjà une ou deux fois. Allons, t’es pansé. Avale un peu de cognac et décanille. Habille-toi, j’ vais t’aider, l’ grand air te remettra. »

Et je m’esquivais au plus vite, aidé par les mains expertes d’Andréa.

Je n’ai jamais revu la belle fille. Était-ce elle qui avait ouvert la cage de ses bêtes ou son amant, revenu à l’improviste ? Ces deux êtres étaient-ils complices ou fus-je la victime d’un hasard ? Je n’approfondissais pas la chose, heureux de m’en être tiré à si bon compte. Mais, de retour à Montpellier, je constatai la disparition de ma montre, de ma chaîne et d’une grosse perle que je portais au petit doigt.
 
 

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(Jean Lorrain, « Par les routes, » in Le Journal, treizième année, n° 4286, samedi 25 juin 1904 ; repris en volume dans le recueil Le Crime des riches, Paris : Pierre Douville, 1905 ; cette nouvelle a également été reprise dans l’anthologie de Francis Lacassin, Vampires de Paris, Paris : « Les Maîtres de l’étrange et de la peur, » Union Générale d’Éditions, 1981. L’illustration est extraite de l’édition Baudinière, 1928)