CHAPITRE XI
Le voyage fut bref. Après avoir roulé durant quelques minutes, la voiture s’arrêta devant un édifice assez vétuste, qui pouvait sembler grand comparé à la petite maison campagnarde de tout à l’heure, mais dont les dimensions eussent été ridiculement exiguës à côté des immenses ruches d’Ipse ou d’Herraë. Kjoès fut alors débarrassé de ses liens. Les deux hommes qui l’escortaient lui enjoignirent de le suivre ; accompagnés de leur prisonnier, ils gravirent un perron aux marches de pierre un peu usées, puis pénétrèrent au sein de l’habitation, dans un vestibule spacieux et clair, pavé en damier de dalles alternativement blanches et noires. Cette pièce plut à Kjoès ; sans atteindre la netteté parfaite des intérieurs burupes, elle était pour lui un rappel agréable de la propreté moderne, dont la conception même paraissait fâcheusement étrangère aux habitants de l’Île.
Assis sur une banquette, entre ses gardiens muets, il attendit longtemps. Par petites saccades agaçantes, une extraordinaire horloge, dressée le long du mur dans une caisse oblongue, découpait la durée en menues tranches : tic, tac, tic, tac… Quelle pulsation insupportable ! Comment des êtres sensibles peuvent-ils passer leur vie en compagnie d’un pareil instrument ? Au bout de quelques instants, Kjoes se sentit possédé de la tentation de renverser la boîte sonore, de la briser, d’écraser sous son talon cet absurde cœur mécanique !
Enfin, une porte s’ouvrit ; il fut introduit dans une autre pièce tout encombrée de meubles étranges appartenant aux époques barbares où l’art et la commodité étaient encore des ennemis et se disputaient, en un conflit permanent, la matière et la forme des objets usuels. On y remarquait également, en grande profusion, des statuettes et des motifs ornementaux analogues à ceux dont les savants se plaisent à recueillir les débris pour en peupler nos musées.
Assis sur des sièges archaïques, une dizaine de Vieux entouraient une table chargée de vaisselle, de cristaux et de mets. Jamais encore Kjoès n’avait eu l’occasion d’observer à loisir et d’aussi près les Maîtres du monde. Certes, jadis, avant qu’il fût un héros, il lui était arrivé de se trouver en présence de l’un d’eux, mais une sorte de crainte respectueuse l’avait alors empêché de l’examiner autrement qu’à la dérobée.
Cette fois, il les dévisage posément, avec toute la tranquille audace de l’homme qui a osé braver la Loi, affronter l’Aventure, terrasser le Monstre. Les plus âgés, surtout, excitent sa curiosité ; il regarde leur visage creusé de rides et semé de boursouflures, les cheveux rares et décolorés, les yeux privés d’éclat, toutes les disgrâces de la vieillesse. Pourquoi donc ces êtres tout-puissants se condamnent-ils ainsi à subir les effets affreux de la décrépitude quand une insignifiante opération, faite en temps opportun, peut vous assurer jusqu’à la mort les apparences du jeune âge ? Pourquoi consentent-ils à devenir des Vieux ? Peut-être ce sacrifice est-il la condition essentielle de leur force morale, de leur supériorité sur le troupeau amolli des Burupes…
Pourtant, ceux que Kjoès aperçoit là, dans le cadre familier de leur logis, n’évoquent aucune idée d’ascétisme. Ils sont gais, animés, un peu bruyants. Le Révolté s’avise avec stupeur que plusieurs sucent une sorte de bâton brun dont l’extrémité en ignition exhale un filet de fumée bleuâtre, d’une odeur atroce. Il se souvient alors d’une étrange coutume attribuée par les historiens aux peuples de l’antiquité : le tabac, la fumée… Les Sages fument ! Ils ont exhumé, pour leur usage, cette habitude répugnante des temps barbares !
Les Vieux ne sont pas seuls dans la salle. Avec eux se trouvent plusieurs femmes dont il est impossible de dire si elles appartiennent par la naissance à la caste dirigeante ou si, au contraire, elles sont des créatures de race burupe recrutées dans les villes, depuis plus ou moins longtemps, et adaptées aux mœurs de l’Île. Toutes sont vêtues, avec une magnificence archaïque et barbare, de lourds satins amplement drapés. Un corsage rigide, échancré par le haut en un large décolleté, mais étroitement serré à la taille, emprisonne leur buste dans un vaste cornet ouvert sur la blancheur poudrée de la gorge. Un contraste piquant émane des chevelures volumineuses, artificiellement blanchies, et des visages avivés par les fards et les mouches. Plusieurs serviteurs que l’on voit par instants circuler autour de la table portent, eux aussi, des travestissements anciens. Ainsi le veulent sans doute les Maîtres, désirant placer leur fantaisie dans le décor illusoire d’une époque oubliée.
À présent, tous les chefs fixent leur regard sur le prisonnier. Ils ont repris, pour un instant, le masque d’austère impassibilité que chacun leur a toujours vu dans les villes. Une telle impression de noblesse se dégage soudain de leur personne tout entière que Kjoès se prend à douter de ce qu’il a vu l’instant d’avant. Pourtant, ils continuent de fumer ; on peut tout ensemble fumer et conserver sa dignité, c’est une révélation qui s’ajoute à tant d’autres.
Après avoir observé le prisonnier quelques secondes, l’un des Vieux prend la parole.
« Qui êtes-vous ? » demande-t-il, en rejetant négligemment les flocons qui emplissaient sa bouche.
Kjoès ne répond point.
« Comment et pourquoi êtes-vous venu ici ? poursuit le fumeur. Ne savez-vous pas que l’accès de ce domaine est interdit à vos semblables ?
– Je le sais, dit Kjoès.
– Par quel moyen avez-vous pu aborder l’Île ? »
Comme Kjoès ne satisfait pas à cette interrogation, un autre Vieux intervient :
« Ne cherchez pas, dit-il, cet imbécile se sera dissimulé à l’intérieur de l’avion vedette. Il faut croire que le goût des voyages n’est pas tout à fait éteint chez les Burupes. Voici quelques décades, nous en avons déjà reçu un, par la même voie ; j’en ai fait mon valet de chambre. »
Puis, s’adressant au captif :
« Garde ton secret, mon ami, si telle est ton idée ; il ne nous intéresse point ; mais puisque tu as voulu savoir ce qui se passe ici, sois heureux, tu auras toute ta vie pour satisfaire ta curiosité. »
Et, se tournant vers ses compagnons, il ajouta :
« Nous avions justement besoin de personnel. »
Kjoès est profondément blessé par le ton outrageant de ces propos. Est-ce ainsi que l’on s’adresse à un héros ? Indigné, il va parler à son tour, reprocher violemment aux Vieux leur hypocrisie et leur duplicité quand une des portes s’ouvre, livrant passage à deux femmes dont l’une est Éhio.
Une apparition aussi peu attendue ne peut manquer de le frapper de stupeur. Ce qui le surprend par-dessus tout, c’est de voir son amie, qu’il croyait prisonnière, circuler librement ici, comme chez elle, avec une aisance souriante. Subitement, elle l’aperçoit ! Il faut toute l’attention de Kjoès pour relever, sur le visage aimé, un léger trouble, aussitôt réprimé avec l’admirable sang-froid qui n’abandonne jamais une femme dans les circonstances épineuses. Sans un imperceptible clin d’œil par quoi elle affirme sa connivence, le jeune homme pourrait douter qu’elle l’a reconnu. Renonçant alors à son apostrophe vengeresse, il se laisse docilement emmener entre deux valets somptueusement vêtus et de mine incroyablement hautaine. Sous la conduite de ces deux personnages méprisants, il traverse de nouveau le vestibule où l’horloge continue de battre la mesure sans paraître se douter de rien, emprunte une suite compliquée de corridors, descend quelques marches d’escalier et aboutit à un étroit hypogée mal éclairé par un soupirail. La porte, munie d’une serrure grinçante, se referme sur lui.
Une attristante odeur de renfermé, une froideur hostile baignaient le cachot improvisé où divers ustensiles détériorés avaient pris leur retraite en compagnie de limaces casanières. Kjoès, saisi, regretta soudain avec une grande intensité la douceur ouatée de la vie, telle qu’on la comprend à Ipse, et maudit le sentiment déraisonnable qui l’avait arraché à cet asile pour le précipiter au sein d’extravagantes vicissitudes. Son récepteur portatif, qu’il retrouva par hasard à cet instant dans une poche, lui fit entendre les concerts, les articles du journal parlé, les œuvres littéraires dont se distrayaient à cet instant des millions d’hommes sages dans l’harmonieux bien-être des villes. Ceux-là ne s’étaient pas dressés contre la Loi, ils n’avaient pas enfreint les ordres, ils n’avaient pas orgueilleusement bravé les Maîtres. Des larmes de contrition coulèrent sur les joues du héros repentant.
Au bout d’une demi-heure, les deux serviteurs reparurent, mais non pour délivrer le prisonnier, comme celui-ci l’espéra follement un instant. Ils apportaient une petite table, une chaise, quelques vivres et une sorte de matelas qu’ils posèrent sur le sol.
Kjoès les interrogea vainement sur le sort qui lui était réservé ; les deux personnages superbes, dorés et impassibles, ne laissèrent même pas deviner s’ils l’avaient entendu. Décidément, l’Île est un pays aux mœurs déconcertantes ! Jamais, sur le continent, un homme ne refuserait de répondre à un autre homme qui l’interroge poliment !
Lorsque ces geôliers hautains se furent retirés, Kjoès connut dans sa pleine horreur le désespoir des reclus. Au bout d’une heure, les moindres détails de sa prison mille fois parcourue lui étaient devenus familiers. L’agonie bourdonnante d’un insecte, englué dans le réseau d’une invisible toile, l’occupa de longues minutes. Le soupirail grillé du caveau s’ouvrait, au ras du sol, sur un beau parc ensoleillé. Grimpé sur la chaise qui lui avait été apportée, l’abandonné passa le reste de l’après-midi à regarder avidement les massifs de fleurs éclatantes, les gazons verts sur lesquels des appareils d’arrosage semblaient faire pleuvoir une poussière de pierres précieuses, les grands arbres heureux, mollement balancés par la brise.
Parfois, un vol piaillant de petits oiseaux venait s’abattre tout près de lui, presque à portée de sa main, en une courte mêlée confuse, bientôt dissipée.
Deux ou trois fois, au cours de la journée, il entendit venir à lui un bruit de chaussures écrasant le gravier ; une paire de jambes indifférentes passait devant sa lucarne, puis s’éloignait sans hâte…
Le soleil baissait insensiblement vers l’horizon. Un peu avant qu’il eût atteint la cime des arbres, un rayon pourpré pénétra dans la cellule où cent millions de corpuscules aériens, soudain illuminés, se mirent à danser curieusement, comme si la chaleur subite les incommodait. Ce miraculeux ballet fut la dernière aumône que daigna lui jeter la Nature, consolatrice des affligés. Bientôt le disque rougeoyant disparut derrière le rideau d’arbres, les atomes danseurs s’éteignirent et Kjoès sentit son cœur se serrer comme si son dernier ami venait de l’abandonner. Il eut froid.
Lorsque, à regret, il quitta son poste d’observation, les ténèbres noyaient sa cellule, des ténèbres mille fois plus horribles que celles qui l’avaient assailli, la nuit précédente, sous la voûte immense du ciel. Longtemps, il marcha d’un mur à l’autre, puis, fatigué, il s’étendit sur le grabat posé dans un angle du cachot, à même le sol.
Tant d’impressions excessives avaient, depuis la veille, pénétré sa conscience que tout s’y trouvait maintenant bouleversé. Les notions stables, dont on se sert communément pour classer de nouvelles acquisitions, pour coordonner ses souvenirs et attribuer à chaque fait sa valeur réelle, ne se trouvaient plus, dans son esprit, à leur place accoutumée. Surmené, le mécanisme délicat qui préside au contrôle des sensations ne fonctionnait plus en lui que par à-coups, d’une façon capricieuse et absurde. Il fit de vains efforts pour appliquer sa pensée à des objets utiles. Malgré lui, c’était toujours le même détail insignifiant qui surgissait d’entre ses souvenirs pour s’imposer à son attention : une assiette de porcelaine décorée, pendue en guise d’ornement à l’un des murs de la petite maison campagnarde qu’il avait visitée le matin.
Avec quelle extraordinaire netteté cette chose futile lui apparaissait ! C’était une assiette blanche, embellie, dans son pourtour, de dessins bleus représentant vraisemblablement des fleurs inconnues, aux lignes curieusement contournées. Soudain, Kjoès s’aperçut qu’il avait oublié la forme exacte du motif qui en ornait le centre. Cette lacune le plongea dans une violente contrariété. Pendant des temps inappréciables, sa mémoire, impérieusement sollicitée de restituer ce détail, se contracta douloureusement comme un estomac malade.
À la place du renseignement demandé, un autre se présente tout à coup : le disque de porcelaine est extensible ; on le voit s’élargir par instants, au point d’occuper tout le mur. Après avoir exercé une pression inquiétante sur les cloisons latérales de la pièce, il se décide à rétrécir rapidement, telle une pupille offensée par un jet de lumière trop brutal…
Brusquement, Kjoès aperçoit ce qu’il y avait au centre de l’assiette ; c’est un soleil, un petit soleil élastique, lui aussi, et dont le cercle se mit aussitôt à grossir avec une rapidité alarmante.
« Kjoès !… »
Qui est-ce qui venait de prononcer son nom dans la misérable maison ? n’était-ce pas cette femme malpropre dont il avait requis l’hospitalité ?
« Kjoès !… »
Kjoès se dressa vivement sur sa couche : une main venait de lui toucher l’épaule. Devant ses yeux, une autre main soutenait dans les airs une curieuse petite boîte vitrée emprisonnant une flamme jaune.
« Kjoès, mon bien-aimé, éveille-toi ; c’est moi. »
C’était Éhio. Les deux amants demeurèrent longtemps embrassés.
« Éhio, dit enfin Kjoès, comment as-tu pu réussir à venir jusqu’à moi ?
– Rien ne m’a été plus facile, dit-elle. Les serviteurs qui avaient reçu l’ordre de t’enfermer dans ce cachot ont replacé la clef en un endroit convenu, afin que d’autres pussent la trouver dans le cas où les Vieux manifesteraient le désir de t’interroger à nouveau. Il m’a suffi d’attendre que tout le monde soit endormi pour m’en emparer et ouvrir cette porte. »
Kjoès, à son tour, conta de quelle façon il avait pu aborder l’Île interdite et comment il avait été capturé au bout de quelques heures passées à errer dans la campagne.
« Mais à présent, conclut-il, je suis libre, nous sommes libres ; puisque cette porte est ouverte, rien ne nous empêche de nous enfuir. »
Éhio secoua tristement la tête.
« Hélas ! dit-elle, nous pourrions, en effet, fuir ce château, mais que deviendrions-nous, seuls dans ce domaine inconnu ?
– Nous essaierons de gagner à notre cause les hommes qui vivent dans les campagnes, dit Kjoès.
– N’y compte pas, répondit Éhio. Ceux à qui tu as demandé asile t’ont livré à tes ennemis ; tous eussent fait de même. Ces gens sont aveuglément dévoués aux Maîtres, qu’ils considèrent comme des créatures surnaturelles. Ils se feraient hacher plutôt que de désobéir à un ordre de leurs idoles. »
Kjoès eut un geste de colère.
« Encore les Maîtres ! s’écria-t-il. Mais de quoi sont donc faits ces êtres pour susciter, partout sur leur passage, une telle soumission ?
– Ce sont des chefs, dit Éhio. Exerçant le pouvoir depuis cent générations, cette race a lentement acquis une faculté nouvelle. Ceux que nous appelons les Vieux, les Maîtres, les Législateurs, imposent, sans effort, et parfois sans le vouloir expressément, leur volonté à tout ce qui les entoure. Eux seuls, parmi tant d’hommes qu’amollit une civilisation trop raffinée, ont conservé l’habitude et le goût du commandement. Ils éprouvent à gouverner le peuple nonchalant des cités closes un plaisir inconcevable pour nous.
– Mais pourquoi vivent-ils dans cette retraite inconfortable ?
– Ils aiment la vie sous tous ses aspects ; ce sont des dilettantes autrement avisés que nos artistes les plus subtils. Leurs sens, merveilleusement cultivés, savent tirer de toutes choses le maximum des satisfactions réalisables. Ce qui, à notre jugement, serait un objet sans intérêt leur est une précieuse source de délectation pour la vue, l’odorat, le toucher… Au surplus, l’existence privilégiée qu’ils mènent ici convient à leur orgueil. Peut-être aussi viennent-ils chercher en ce lieu, parmi l’immense foisonnement de la vie primitive, quelque secret influx d’énergies nécessaire à l’accomplissement de la mission qu’ils se sont assignée… »
La petite cage lumineuse, posée sur la table, dispensait à la partie supérieure du cachot une lueur vacillante, tandis que la région d’en bas, nettement délimitée par une ligne horizontale, demeurait plongée dans les ténèbres. Kjoès se demanda soudain en vue de quelle jouissance incompréhensible les Vieux avaient conservé pour leur usage ce mode d’éclairage préhistorique.
Comme si elle avait deviné la nature de ses réflexions, Éhio poursuivit :
« Si un certain nombre de commodités matérielles qui nous semblent indispensables font défaut dans ce domaine, crois bien que nos maîtres n’en mènent pas moins une existence enviable, au sein de magnifiques châteaux fidèlement inspirés de l’architecture antique. Entourés de sujets dévoués et de femmes choisies parmi les plus belles de notre race, ils goûtent un bonheur fait à leur taille et dont ils nous jugent indignes. »
Kjoès ricana.
« Vraiment ! dit-il, et qui leur prouve que les nôtres ne peuvent apprécier…
– Hélas ! fit Éhio, nous sommes des Burupes. Notre organisme délicat, mal soutenu par une volonté débile, est le plus souvent incapable de supporter les fatigues et les dangers de la vie en plein air. Des hommes et des femmes recrutés dans les villes-serres, beaucoup meurent après quelques semaines seulement de séjour dans l’Île, certains succombant à des maux mystérieux, d’autres consumés avec une rapidité surprenante, tel un charbon incandescent que l’on plonge dans une éprouvette remplie d’oxygène. Pourtant, les individus que l’on transporte ici sont choisis parmi les plus vigoureux ; en outre, ils reçoivent, durant la période d’acclimatation, des soins constants et attentifs. Songe à ce que deviendrait le peuple des cités soumis tout entier à d’aussi meurtrières épreuves… »
Éhio se tut un instant. Un bruit palpitant de feuillages agités pénétra dans la cellule, porté par un mouvement de la brise nocturne.
Kjoès se serra contre son amie, mais la jeune femme avait encore quelque chose à dire ; elle reprit :
« D’ailleurs, les Vieux sont heureux de nous voir dans cet état d’infériorité physique et morale qui leur permet de satisfaire, sans risque de rébellion, leurs instincts dominateurs. C’est, je crois, pour éviter un réveil possible de la conscience populaire qu’ils ont omis de nous apprendre le secret du Séisme.
– Le secret du Séisme ? que veux-tu dire ? fit Kjoès surpris.
– C’est vrai, tu ignores encore : le Grand Séisme, auquel nous croyons tous, ne se produira pas. Les calculs des savants qui, au début de notre ère, annoncèrent d’une façon précise le cataclysme supprimant toute vie à la surface de la planète, ces calculs étaient faux.
– Quoi ! le monde ne périra pas à la fin de l’an Un ?
– Non ! De nouveaux travaux entrepris par des physiciens modernes ont démontré l’erreur des anciens. Avertis de cette découverte, les Sages n’ont pas encore osé en instruire les foules. L’humanité, depuis des siècles, se croit condamnée à mort ; c’est de cette conviction que sont nés notre torpeur, notre penchant au fatalisme, notre aspiration à la Suprême Sérénité. Comment accueillerait-elle l’annonce de sa grâce ? Quelles convulsions sociales ne seraient pas à redouter si l’on voyait soudain renaître chez nous l’instinct primordial de conservation qui pousse l’homme à travailler, à entreprendre et à lutter pour ses descendants ? Malgré leur courage naturel, les Vieux n’ont pu se résoudre à tenter l’expérience. Depuis de longues années déjà, ils diffèrent la dangereuse révélation. »
Kjoès était accablé de surprise.
« Comment as-tu appris tout cela ? demanda-t-il après quelques instants de réflexion.
– Oh ! les Vieux ne se gênent pas avec nous, répondit Éhio. Ils savent que nous ne pouvons aller raconter la vérité sur le continent ; aussi parlent-ils librement entre eux de leurs affaires et des affaires publiques sans même se demander si nous les écoutons. »
Kjoès murmura :
« Ainsi, les Vieux nous trompent, tous les Vieux ! Ceux-ci se sont entendus avec leurs semblables des autres domaines pour leurrer l’humanité entière, répartie dans les cent vingt-sept villes du globe ! Quel étonnement, à Ipse, quand je reviendrai répandre l’incroyable nouvelle.
– À Ipse ? s’écria la jeune femme ; tu espères retourner à Ipse !
– Oui, dit-il.
– Mais, mon pauvre ami, c’est impossible ! Quand on a mis le pied sur la terre des Maîtres, c’est pour toujours. Jamais personne n’a pu s’évader de cette île, jamais personne n’a même eu l’idée de le tenter. Dès qu’un nouveau serviteur arrive ici, il est aussitôt soumis au traitement psychique grâce auquel on annihile la volonté des malfaiteurs reconnus incurables, dans les cités closes. Dès demain, tu seras remis entre les mains des praticiens et jamais plus, par la suite, la moindre velléité de révolte ne viendra effleurer ton esprit.
– C’est abominable, cria Kjoès, indigné.
– Mon bien-aimé, dit doucement Éhio, calme-toi ; cesse de t’irriter en vain. Pourquoi penser à fuir, puisque nous voici réunis à jamais dans ce pays heureux ? Songe à la douceur de vivre côte à côte, sans souci, sans heurt, jusqu’à nos derniers jours. Que nous importe le Séisme, que nous importent les hommes du continent et leurs piètres plaisirs, puisque nous aurons la chance de connaître ici le bonheur réservé aux Maîtres !
– Que vont-ils faire de moi ? demanda Kjoès.
– Je ne sais pas ; un serviteur du château, sans doute. Peut-être un aide-jardinier… »
Kjoès revit le parc ensoleillé, les belles fleurs, les arbres paisibles aperçus par la lucarne de la cave. Il crut entendre à nouveau les pas indolents foulant le gravier des allées. Un charme insidieux amollit sa résolution. Pourtant, il se ressaisit.
« Non, dit-il, je ne veux pas ; je ne veux pas devenir le serviteur des Vieux… »
Soudain, posant les mains sur les épaules de la jeune femme :
« Fuyons, prononça-t-il.
– C’est impossible, je te l’ai dit, fit Éhio. La campagne environnante est peuplée d’êtres barbares, sauvagement attachés aux Maîtres ; nous serions infailliblement repris.
– Qu’importe ! il faut tenter la chance, fuyons ! répéta Kjoès.
– Jamais nous ne pourrons quitter ce territoire, que la mer entoure de tous côtés.
– Fuyons, nous aviserons ensuite ; j’ai réussi à venir jusqu’ici, je trouverai le moyen qui nous permettra de regagner les villes.
– Non, crois-moi, c’est impossible ; c’est de la folie. »
Peu d’instants auparavant, Kjoès hésitait encore, mais, en blessant son amour-propre, la résistance obstinée d’Éhio détermina en lui une réaction salutaire. Il crut entendre résonner à son oreille la voix de Charles lui disant : « Vous êtes l’exception… en vous revit l’âme des héros antiques… vous étonnerez l’Histoire !…. » Charles, au moins, sait apprécier les gens à leur valeur, tandis que cette femme… Kjoès lui plante, droit dans les yeux, son regard décidé et, une dernière fois, avec une autorité extraordinaire :
« Viens ! » dit-il.
Éhio gémit faiblement. Comme à Ipse jadis, la volonté fortement exprimée de son amant la trouve sans défense. Elle se lève ; Kjoès l’entraîne hors du cachot, hors de l’habitation ; quelques secondes, leurs pas grincent sur le gravier des allées, puis ils s’enfoncent dans la nuit, sous la voûte étoilée du ciel.
(À suivre)
–––––
(in Paris-Soir, quatrième année, n° 861, 862, 863 et 864, samedi 13, dimanche 14, lundi 15 et mardi 16 février 1926)