CHRONIQUES FANTAISISTES

 

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Le rôle social de l’assassin

 

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D’après le cours professé en l’an 2460 par le lettré Li-Ta-Tching à l’Université de Pékin.

 
 

Au cours des XIXe et XXe siècles de l’ère occidentale, entre le règne de Fallières le Débonnaire et l’avènement de ce légendaire empereur Pataud Ier, qui, avant de mourir prisonnier à Sainte-Hélène, fit trembler le vieux monde et nous laissa d’impérissables monuments de stratégie sociale, la secte des Apaches ou Assassins prit en France une place prépondérante. Malgré le vocable exotique dont ils se paraient et dont mon savant confrère Sou-Tchao-Li s’est autorisé pour en faire une peuplade émigrée du Far-West américain, il semble prouvé que les membres de cette confrérie étaient de race autochtone. On doit reconnaître, il est vrai, que certains noms de guerre, portés par les plus marquants d’entre eux, rappellent de façon frappante la manière des Fenimore Cooper, des Mayne-Reid et des Gustave Aimard, voyageurs consciencieux et écrivains sincères qui nous ont rapporté dans leurs écrits les traditions et les mœurs indiennes. Mais, d’autre part, nous pouvons nous appuyer sur l’autorité indiscutable d’Aristide Bruant (certains érudits écrivent Briand), qui fut à la fois poète des Apaches et premier ministre de France, pour affirmer les droits de Belleville et de Montmartre ; c’est à juste titre que ces deux cités, peu éloignées de la capitale, revendiquent l’honneur d’avoir été le premier berceau de la secte des Apaches ou Assassins.

Cette secte ne constituait ni un groupement politique, ni une association corporative. Si l’on songe à la place que tenaient à cette époque les sports parmi les occupations et les préoccupations de la société française, on arrivé à conclure que les Assassins formaient une classe de sportsmen particulièrement estimée, comblée de faveurs par les pouvoirs publics, qui lui accordaient les droits, interdits à tous les autres Français, d’association et de port d’armes.

Le sport auquel s’adonnaient les Apaches dérivait, comme le football et la chasse, de l’art barbare de la guerre, qui commençait à tomber en désuétude. Les Apaches étaient de purs amateurs. Ils n’étaient mus contre leurs adversaires, ni par une haine de race, comme le furent les Thugs de l’Inde à qui on les a comparés, ni par une animosité personnelle, comme les duellistes de France. Quoi qu’on ait prétendu, ils n’étaient pas toujours poussés par l’appât du gain, comme le furent les Estafiers, les Spadassins et les Condottières. Si, leur performance étant accomplie, il leur arrivait parfois d’emporter quelque modeste souvenir qui pût témoigner de leur exploit, ils ne cédaient jamais au désir puéril de se parer de la chevelure du vaincu.

Certes, nos âmes civilisées d’Orientaux pacifiques ne peuvent concevoir le plaisir que trouvaient les Français de la décadence dans des émotions aussi brutales et dans des spectacles aussi sanguinaires. Mais il est hors de doute que tout l’art, tout le succès des Assassins tenait en cette formule : supprimer une vie humaine avec un maximum de célérité, de discrétion, et surtout d’imprévu ; obtenir le coup de théâtre qui galvanise la presse, la mise en scène qui remplit d’une stupeur admirative les masses sociales.

Le meurtre rudimentaire comme conception, banal comme exécution, n’obtenait de la part du public qu’un mépris indulgent. Tout était dans la manière. On exigeait de l’Assassin, en dehors de certains dons de séduction personnels, une certaine fantaisie, des qualités d’imagination et d’ingéniosité. Les Français ne se contentaient pas, comme les Romains, de la virtuosité dans le maniement des armes. Les Gladiateurs exerçaient un métier ; les Assassins cultivaient un art ; c’est d’ailleurs, dans le même ordre d’idées, ce qui distingua le chirurgien du boucher.

Rien de plus ordinaire que de trouver un cadavre sur la voie d’un chemin de fer ; mais la chose devenait intéressante lorsqu’on reconnaissait dans ce corps une dame appartenant à la plus haute société ; et l’ouvrage devenait un véritable succès du jour où on découvrait qu’il avait été composé par deux collaborateurs portant l’uniforme militaire, par des personnages dont l’histoire et la légende s’accordent à faire les défenseurs naturels, les chevaliers servants des dames qui voyagent seules dans les trains. Les Français aiment le paradoxe, et le plus profond philosophe de ce pays, Joseph Prudhomme, a prononcé un mot célèbre sur les deux usages qu’on peut faire d’un sabre.

Lorsqu’un honorable négociant de Paris, après avoir disparu, était retrouvé au fond d’une malle, dans un état de conservation contestable, à 600 kilomètres de son domicile, l’expéditeur du colis pouvait compter sur une bonne presse. Mais c’était un véritable triomphe, lorsque le sujet, préalablement détaillé en menus fragments, ne pouvait être reconstitué que par un très fort joueur de puzzle.

On admira beaucoup la fantaisie humoristique de trois Apaches qui voulurent mettre en action l’antique fable du Chaperon Rouge. Après avoir supprimé la Mère-Grand, et, comme le Loup, s’être installés à sa place, ils s’ingénièrent à ouvrir la porte à tout venant, tirant la chevillette pour faire choir la bobinette.

Mais, dans la généralité des cas, les Assassins s’effaçaient discrètement, sitôt leur exploit accompli, et attendaient quelques jours que les pouvoirs publics vinssent les arracher à leur retraite pour les offrir à l’admiration du peuple. Ils avaient soin de laisser, là où ils opéraient, quelque trace de leur passage : l’empreinte de leur main, une mèche de cheveux, un signe qui rendît indéniables leurs droits d’auteurs. Mais il était considéré comme de fort mauvais goût de se livrer dans les bars à des vantardises déplacées, et d’humilier ainsi les jeunes Apaches qui n’avaient rien à leur actif.

Lorsque la personnalité de l’Assassin était dévoilée, il connaissait de suite une gloire que n’ont pu acquérir ni les plus grands savants, ni les hommes d’État les plus illustres. Les journaux, abandonnant toute politique et toute littérature, reléguaient à leur troisième page les faits et gestes de Pataud Ier pour consacrer leur première page à la reproduction des traits sympathiques du célèbre Assassin : ils relataient son crime avec un luxe de détails dont la saveur nous semble aujourd’hui écœurante et s’attachaient à la psychologie et à la physiologie de l’artiste. Sa biographie était généralement courte : les Apaches étaient très jeunes, comme il convient pour l’exercice d’un sport qui demande une grande souplesse de corps et d’esprit.

La gloire de l’Assassin rejaillissait sur les femmes qu’il avait bien voulu honorer de ses faveurs : les plus exquises, les plus distinguées, s’il faut en croire les documents de l’époque, se disputaient l’honneur et le bonheur d’héberger et de nourrir l’Assassin, de l’affranchir de tout souci matériel qui eût pu entraver la conception d’un plan génial. Autant qu’on en peut juger par les récits des reporters, ces femmes possédaient une mentalité identique et distinguée, exprimant les sentiments les plus élevés dans le style le plus noble : en les lisant, on croit lire les meilleures pages de Jean-Jacques Rousseau.

De même que nos savants sont admis à exposer leurs grandes découvertes à l’Académie de Pékin, les grands Assassins faisaient le récit de leur exploit en séance solennelle, dans le Grand Palais de la Cité, devant un public choisi et en présence des plus hauts magistrats qui, en leur honneur, revêtaient la pourpre et l’hermine.

Là, ils devaient fournir la preuve de leur performance, en établir l’authenticité. La Cour d’assises n’était que le prélude de l’apothéose. Les Assassins, voyageant sur un vaisseau de l’État, étaient conduits triomphalement chez les peuplades vassales de l’Afrique et de l’Océanie, qui pouvaient ainsi admirer les plus glorieux représentants d’une race supérieure. Certains d’entre eux étaient, dans la capitale même, les héros d’une grande fête publique qui attirait, dès l’aube, de nombreux spectateurs.

En l’an 2000, la secte des Assassins avait conquis en France toutes les grandes fonctions sociales et gouvernait effectivement le pays. C’est à cette époque que la grande Chine se préparait, dans le silence et le recueillement, à la conquête de l’Europe.
 
 

 

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(G. de la Fouchardière, « Chroniques fantaisistes, » in La Liberté, journal de Paris, indépendant, politique, littéraire & financier, quarante-cinquième année, n° 15956, lundi 31 janvier 1910 ; « Un Assassinat en chemin de fer entre Monte-Carlo et Cannes, » dessin de Henri Meyer, illustration de couverture du Journal illustré, vingt-troisième année, n° 47, dimanche 21 novembre 1886 ; « L’Assassinat, » estampe de Félix Vallotton, 1893)