La forêt de Braconne, située à quelques kilomètres d’Angoulême, est une fort belle forêt, qui a environ sept lieues de tour. Au dix-septième siècle, elle était encore plus vaste et M. le duc de La Rochefoucauld eut à cette époque l’ingénieuse idée d’en parler à Louis XIV comme d’un petit bouquet de bois qu’il serait bien aise d’accepter de la couronne à titre de don gracieux ; mais Louis XIV, que sa majesté olympienne n’empêchait pas d’avoir l’esprit pratique, après avoir consulté son surintendant des finances, ne crut pas devoir accéder à ce désir, et voilà pourquoi la forêt de Braconne appartient encore à l’État.

L’État lui a d’ailleurs épargné les désastreux embellissements qu’il a prodigués à la forêt de Fontainebleau, ce dont nous le félicitons de grand cœur. On peut se promener dans la forêt de Braconne sans risquer de rencontrer des becs de gaz, engins utiles sur les boulevards, mais fort nuisibles à la poésie des grands bois.

En revanche, on voit dans la forêt de Braconne plusieurs curiosités naturelles fort remarquables, entre autres la Fosse mobile. C’est une excavation extrêmement profonde, creusée dans les rochers par quelque convulsion géologique. Si vous vous penchez sur les bords, votre œil plonge dans des ténèbres opaques, une sorte de vertige vous saisit, une sensation de froid vous caresse le visage et une odeur de moisi vous prend à la gorge. Laissez tomber une pierre dans l’abîme et vous l’entendez rebondir longtemps sur les rochers, puis clapoter dans l’eau. L’effet est singulier et même un peu effrayant.

Pourquoi ce grand trou s’appelle-t-il la Fosse mobile ? Il y a plusieurs explications. Quelques-unes sont scientifiques ; laissons-les en repos. L’une d’elles est passablement romanesque. La voici :

Vers le milieu du dix-huitième siècle, un voyageur, qui pouvait passer pour un homme fort singulier, parcourait les environs d’Angoulême. Il était petit, d’apparence débile, mais jamais fatigué, sans âge, car il paraissait tour à tour jeune et vieillot, parlant avec une volubilité extraordinaire et sautillant avec une rapidité fantastique.

Il errait à pied, sac au dos, vêtu comme le dernier des mendiants, coiffé d’un tricorne qui se penchait sur le côté gauche de sa perruque et, malgré son apparence, se faisant servir dans les meilleures auberges des repas succulents qu’il payait en monnaie d’or, – à la stupéfaction générale, – car, à cette époque, la monnaie d’or ne courait pas les rues et encore moins les bois.

Malgré sa prodigalité et son opulence, certaines pratiques auxquelles il se livrait le rendaient étrangement suspect aux populations agrestes. Il errait la nuit dans la campagne. Il examinait des pattes et des ailes de mouches avec un instrument tout rond, à travers lequel on les voyait comme des voiles de navires ou des roseaux gigantesques. Il piquait sur des bouchons de liège des papillons qui ne lui avaient rien fait ; il avait toujours les poches pleines de petits cailloux qu’il contemplait pendant des heures entières ; il cherchait des herbes qu’il enfermait dans une boîte en fer blanc et, quand il était content ou en colère, il s’écriait : « Corpo di Baccho !… » mots terribles et barbares, qui ne pouvaient évidemment appartenir qu’à la langue du diable…

Plusieurs versions explicatives circulaient sur son compte. Les uns disaient qu’il cherchait l’herbe qui rend invisible, d’autres prétendaient que s’il avait tant d’or sur lui, c’était qu’il savait en composer avec des fragments de cailloux, d’autres affirmaient qu’il n’était autre que le roi des cerfs-volants, qui savait se métamorphoser en petit homme malpropre, mais au besoin reprenait sa forme et s’envolait par les fenêtres ou les cheminées sous l’apparence d’un gros insecte noir et cornu. Un jour même qu’il était rentré dans une hôtellerie d’Angoulême, après une longue promenade, et qu’il se plaignait d’un grand mal aux pieds, un petit garçon du pays raconta qu’il avait marché sur la patte d’un « cerf-volant, » que le « cerf-volant » s’était traîné jusqu’à un fourré, et que de ce fourré l’étranger était sorti en boitant et en disant : « Ah ! Corpo di Baccho ! » – preuve irréfutable que le « cerf-volant » et l’étranger ne faisaient qu’un.

Bref, pour les populations agrestes, le voyageur était un sorcier et nul ne voulut écouter le vicomte de M… qui, l’ayant rencontré un jour dans la campagne, dit qu’il l’avait connu à Paris et qu’il n’était que le marquis Monadelschi, savant napolitain et explorateur intrépide.

« Savant ou sorcier, c’est la même chose, » disaient les bonnes gens, qui, en cela, commettaient une erreur évidente.

Les choses en étaient là lorsque l’étranger descendit au village d’Agrès, dans l’auberge du sieur Jacques Cornillant, et sa façon d’agir immédiate ne fut pas de nature à rassurer les esprits.

Il se fit servir un chapon qu’il mangea jusqu’aux os, la moitié d’un jambon, une demi-douzaine de truites et deux saladiers pleins de cresson : après quoi, il but trois bouteilles de vin et chanta un petit air dans une langue inconnue.

Il avait été servi par un garçon d’une vingtaine d’années, très brun de peau, avec des cheveux noirs crépus et des yeux à la fois doux et perfides qui donnaient à sa physionomie quelque chose d’inquiétant.

« Comment t’appelles-tu ? lui demanda-t-il brusquement.

– Pierrot, » répondit le jeune homme.

L’étranger secoua la tête.

« Ce n’est pas vrai, dit-il. Tu ne sais probablement pas ton nom… Tu es étranger… Ton maître t’a pris ou acheté à des hommes singuliers, noirs comme toi, aux yeux doux comme toi, qui voyagent sur des chevaux étiques ou dans des charrettes et disent la bonne aventure. »

Le sieur Jacques Cornillant poussa une exclamation de surprise.

« Comment savez-vous cela, monsieur ? demanda-t-il… À quoi le voyez-vous ? »

L’étranger mit sur son nez de larges lunettes d’argent qu’il fixa sur le jeune garçon.

« Je vois cela, dit-il, à la coloration brune de son épiderme, à la nuance bleuâtre de ses sclétoriques, à la nature de son système pileux et à son habitus corporis. »

Les assistants restèrent atterrés par cette troublante phraséologie et le petit étranger reprit, avec une volubilité augmentée par sa pointe d’ivresse :

« Mon garçon, tu es un des représentants de cette race mystérieuse, qui parcourt l’Europe sans qu’on sache d’où elle vient… En Espagne, on appelle tes frères des gitanos, en Italie des zingari, en Autriche des tziganes, en France des bohémiens. Vos chefs prétendent qu’ils viennent d’Égypte et s’intitulent les Pharaons ; mais ils se trompent ou nous trompent : vous venez de l’Inde, votre vrai nom est « Cigains » ou« Romanés » ; vous êtes une tribu maudite et condamnée à ne jamais se reposer, comme le Juif errant… Tiens, voilà un louis pour toi ! »

Et l’original voyageur, tirant de sa poche une bourse pleine d’or, jeta un louis dans le tablier de Pierrot.

Cette fois, le sieur Jacques Cornillant ne douta plus que son hôte ne fût un suppôt de l’Enfer ; mais, médusé par son or, il lui dit d’un ton doux et respectueux :

« Monsieur, vous avez deviné juste. Il y a environ quinze ans, une troupe d’étrangers semblables à ceux que vous dépeignez si bien vinrent dans le pays et, par oubli ou volontairement, laissèrent ici cet enfant : défunte ma femme en eut pitié et le recueillit ; nous l’élevâmes et il nous sert. C’est un garçon doux et docile, mais qu’il ne faut pas trop caresser à rebrousse-poil… On dirait que son naturel sauvage lui revient de temps en temps comme aux chats, sauf votre respect. « Des fois, » son œil nous fait peur : Dieu nous préserve des maléfices ! »

L’étranger se mit à rire.

« Mon ami Pierrot, dit-il, tu m’intéresses… Il paraît qu’il y a tout près d’ici une fosse profonde et curieuse… Tu vas m’y conduire. Il y aura encore un louis pour toi.

– Volontiers, monsieur, » dit Pierrot.

L’étranger se leva immédiatement.

Cependant , un vieux paysan, très connu dans la contrée pour sa prudence et sa connaissance de la vie, s’était approché du voyageur.

« Monsieur, lui dit-il tout bas, ces gens-là vous croient un peu sorcier, mais moi je vous prends tout simplement pour un monsieur très riche, savant, curieux, généreux, aimant la table, se moquant de l’opinion des autres et pas fâché d’étonner un peu le monde… Bref, vous me faites l’effet d’un brave homme. Eh ! bien, n’allez pas seul à la Fosse avec ce garçon !

– Pourquoi donc, mon ami ?

– Parce que vous avez de l’or plein vos poches, parce que vous allez près d’un précipice et parce qu’il ne faut pas tenter le diable. »

L’étranger fronça les sourcils et jeta sur le vieux paysan un regard étincelant.

« Voyez-vous cet œil, fit-il en portant son index sous sa paupière droite : il est doué d’une puissance magnétique à laquelle rien ne résiste. Je fascine l’alligator lui-même et je domine trop les hommes pour n’avoir rien à craindre d’eux, revinssent-ils de l’Égypte, de l’Inde ou du royaume de Pluton. »

Le paysan haussa les épaules.

« Comme vous voudrez, dit-il ; s’il vous arrive du mal, tant pis pour vous ! »

Le voyageur et Pierrot quittèrent l’auberge et s’enfoncèrent dans la forêt.

Une heure plus tard environ, vers la tombée de la nuit, Pierrot revenait seul, les cheveux hérissés, l’œil hagard, le visage blême, tremblant de tous ses membres, et tout couvert de sang.

Tout le village l’entoura.

« Qu’est-ce donc ?… Qu’est-il arrivé ?… lui demanda-t-on.

Alors, il tomba à genoux en criant :

« Oui !… vous aviez raison !… C’est le diable !… C’est le diable !… Quand je me suis vu seul avec lui au bord de la Fosse, une mauvaise pensée m’est venue… Son or me tentait… Je pouvais le tuer d’un coup de couteau… puis le jeter dans le trou… J’aurais dit qu’il était tombé en voulant le voir de trop près… Je l’ai frappé… j’ai pris sa bourse… je l’ai ensuite saisi dans mes bras… mais horreur ! horreur !… C’est le diable, vous dis-je !… Tout mort qu’il était, je l’entendais rire à mes oreilles… Il me regarda de ses yeux grands ouverts… Je voulais le jeter dans la Fosse… mais elle changeait de place… Le corps rebondissait sur les pierres et sur la mousse… La Fosse était devant moi, puis à gauche, puis à droite… Elle remue… elle s’enfuit… elle est mobile… Allez là-bas, vous trouverez le corps… Son or est autour de lui ; j’ai tout jeté… J’avoue mon crime… Qu’on me tue, mais qu’on me sauve du diable ! »

Pierrot, convaincu d’avoir assassiné M. le marquis Angelo Monadelschi, prince de Bolbiano, fut condamné à être pendu ; de sorte que le monde fut délivré d’un coquin et d’un savant poseur et toqué… Mais ces deux races subsistent et pullulent ; puisse la Fosse de la Braconne les engloutir un jour ou l’autre !

Et je termine sur ce souhait peu charitable, mais bien chimérique.
 
 

 

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(Simon Boubée, in La Gazette de France, deux cent cinquante-huitième année, vendredi 7 septembre 1888 ; Edouard von Grützner, « Mephisto, » huile sur toile, 1895 ; Albert Besnard, « Le Pendu, » eau-forte et pointe sèche, 1873)