Il faut avant tout vous représenter le lieu de l’aventure : un désert glacial ou torride à la bosse des collines de Sauriagues, – le désert quercinol, blanc de neige ou jaune de soleil, – une dizaine de chaumières disséminées sur ces quatre lieues carrées de solitude, puis, tout au fond, les ruines du château de Longirou, si nettes qu’elles ressemblent de loin à une image découpée et épinglée sur du papier bleu. Il faut vous représenter encore l’âme des gens qui vivent là, bercés depuis le commencement des temps par les monotones plaintes du vent qui se heurte en courant contre les rocs âpres et par les gémissements des eaux souterraines qui, s’approchant parfois du sol au cours de leurs mystérieux méandres, résonnent alors sous les pieds des hommes comme les voix mêmes des damnés. Il faut ne pas oublier enfin que ce qui suit s’est passé voici bien cent ans. Et alors vous comprendrez peut-être mon histoire. Ce pays étant trop solitaire et nu, ses habitants l’ont peuplée, faute de mieux, avec des êtres qui n’existent que dans les esprits, mais qui n’en sont que plus beaux ou terribles. Il y a les « Dames de Clarecrose, » que je vous ai présentées déjà ; il y a les « Hommes cornus, » qui habitent les cavernes et qui sont moins des démons infernaux que de bons diables espiègles, querelleurs et pas méchants, apparentés de très près aux faunes antiques ; il y a les « Bécutz, » qu’un poète du nom d’Homère, qui n’y entendait rien, appelait Cyclopes… Mais il y a surtout le « Mandagot. » Ah ! celui-ci, bonnes gens, je ne vous souhaite guère de le rencontrer en rentrant chez vous ; mieux vaudrait encore se trouver nez à nez avec le « Bazilic, » lequel a le corps d’une loutre, une tête d’homme couronnée d’or et vit au fond des puits ; au moins, avec lui, on est fixé tout de suite : s’il vous regarde dans les yeux, c’est la mort. Oui, seulement, il vous reste la chance d’être à ce moment en état de grâce et d’aller tout droit au Paradis. Au contraire, avec le Mandagot…

Mais d’abord, écoutez l’histoire, qui est très belle et très vraie.
 

*

 

Quand Jean Sarrabrot eut un peu plus de vingt ans, il se prit à rêver, au lieu de pousser l’araire, de battre le blé, de défricher le sol, et c’était grand dommage pour lui et les siens. Ce que voyant, le père Sarrabrot dit un jour à sa femme :

« Sarrabrotte, je sais ce que c’est : le petit veut se marier.

– Marions-le, mon homme. »

Alors le père, allant trouver Jean, lui énuméra les filles de la région qu’il pouvait épouser avec sagesse, profit ou agrément : Zane Fontac, qui était honnête et brave ; Première Roquescargue, qui était riche ; Issette Pierril, qui était belle comme le jour. Et Jean répondit :

« Père, puisque vous y tenez, dans huit jours je vous dirai ce que je pense de ces filles. Pour le moment, ne me rompez pas la tête. Ça me regarde, et je ne suis pas un niais. »

Quand la semaine se fut passée, le père revint trouver son fils. Il avait mis sa redingote de serge, son chapeau de poil de chèvre et cueilli deux gros bouquets dans le jardin pour aller tout de suite faire la demande aux parents de celle que son enfant préférerait.

« Père, dit Jean, après un moment de méditation, parlez-moi franc comme l’or. Qu’est-ce que sera ma vie après n’importe lequel de ces mariages ?

– Fils, tu vivras comme j’ai vécu et comme ont vécu mon père et mon grand-père : tu laboureras la terre, tu prieras Dieu et tu mourras quand Dieu le jugera bon.

– Père, si c’est cela qui me pend au nez, bien le bonsoir ! Je voudrais être riche comme la mer, faire rebâtir le château de Longirou et y vivre avec une femme qui serait plus brave que Zane, plus fortunée que Première et plus belle qu’Issette.

– Fils, je crois que tu as vu danser les « fatilières, » et que te voici fou pour le restant de tes jours. Si ce sont là tes idées, adieu ! Ne reviens pas frapper à notre porte. »

Alors Jean Sarrabrot s’en fut de maison en maison, clamant que son père l’avait chassé sans qu’il eût rien fait pour mériter cette injure et cette misère. On l’accueillait, mais quand on avait questionné les vieux, on le chassait avec les égards dus à un renégat et à un menteur de son espèce. Bientôt, toutes les portes lui furent ainsi fermées, même celle de Pierril, où la jolie Issette se sentait de l’amour de lui.

Il erra quelque temps dans la campagne, les poings serrés, la face blême de mâle rage ; on l’entendit hurler la nuit, contre les volets clos :

« Coquins, qui ne voulez pas m’ouvrir ! Je pars d’ici, mais je reviendrai avec les poches pleines d’or ; je serai seigneur de Longirou, et je vous ferai tous pendre ! »

Et, comme de juste et de raison, chacun, à l’ouïr, se sentait envahi de peur et de tristesse. Car l’argent ne se trouve pas sous les sabots des bœufs, et celui qui promet à haute voix d’en acquérir tant et tant dans si peu d’années ne peut avoir que les pires desseins. Tout le monde comprit bien que l’âme de Jean Sarrabrot était perdue, le soir où le vieux Roquescargue affirma qu’il avait vu le Mandagot errer du côté des ruines de Longirou, où le vaurien gîtait depuis quelque temps.

Le Mandagot est une bête qui ressemble, à s’y méprendre, à un chien maigre et hargneux. En réalité, c’est tout bonnement un chien des chenils du Diable, que celui-ci a lâché sur la terre par un soupirail de l’enfer ; or, le Mandagot ne se nourrit pas de pain ni de viande, mais d’argent et d’or ; il trouve à la piste les trésors cachés, les mange, puis revient en enfer où Satan l’éventre et se procure ainsi de quoi corrompre ou tenter les hommes.

Comment s’y prit Jean Sarrabrot pour faire part de son idée au Malin ? Vous comprenez bien qu’à partir du jour où l’on sut que le Mandagot rôdait à Longirou, les bonnes gens se soucièrent peu de se mêler des affaires du vaurien. Il est à croire qu’il fit comme tous ceux qui consentent à devenir les débiteurs du Diable, qu’il cloua une poule noire sur une croix, dans un carrefour, à minuit, et qu’il cria trois fois :
 

« Esprit malin, quoi qu’il advienne,

La poule est tienne.

Fais-la rôtir avec le bois

De cette croix. »

 

Et comme à l’ordinaire, le Diable apparut et dit :

« Grand merci pour ton cadeau, Jean Sarrabrot. Qu’est-ce qu’il y a pour ton service ?

– Diable, je voudrais être riche.

– À ton gré, Jean. Je vais t’envoyer le Mandagot, et vous irez à la chasse ensemble. Signe seulement ce papier… »

Mais je m’arrête, car c’est grand deuil, en vérité, de raconter de pareils crimes et d’y penser seulement…
 

*

 

Des ans passèrent. Jean Sarrabrot avait quitté le pays ; son père et sa mère étaient morts de douleur, comme n’importe qui l’aurait fait à leur place : Issette Pierril s’était rendue nonne à Montauban pour tâcher de sauver par ses prières l’âme du garçon qu’elle avait aimé. Quant aux autres, ils avaient oublié cette histoire, car on a bien assez de ses propres peines sans s’éterniser sur celles des voisins…

Il faut savoir qu’à cette époque le maître de la France s’appelait « Napolioun, » et les vieilles racontaient que c’était un géant haut de huit pieds, avec un bec et des ailes d’aigle, qui parcourait le monde en renversant tout sur son passage. Un jour, on vit arriver par le même chemin que les « arrache-sous, » c’est-à-dire les hommes qui levaient l’impôt, des officiers tout luisants d’or, qui choisirent des jeunes gens pour combattre sous les ordres du géant à tête d’aigle ; Cadet Roquescargue fut du nombre.

Quand il revint, longtemps après, il raconta des choses étonnantes. Il avait vu Jean Sarrabrot à la guerre ; il était au moins capitaine ; on le disait courageux comme un démon (parbleu !) et tout le monde l’admirait et le respectait.

« Il m’a bien reconnu, ajoutait Cadet ; il m’a dit : « Après avoir quitté le pays, j’ai crevé trois ans de faim dans Toulouse. Puis je suis parti avec les soldats, et tu vois que je n’ai pas à m’en plaindre. Mais je me languis de mon pays, et une fois assez riche, j’y reviendrai. » Moi, je pensais : « Parle, parle ! nous savons d’où te vient la fortune ! » Et quand il tournait la tête, je faisais le signe de la croix… Et dire que cette canaille faisait le joli cœur à cheval, tandis que je me traînais à pied en pleurant de fatigue ! Ah ! misère, il faudra bien que tout cela se paie un jour ! »
 

*

 

Quelques années plus tard, des ouvriers maçons vinrent avec leur attirail à Longirou… Et quand l’habitation fut remise à neuf, un homme arriva, vêtu comme les messieurs que l’on voyait une fois l’an à Cahons, pour la grand’foire. Alors, Cadet Roquescargue se mit à courir dans le pays :

« C’est lui, je vous dis ! C’est Jean Sarrabrot… Ah ! que le Diable le « crame, » lui et son château. »

Sarrabrot avait pris femme. Elle était blonde, frêle, et de mine si avenante qu’on la plaignit d’abord au lieu de la croire complice de son mari. Mais il fallut déchanter sur son compte : un jour, des voitures amenèrent à Longirou – de Cahors, d’Agen, et peut-être de l’autre bout du monde – des musiciens, des cuisiniers, puis de beaux messieurs et de belles dames. Et la femme de Sarrabrot, en grande toilette, sur le perron, faisait des risettes à ce monde-là ! Or, c’était samedi et pleine lune. Plus de doute : le Sabbat allait être célébré chez l’ami de Satan… Toute la nuit, on entendit des musiques, et Cadet raconta avoir vu, le front collé à une vitre, les sorcières danser à moitié nues…

« Gare à lui ! criait aussi Cadet. Le Diable est trop patient : s’il tardait à venir prendre ce Sarrabrot, on pourrait bien le lui envoyer… Ah ! canaille ! tu avais un habit galonné d’or !… Ah ! vaurien, tu te pavanais sur ton cheval !… Ah ! perdu, tu donnes des festins dans ton château… »

Mais il faut bien croire que le Diable ne fut pas si patient qu’il menaçait de l’être, puisque, une semaine plus tard, à minuit juste, Longirou s’enflamma brusquement, comme si le feu avait pris aux quatre coins à la fois. Quand on accourut, Cadet, qui se trouvait déjà là, raconta que le Diable en personne venait de passer près de lui… En tout cas, il y avait dans l’air une abominable odeur de soufre, et les flammes qui sortaient de certaines fenêtres étaient bleues…

On ne retrouva pas les corps de Sarrabrot, de sa femme, ni d’aucun domestique. Le Diable avait tout emporté. Et devant le trou de Cazamiane, qui s’ouvre à quelques pas de Longirou et qui est, comme chacun sait, une des bouches de l’Enfer, un chien maigre, hargneux, qui avait appartenu au damné, hurla lugubrement durant huit jours, puis disparut…
 
 

 

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(Charles Derennes, « Contes de la Dépêche, » in La Dépêche algérienne, journal politique quotidien, vingt-huitième année, n° 9865, dimanche 4 août 1912)