Edme Forgeot était, de son métier, empailleur-naturaliste. Il avait une petite boutique dans un des coins les plus reculés du Quartier Latin, au bas d’une vieille maison vermoulue et qui se présentait de guingois, comme ivre de crasse et de siècles.
Sur le fronton de la boutique, on lisait ce mot bizarre :
EMPAIL…
Le reste avait été dévoré par la boue acide de Paris. Sur la porte, par exemple, les nom et prénom du commerçant s’étalaient, suivis de cette orgueilleuse mention : « Médaille d’or aux Expositions. »
Edme Forgeot était un petit homme actif et chauve, rasé comme un acteur, portant lunettes et qui se targuait de belles-lettres. Il vivait seul, n’employant qu’un aide auquel il avait recours le moins souvent possible, et il habitait, au-dessus de son magasin, trois pièces sordides, humides comme des caves et qui fleuraient le moisi. Jadis, il avait empaillé des pièces superbes dont il avait encore quelques échantillons. Maintenant, il ne gardait plus guère, comme clientèle, que des braves femmes du quartier qui venaient, les larmes aux yeux, faire empailler Doucette ou Kiki, et aussi de rares bonnes fortunes : des clients de passage, séduits par la splendeur décorative d’un écureuil grignotant une noix sur une branche, ou par les bois menaçants d’une tête de cerf, fichée sur un écusson de chêne !
M. Forgeot était considéré par ses voisins, considéré comme un maniaque. On lui reprochait d’être peu liant et aussi d’avoir d’étranges yeux fuyants sous les lunettes dont il les garantissait. On lui reprochait aussi de ne jamais sortir en grande tenue le dimanche, de n’avoir ni parents ni amis. Il se cuisinait lui-même, dans un coin de l’arrière-boutique, des mets hâtifs, œufs sur le plat et bifteck qu’il mangeait seul, afin de retourner plus vite à son travail. Il aimait ce travail comme les artisans de jadis chérissaient le leur. Nul n’excellait comme lui à donner l’attitude de la vie aux bêtes qu’il empaillait, et l’on était d’accord qu’il aurait fait une grosse fortune s’il avait consenti à quitter son trou à rats pour s’établir dans un beau quartier.
Mais Edme Forgeot tenait à sa vieille rue, à sa vieille boutique et à son vieil appartement. Quand il allait chercher ses provisions chez le crémier et chez le boucher, il clignait des yeux comme un animal nocturne effarouché par le soleil, et il se montrait assez mauvais commerçant, refusant de livrer, même à poids d’or, des pièces auxquelles il tenait, d’adorables papillons surtout, qu’il recevait de tous les coins du monde et dont il s’entourait pour se réjouir de leur splendeur, pour que son coin obscur fût illuminé par le rayonnement de leurs ailes.
*
Il était poète. Souvent, la nuit, les gens, voyant sa lampe briller, se disaient : « Voilà le vieux rapiat qui compte son or. » Edme Forgeot alignait des rimes pour lui seul. Il évoquait des printemps défunts, qui jaillissaient de sa mémoire, des printemps d’or et de parfums où il était jeune, où il ne se doutait pas qu’il deviendrait quelque chose comme un sorcier, tapi dans son antre funèbre.
Quelles pouvaient avoir été les désillusions, voire les catastrophes, de sa vie ?
On l’ignorait, et peut-être lui-même ne s’en souvenait-il pas exactement. Depuis si longtemps il manipulait des cadavres de bêtes ! Y avait-il eu une époque où il avait joui de leur présence vivante ? Les chiens s’éloignaient de sa demeure d’où émanaient des odeurs phéniquées, et un cheval de fiacre, racontaient les bonnes gens, un cheval qui stationnait devant sa porte, avait été pris d’une telle panique qu’il était entré dans la devanture d’un épicier voisin, brisant les vitres et blessant un garçon.
Le naturaliste se passait de la sympathie de ses concitoyens, pleins de mépris pour cet homme qui ne lisait même pas le journal, se montrait doux, timide et réservé, fuyait les conversations et, de l’avis général, était plus empaillé que sa marchandise.
Il y a encore, dans l’immense Paris, tout bouillant de fièvre, des spécimens de ce genre. M. Forgeot, qui avait à peine cinquante ans, en paraissait soixante-dix. Il se retranchait du monde avec une âpreté singulière et vivait, en somme, heureux, entre son travail qui le passionnait et la poésie qui lui servait de passe-temps.
Or, une nuit, il lui sembla entendre du bruit dans sa boutique. Il avait posé un timbre avertisseur qui devait sonner au cas où des cambrioleurs auraient essayé de fracturer la porte. Le timbre resta muet, mais en tendant l’oreille, au milieu du grand silence, il entendit comme un chuchotement léger, un imperceptible bruit de petits pas pressés. M. Forgeot passa son pantalon, prit son revolver et descendit. Rien. Il remonta se coucher, pensant que dans ces maisons vétustes les craquements et les bruits singuliers n’étaient pas faits pour étonner. Tout de même, il eut le cauchemar. Un mois passa ; au bout de ce mois, M. Forgeot fut de nouveau éveillé, au milieu de la nuit, par une sorte de tumulte étouffé qui venait de la boutique. « Voyons, se dit-il, vais-je avoir des hallucinations, maintenant ? » Il essaya de se contraindre au sommeil, n’y parvint point, descendit, fit sa ronde, ne vit rien de particulier et remonta. Le lendemain, les bruits recommençaient. Alors, le naturaliste, désireux d’en avoir le cœur net, résolut de coucher, la nuit suivante, dans son magasin, sur un matelas.
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Le lendemain, les volets fermés, il s’installa au beau milieu, se déshabilla, se coucha et éteignit la lampe, non sans avoir lu quelques pages d’un vieux bouquin, comme il faisait chaque soir. Jusqu’à onze heures et demie, il ne put trouver le sommeil. Cela l’impressionnait de se trouver à une heure aussi indue dans ce milieu familier cependant. Quoiqu’il eût désappris le rire depuis longtemps, il se prit à sourire. Cette terreur d’enfant, à son âge, avec la vie qu’il menait ! À force de volonté, il parvint à s’endormir. Les douze coups de minuit le tirèrent de sa somnolence. « J’ai envie, pensa-t-il, de remonter ; le plancher est dur, malgré le matelas, et je serai courbaturé. » Puis, il entendit à côté de lui, tout à côté, comme la fuite d’un petit corps preste.
« J’y suis ! Une souris ! » Ce fut ensuite un vol, un vol lourd d’ailes velues. « Et maintenant, une grosse mouche ! » Il se leva, alluma sa lampe et ne vit rien, mais le bruissement d’ailes reprit, le frôla ; un vent souffla, si fort qu’il éteignit la lampe. Alors, de tous les coins de la boutique, les bruits montèrent… Cloué d’épouvante, M. Forgeot haletait… Il les reconnaissait tous ; c’était le vol ivre des papillons, la marche cauteleuse des renards, le rampement muet des chats, l’escalade fulgurante des écureuils ; toutes les bêtes de la boutique ressuscitaient. Elles ne lui voulaient pas de mal, non, pas encore. Elles sortaient de leur engourdissement, elles prenaient conscience de leur force, elles reprenaient leur âme sournoise ou féroce, craintive ou agressive ; les yeux des cerfs vivaient dans leur tête décapitée et laissaient tomber des larmes ; un sanglier ouvrait sa gueule terrible où il y avait du feu et du sang ; une belette traînait son arrière-train paralysé. Pas de bêtes féroces, pas de bêtes bien féroces. Seul un vautour, énorme, pendu au plafond. Celui-là ne bougeait point. M Forgeot leva vers lui des yeux d’anxiété. Il l’avait empaillé lui-même. Il lui avait bourré le ventre avec des papiers sur lesquels il y avait des poèmes de lui ! Et malgré toute la rumeur qui l’entourait, malgré ces palpitations d’ailes, ces fuites de corps souples et sauvages, ce n’était que de ce vautour qu’il avait peur. S’il se mettait à remuer, ce serait fini… Voyons, mieux valait tenter de sortir. M. Forgeot essaya, mais une sorte de paralysie le cloua sur place. Il roula sur le matelas. Alors, il voulut crier, mais au moment où il ouvrait la bouche, il vit les grandes ailes noires qui tremblaient – et il ne put proférer un son, il ne put que regarder. Les pattes du vautour se crispèrent, ses ailes frissonnèrent plus fort, plus fort encore, jusqu’à battre le plafond. Le naturaliste poussa un cri d’horreur, un pauvre cri d’agonie – si faible – et le vautour s’abattit sur sa poitrine. Alors, M. Forgeot se tut, définitivement.
*
Le lendemain, les journaux publiaient ce fait divers :
« On apprend la mort mystérieuse d’un naturaliste empailleur du nom de Forgeot. Ce vieillard, qui avait, assure-t-on dans le quartier, des allures louches, a été trouvé inanimé sur un matelas, dans sa boutique, le visage crispé dans une expression d’épouvante indicible. Rien ne peut faire supposer cependant qu’il s’agisse d’un crime. Tout a été trouvé intact dans la boutique. Un vautour empaillé, tombé du plafond sans doute par la pourriture de la ficelle qui le tenait, a été trouvé sur la poitrine de M. Forgeot. Le Parquet se livre à une enquête. »
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(Marc Donat, « Contes d’Excelsior, » in Excelsior, journal illustré quotidien, n° 130, samedi 25 mai 1911 ; Tom Loepp, « Lewis Ray, Taxidermist, Wyoming, » huile sur toile, 2014 ; illustration de J. J. Grandville pour Scènes de la vie privée et publique des animaux)