La nuit vint enfin, où atterrit l’aéroplane si longtemps attendu. Nous accourûmes, moi et beaucoup d’autres qui durant huit jours avions fouillé l’ombre, et qui manquâmes, le neuvième, sa silencieuse arrivée au sol. De loin, je distinguais déjà sur le plateau en plan incliné les formes aiguës du monstre, et une rangée de petits feux confus et rapides sortant vraisemblablement de ses entrailles illuminées.
Deux tours fichées dans la nuit frappaient par leur petitesse, relativement à la longueur du fuselage et la largeur des ailes. Entre leurs flèches, une antenne était tendue. Au reste, les ailes de l’avion étaient si épaisses qu’il devait, dans leur profondeur, se cacher des chambres. Elles comportaient toute une série d’hélices. Un escalier monumental conduisait au grand portail, qu’on relevait sans doute durant le vol, et qu’on baissait quand l’avion s’inclinait vers la terre.
C’est de près seulement que la cathédrale volante révélait sa beauté lourde et noire. Le toit svelte était découpé de dentelures gothiques, avec, en saillie, de monstrueuses gargouilles représentant des hommes difformes, des diables et des anges.
Je crois que tous ceux qui se précipitèrent vers l’aéroplane étaient semblables à moi par le cœur, l’âme et le cerveau C’étaient de malheureux croyants hantant les églises, les chapelles et les cloîtres, et dont les prières avaient toujours été vaines, des gens têtus, sans cesse à genoux devant les crèches dans les coins sombres des maison des Dieu, et qui, après tant d’heures opiniâtres vécues à genoux, avaient enfin connu l’inutilité de leurs plaintes, et que jamais les saints et les saintes n’exauceraient leurs désirs.
Moi-même, n’avais-je pas, durant tout un mois, léché les talons de la Vierge de Lourdes ? Je m’étais laissé enfermer à l’église plusieurs nuits pour pouvoir cracher sans être dérangé les geysers de mes vœux et de mes résolutions. J’avais couru tous les autels avec une ferveur insensée, et veillé, dans une exténuante concentration, devant chacun d’eux pour qu’il n’y eût pas de jaloux. Avec impudeur, j’avais baisé même une image tombée dans les toiles d’araignée derrière les fonts baptismaux. Aucune de mes prières n’avait été exaucée.
Et c’est pourquoi je me hâtais tant à présent !
C’était l’arrivée de la cathédrale ! Au diable notre basilique avec son toit troué, sa coupole rouillée, ses autels moisis où suinte i’eau noire des gouttières ! Notre pensée à tous était la même, en dépit de notre mutisme.
Une foule énorme attendait déjà, rangée en forme de fer à cheval, devant l’aéroplane gothique. Soudain une tour se troua de deux fenêtres et des cloches se mirent à sonner, répandant dans toutes les directions un hymne glorieux et solennel. Puis les grandes portes s’ouvrirent et le commodore parut sur l’escalier. Il avait une barbe blanche de patriarche et un casque de cuir avec de grosses lunettes. Sa cape brodée d’or tombait jusqu’à terre. De près, je voyais ce manteau traînant sur le sol et souillé de boue comme au retour d’un enterrement dans un cimetière trempé de pluie.
Sur la dernière marche, il s’arrêta, étendit les bras pour bénir et dit :
« À vous tous qui avez attendu si ardemment ma cathédrale, à tous, croyants aux têtes dures dont la foi reste vivante malgré les déceptions, l’heure est venue où vos prières seront exaucées. Vos sanctuaires et vos autels, collés au ventre de la terre, sont trop loin de Dieu, vos saints et vos saintes trop emmaillotés de prières, bourrés et surchargés de promesses et de serments. Entrez dans notre cathédrale qui enlèvera vos vœux à dix mille mètres au-dessus de l’enveloppe terrestre. Nous nous envolerons par-delà le Gaurisankar, au-dessus des orages et sur l’échine des nuages, entre les étoiles et notre monde, insouciants de ses abîmes sans fond, et nous célébrerons une messe gigantesque en plein azur. Quelle est celle de vos prières, quel est celui de vos vœux secrets qui resteraient inexaucés dans cette atmosphère solaire ? Le vaisseau-cathédrale est plein déjà ; il ne reste que peu de place, aussi ne manquez point l’occasion. À une heure du matin, nous prendrons notre vol ! »
Je fus presque le premier à me frayer un passage dans la cathédrale. Le commodore avait dit qu’elle était déjà pleine ; aussi fus-je stupéfait en apercevant les rangées de sièges vides. Je ne voyais qu’un dos sur la dernière banquette. Je m’assis à côté de cette forme enveloppée dans un manteau à capuchon, sans pouvoir distinguer s’il s’agissait d’un homme ou d’une femme, tant ce visage était gris, sans âge, sans rien de masculin, encore moins de féminin.
« Où sont les compagnons dont parlait le commodore ? » demandai-je.
La figure au capuchon se pencha vers moi.
« Nous étions foule ici, dit le personnage d’une voix terne et misérable. L’un après l’autre, mes camarades s’en vont, Dieu sait où, se confesser, et aucun n’est encore revenu de ceux qui sont allés là-bas par ces petites portes de fer… »
Et, s’approchant encore davantage et s’enveloppant mystérieusement de son capuchon, il chuchota :
« Et le grand autel… Regardez : c’est l’autel des orthodoxes. Quel scandale ! Nul d’entre nous n’a deviné la fraude… Mais chut ! Ne le dites à personne. »
Au milieu du grand autel se trouvait une petite porte d’or où se découpait un soleil. Soudain elle s’ouvrit et, à notre grande surprise, parut le commodore.
« Silence, silence ! cria-t-il. L’heure est venue de lever l’ancre ! Tendez vos pensées vers Dieu ! Priez intensément avec moi ! C’est notre prière en commun seule qui soulèvera jusqu’aux cieux notre cathédrale ! »
Il étendit les mains vers les tribunes. D’un seul coup, la cathédrale fut pleine de pèlerins qui se levèrent avec émotion. Et tout à coup les orgues hurlèrent. Une sorte de vent souffla. Les harmonies traversaient l’espace, emplissant les coins les plus cachés, les fentes les plus secrètes. Et, à l’arrière-plan, on entendit le grondement monotone des moteurs.
« Nous volons déjà ? demandai-je à mon voisin énigmatique, que n’émouvaient ni la voix des orgues, ni le chant des hélices.
– Nous volons.
– Et quand va commencer la grand- messe ?
– Quand la cathédrale sera comble, a dit le commodore.
– Et quand le sera-t-elle ?
– Jamais. Avant que n’arrivent les nouveaux pèlerins, les anciens disparaîtront peu à peu dans le confessionnal.
– L’une de vos prières s’est déjà réalisée ?
– Oui, une seule. Le commodore promet qu’après la confession, nous nous débarrasserons de nos anciens péchés, de nos péchés terrestres. »
Quand les orgues se turent, je quittai mon banc pour examiner un peu la cathédrale. L’idée me vint de regarder par la fenêtre la distance où nous étions du sol ; mais, outre qu’elle était faite de vitraux multicolores, la fenêtre était hors de ma portée. D’ailleurs, dehors, c’était la nuit. Puis, quelle fantaisie de se pencher à la fenêtre d’une cathédrale !
Sur leurs sièges, les pèlerins commencèrent à se quereller. Dans les fauteuils de peluche s’étaient installés des intrus dont ce n’était point la place. Ils se recommandaient du commodore, au reste introuvable. On se disputa aussi à la tribune, autour de l’orgue.
Quelqu’un cria que c’étaient là des orgues automatiques reliées au moteur de l’appareil. Sous la tribune, je rencontrai le sacristain. Il portait un bidon d’essence. Je lui demandai où avait disparu le commodore. Il ne parut ni me voir ni m’entendre. Il s’avança jusqu’à la chaire, dont il monta les trois escaliers. Je le voyais tourner au long de la rampe en spirale ; puis il s’évanouit par un trou rond creusé dans le plafond.
Je voulus me glisser par la porte menant à l’étrange confessionnal. Elle était de chêne et de fer forgé, et l’on avait sculpté sur l’arc gothique l’inscription suivante :
« Délivrez-vous ds tous vos péchés avant de pénétrer dans mon réfectoire. »
Tout près de la porte, précisément, je rencontrai mon voisin au capuchon. Cette fois, l’expression de son visage était fort claire et fort précise : c’était là le visage de la faim et de la peur.
« C’est mon tour, dit-il d’une voix grise ; je ne peux plus avancer…
– De quoi avez-vous peur ? répondis-je avec une légèreté forcée. Avez-vous assassiné un cardinal, pour craindre ainsi la confession ?
– J’ai peur du commodore, chuchota-t-il, l’épouvante à la bouche. Je ne reviendrai plus !
– D’où ?
– Je ne sais pas… Je ne sais pas… On dit qu’il y a là… une trappe.
– Une trappe dans le confessionnal ?
– Quand le pécheur s’agenouille, le prie-Dieu s’effondre sous lui et il tombe de l’avion…
– Pourquoi donc aller se confesser, si vous avez peur ?
– Parce que j’ai faim ! Il paraît qu’il y a des tables préparées pour un festin dans l’aile gauche de l’appareil. Mais ce n’est qu’après la confession que les croyants ont le droit de se rendre au réfectoire.
– C’est là sans doute la raison pour laquelle personne ne rentre ici, me moquai-je. Ils festoient tous avec le commodore et nul ne veut quitter les joyeuses bouteilles pour le triste sanctuaire. »
Je regardai avec curiosité la porte par laquelle disparut mon capucin effaré. Dans l’espace d’un instant, j’aperçus un prie-Dieu en peluche et, au-dessus du prie-Dieu, le téléphone. Mais je ne m’en étonnai même pas. Le commodore avait sans doute ses raisons pour se servir d’un téléphone au cours de la confession. Quant au prie-Dieu en peluche, c’était donc là la trappe ? C’était par là que le commodore se débarrassait des pèlerins après leur avoir soutiré de l’argent ? Quelle sottise ! Comment le capucin pouvait-il savoir, puisque nul encore n’était revenu ? Ce poltron, pour cette raison, était demeuré le dernier de la première fournée. Lui aussi, sa confession terminée, ira festoyer dans l’aile gauche de l’avion.
Et quand sera-ce mon tour ?
J’essayai d’ouvrir la porte qui s’était refermée sur le capucin, mais sans succès. je ne sais depuis combien de temps ni à quelle hauteur nous volions. L’horloge ronde, sur une corniche de la tribune, marchait en dehors des règles accoutumées ; ses aiguilles couraient follement sur un cadran divisé probablement en un millier d’heures. Nous avions cessé d’attendre patiemment la messe promise. Le commodore était invisible. Le bourdonnement du moteur remplissait l’inconnu du temps et de ce lieu perdu quelque part dans l’espace au-dessus de la Terre en marche.
La cathédrale commençait à nous ennuyer et il n’était plus question de prières. Nous nous étions égaillés dans tous les coins Notre audace grandit. Quelques-uns montèrent les degrés des autels, examinant tout hardiment, palpant les objets. Des mains indiscrètes ouvrirent les sanctuaires. Dans l’un d’eux, on trouva un plat de pommes pourries ; dans une autre case, ce furent de petites cuillers d’argent. Mais le mécontentement éclata quand, forçant la petite porte de style orthodoxe du grand autel, on découvrit un nœud et un linge d’enfant. Nous savions tous que c’était là que le commodore avait paru la première fois. D’effrayants soupçons se firent jour. Les pèlerins se mirent furieusement è sa recherche et les premiers cris retentirent :
« J’ai faim, j’ai soif ! »
Un miracle voulut que, venant on ne sait d’où, le bruit commença à circuler d’une trappe à l’intérieur du confessionnal, sans que personne n’eût parlé au capucin. Uns sorte d’atmosphère fausse se répandit parmi les passagers. Tout à coup, ils commencèrent tous à sa féliciter de leur prochaine confession, affirmant avec éclat que, si nul ne devait prendre de nourriture avant de se confesser, on se rattraperait bien au réfectoire, dans l’aile gauche de l’avion ! Mais en même temps, leurs yeux exprimaient une terreur secrète de la trappe et l’on chuchotait, dans les coins sombres de la cathédrale, qu’il y avait là-bas un prie-Dieu de peluche qui… Je me taisais. Mais je résolus d’entrer le premier au maudit confessionnal et de percer le secret du commodore.
Il y avait là une foule invraisemblable devant la porte gothique, mais je réussis à me faufiler le premier. La porte derrière moi se rabattit hermétiquement avec un bruit funèbre. Je jetai autour de moi un regard inquisiteur, Il n’y avait point d’autre porte que celle par où j’étais entré. Ici, le prie-Dieu avec un dossier pour appuyer commodément ses mains jointes. Sur le côté du prie-Dieu, pendant à une chaînette d’acier, un gros livre semblable à un annuaire téléphonique. Je l’ouvris avec précaution, sans remuer le prie-Dieu, et craignant que ce ne fût là quelque piège destiné aux pécheurs curieux ; mais, à ma grande surprise, je constatai que c’était un index de tous les péchés, inscrits soit par ordre alphabétique, soit selon leur importance, depuis les plus légers jusqu’aux plus épouvantables.
Il va de soi que je n’avais pas envie de fouiller dans ce miroir cassé et maculé de taches de doigts. J’examinai le prie-Dieu, y cherchai quelque mécanisme le reliant au plancher. Je ne trouvai rien. Il était posé simplement, et j’aurais pu le transporter où bon me semblait. Les murs étaient durs et nus, d’une seule coulée, sans autre ouverture que la porte d’entrée. Où donc était passé mon capucin ? Et quelle astuce y avait-il dans ce téléphone de confessionnal ? Je ne me sentais point en danger. Je saisis l’écouteur et approchai ma bouche du microphone :
« Allô, criai-je à tout hasard, qui est là, au bout du fil ? »
Au-delà du fil, c’était la nuit ; mais j’entendais dans l’écouteur le mugissement du vent et une sorte de bruit chuintant qui faisait penser à une forêt ou à une cataracte. Et, par moments, on eût dit que les souffles de la neige téléphonaient des cheminées de l’enfer. Soudain, j’eus le cœur étreint d’un effrayant regret. Soudain, je compris tous mes péchés, et que seul le téléphone menant aux orages pouvait m’entendre totalement et sans m’interrompre, ce téléphone sans visage et sans yeux, oreille noire insondable, où se déverseraient toutes mes fautes.
« C’est moi… C’est moi… qui suis à l’appareil, sanglotai-je dans un accès de courage joyeux. Moi… un pécheur misérable… Je me confesse et je m’accuse »
Des milliers de mauvaises actions se pressaient sur ma langue, et il fallait les énumérer toutes, toutes…
« J’avais l’habitude de marcher dans la pluie, tête nue, et un jour j’ai lancé une pierre au soleil…
J’ai parlé en pleine forêt, au cœur du silence, et j’ai brisé ce silence colossal en criant, poussé par mon trouble intérieur et ma méchanceté…
J’ai vu dans la neige une hirondelle gelée… et je l’y ai laissée… Je me hâtais et mes jambes étaient glacées…
J’ai jeté à la rivière un galet trouvé au sommet d’une montagne, et qui autrement n’y serait point retourné…
Dimanche matin, j’ai tué François d’un coup de couteau dans le dos ; il était en train de mettre des chaussettes propres…
– C’est un crime ! » hurla soudain le téléphone.
Mon cœur épouvanté cessa de battre.
C’était la voix du commodore, et il demandait :
« Pourquoi as-tu assassiné ?
– J’avais parié, criai-je avec un accent suppliant. Je vous dirai, je vous dirai tout ; je vous raconterai notre pari…
– Un instant. Je viens, moi, le commodore ! »
La voix se tut. Ce fut le silence, un long et terrible silence tremblant de l’attente. J’allais d’un mur à l’autre, je traversai la confessionnal dans les deux sens. Je saisis à nouveau l’écouteur et, j’appelai. Pas de commodore. Il n’y eut au bout du fil que la tempête sifflante et rugissante, jusqu’à ce que je l’eusse reposé.
Je ne sais combien d’heures je courus ainsi à travers la pièce. Mais mes jambes déjà fléchissaient.
Et tout à coup je découvris, dans un coin, un fauteuil, un fauteuil-club rouge. Quelle stupeur ! Je ne comprenais point comment j’avais pu ne pas l’apercevoir. Le repos qu’il me promettait augmentait ma fatigue. Fermant les yeux à demi, je bondis presque sur le siège moelleux. Et soudain, comme je m’appuyais en arrière, le dossier céda, le siège s’ouvrit et je m’effondrai.
J’étais tombé de l’aéroplane ! J’aperçus pour la dernière fois la cathédrale mugissant au-dessus de ma tête et s’éloignant avec rapidité, et je vis, je vis distinctement une ouverture ronde à l’arrière, à travers laquelle grimaçait vers moi le visage satanique du commodore. Fausse barbe que sa solennelle barbe de pope ! Il n’y avait plus au bas de cette figure qu’un menton court et rouge de pirate de l’air attirant dans sa nacelle les pèlerins confiants et fervents, pour les précipiter ensuite dans la mer !
Dans la mer ?
L’épouvante me prenait aux oreilles de ne point tomber dans une ville, à cause de ses cheminées, de ses balcons, de ses tours aiguës et de ses paratonnerres. Je m’effraie d’un regard sur un scarabée empalé sur une épingle…
Je voudrais tomber dans la mer. J’entends la tempête. Je la reconnais enfin ; c’est elle qui me parlait à l’autre bout du fil téléphonique ! C’était la mer et, en fait, davantage, la tempête sur la mer ! Je préférerais tomber au sein des vagues les plus follement violentes, afin que l’une d’entre elles, énorme, me transperce, me déchire ou m’engloutisse ; oui, c’est cela, c’est à cela que vont les plus ardents de mes vœux !
–––––
(Jan Weiss, traduit du tchèque par M. L. Hirsh, illustré par Bocian, in Parallèle 50 : Paris, Bruxelles, Berne, Prague, Bratislava, n° 58, samedi 6 septembre 1947 ; illustration de Jacques-Armand Cardon pour Cathédrale, 2020)