RÉCITS D’UN CÉVENOL
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LA VENGEANCE DES ARBRES
Les Joffre habitaient la même maison depuis des siècles, on en ignorait le primitif bâtisseur. Un seul des ancêtres avait gravé sur la pierre de la cheminée la date du jour de ses noces et le nom de la fiancée : l’Octavie du Peyral. Pour recevoir l’épousée, il agrandit l’âtre et blanchit les murailles.
Depuis deux cent soixante ans, les murs noircissaient et l’Octavie dormait sans draps et sans chemise dans le cimetière, antique comme l’église.
Nul autre que l’époux d’Octavie ne troubla la tranquillité de la ferme et sans doute cet ancêtre dût être pénétré d’un merveilleux amour pour oser fleurir la maison où sa Reine pénétrait.
Cet épisode fut unique. Au gré du temps, les générations se remplacèrent, les visages changèrent comme les saisons ; mais les âmes et la maison demeurèrent immuables.
La fontaine coulait inlassablement sa même eau dans l’auge taillée dans le granit éternel ; les marches de l’escalier s’usaient, ravinées uniformément par les sabots… Les portes jointaient mal et laissaient entrer, indifférentes à cause de la longue habitude, le vent échevelé et la lumière dansante… Le battoir de la porte d’entrée avait creusé la ferronnerie naïve… Les mêmes appartements servaient aux maîtres au gré des successions fatales… Les mêmes heures revoyaient inlassablement les mêmes événements.
Avec l’immobilité régnait la paix dans ce petit royaume, parce que l’ancêtre en était le souverain incontesté. Comme Job et comme Booz, il entrait en maître dans les orges et dans les blés, commandait aux serviteurs et aux enfants, imposait le travail, recueillait les bénéfices, distribuait les biens au gré des nécessités comme la fontaine dont les rigoles abreuvent le pré tout entier.
Cette paix familiale, trésor des peuples sans usines et sans députés, naissait de l’ordre assuré par l’unité de commandement dans la maison patriarcale comme dans la nation monarchique.
L’ordre moral lui-même naissait de l’unité des croyances : un curé, un évêque, une église, un Christ gouvernaient royalement les âmes sans inquiétudes.
En outre, cette société d’autrefois, si malheureuse aux yeux de certains, possédait le secret du bonheur : elle concevait peu de désirs, éprouvait peu de besoins.
Aux Cévenols sobres, d’appétit toujours aiguisé, les bêtes de l’étable, les fruits du verger, les légumes du jardin, les récoltes champêtres fournissaient la nourriture… Les cuisinières ignoraient l’art des ragoûts suspects et des sauces douteuses. Un verre de vin clairet le dimanche, quelques pintes choisies aux jours de fête ou d’hospitalité, ponctuaient les solennités villageoises.. En temps ordinaire, l’eau des sources irriguait les paysans qui reverdissaient comme les prés.
Les habits ne changeaient pas de coupe à chaque saison, les futaines et les cadis duraient des années. En semaine, les bonnets remplaçaient les feutres aux larges ailes, les meubles voyaient mourir leurs menuisiers.
Les âmes aussi étaient tranquilles, sans tempête, sans désordre. Les Cévenols connaissaient la source des joies désaltérantes : l’amour humain pour l’apaisement des émois, la joie sublime de communiquer la vie et de revivre en ses enfants, l’espoir en Dieu pour la sécurité et l’exaltation des nobles ambitions.
Dans sa famille, l’ancêtre remplaçait la Providence. Dans le coffre antique vêtu de peau de truie, il serrait l’argent économisé et l’en tirait en des occasions prévues : mariages de filles, maladies, partages nécessitant des sacrifices pécuniaires pour sauver le domaine. En cette époque, les sagesses traditionnelles étaient plus utiles que nos lois sociales.
Le Firmin, l’aîné des Joffre, n’hérita que d’une partie des forces familiales ; il n’eut jamais la force du cœur. Sa mère, plus tard, trouvait une excuse aux tares de son premier-né : son sein gauche devint dur après la naissance du Firmin, nourri exclusivement par la mamelle droite. La Noémie affirmait que seul le lait du téton gauche donnait du cœur et que si le Firmin n’en avait pas, c’était la faute à sa nourrice.
D’autres que ses parents bouleversèrent la tête du Joffre…
D’esprit éveillé, il subit l’emprise d’un instituteur communiste et athée qui détruisit l’autorité du père… les paysans se prennent aux paroles comme les alouettes au miroir. Il narguait son père, n’assistait pas à la messe, riait des cagoules de pénitents, fréquentait la séquelle du Président du « Comité » sans oser pourtant en faire partie.
Les dimanches amenèrent des orages. Le Firmin réclamait à l’ancêtre plus d’argent que jadis… il avait besoin du café et du cran d’absinthe, besoin aussi de courir les vogues et de s’émanciper des devoirs traditionnels en compagnie de danseuses trop enrubannées.
Le vieux Joffre s’inquiétait… mais, chercheur de paix, il acceptait les exigences du Firmin, espérant que la brebis égarée reviendrait aux sains pâturages ; il avait foi aux poussées de la race « méno ménédjo, » disait-il pour consoler le père du Firmin.
On disait aussi, les soirs de farandole, quand le gas rentrait à l’aurore, piqué d’alcool comme un pilon de vendange : « Au service, on le domptera ; les bœufs de sang fort sont les plus difficiles à lier. »
On eut raison ; le Firmin fut maté par les rudes disciplines militaires, mais il abandonna dans les frairies soldatesques l’honnêteté et la pudeur. Les petits vols devinrent des débrouillages habiles et les débauches à bon marché des joies dont on tirait fierté, aux récits du soir, dans la chambrée luxurieuse.
Il revint à la ferme, plein de paresse. L’ancêtre étant mort, il espérait gouverner son père, héritier de l’autorité patriarcale.
Il se trompait ; le père commandait aussi fermement qu’il avait obéi, et déjà le Firmin songeait à trouver une place dans les villes, quand son père mourut…
Une mouche charbonneuse piqua à la joue le paysan sans défiance. En 48 heures, le robuste Cévenol fut non seulement mort, mais gâté et cloué en hâte dans une bière massive, dans la sciure de bois.
Le Firmin se trouva « déjugué » et successeur de patriarches. La piquette venait après le bon vin.
Dans l’héritage, il trouva un sac enflé de louis d’or. Il se l’appropria et y puisa pour son égoïsme et non pour les devoirs providentiels.
Il paya sordidement la part des oncles et celle de sa sœur mariée, de sorte qu’en acquérant les terres patrimoniales, il aliéna l’affection de sa parenté. Même l’Antoine, un oncle célibataire, déserta la « Joffrerie » et fut vivre avec sa nièce.
Dans la grande maison vide, le Firmin rencontra l’ennui. Sa paresse trouvait exigeantes ses terres de labour ; même les prés où l’on fauche sans avoir creusé des sillons lui déplaisaient quand il fallait y entrer la faux ou la fourche à la main. Amasser les châtaignes, une à une, dans les bois épineux, sous les bises mordantes, lui semblait un travail de gagne-petit. Son âme convoiteuse méprisait des gains trop minimes, désirait de l’argent entassé comme les grains dans les coffres à blé et récolté sans se durcir les mains aux manches des faucilles.
L’ennui dans la Joffrerie aurait fui devant l’amour… Une épouse semblable aux épouses qui avaient vécu pendant des siècles parmi les lits et les berceaux, aurait empli la maison. Mais le Firmin désirait la volupté en redoutant le mariage ; même à ceux de sa chair et de son sang, il ne voulait donner ni de la vie ni de l’argent.
Alors, sa paresse, sa convoitise et son égoïsme, s’étant concertés, décidèrent la mort des châtaigniers.
Sans les châtaignes, les Cévennes seraient pauvres avec désolation. On raconte, aux veillées, que le pays ravagé par les cheminées d’enfer fut ensemencé de rochers par les diables de l’enfer souterrain… mais comme, après le déluge, Noé couvrit la terre nue du vêtement des pampres aux grappes joyeuses, de même Dieu, après les catastrophes volcaniques, habilla de châtaigniers un sol maigre, hérissé de rocs.
L’arbre a participé à la bonté divine ; il donne tout sans rien exiger. Du moins, jusqu’à présent, il fut sans égoïsme… mais j’ai vu sur les pentes de Chambonas, près du Chassezac, des châtaigniers jaunir parce qu’on leur refusait de l’eau ou du fumier. Hélas… la nature imite l’humanité ; elle devient égoïste et nous ne revivrons pas les siècles d’or, quand la vigne, les blés, les pommes de terre et les arbres donnaient leurs fruits sans le faire payer en soufre, en sulfate de cuivre, en engrais ou en travail.
Le châtaignier donne d’abord ses feuilles. Quand elles frémissent sur les branches, elles abritent les oiseaux et les écureuils, ombragent les taillis et la lande. Après la chute automnale, elles fournissent la litière des bêtes de l’étable et des bêtes des bois. Plus d’un écureuil dort sur les feuilles bruissantes en rêvant aux verdures estivales…
Il donne son fruit pour la nourriture des hommes et du bétail pendant l’hiver entier, car on le fait sécher au « clédou » et les « cruses » sont bonnes après avoir bouilli. Sans la châtaigne, en janvier, les porcs ne seraient point bardés de graisse, leur saindoux n’assaisonnerait point, l’année entière, les soupes avalées trois fois par jour… on ignorerait la saveur des jambons.. et des boudins ponctués de lard blanc… et pour la St. Antoine d’Aubenas, on ne reviendrait pas de la ville avec des écus carillonnant dans les vastes bourses.
Il donne encore son bois. Les charpentes et les planchers de la ferme, les fenêtres et les portes sont prises à son cœur, sous les écorces. Ses branches deviennent des lattes pour les tuiles du toit, des échalas pour les treilles… sa « rame » dépouillée par le bétail fournit les brindilles pour allumer le feu… enfin, il habille les cadavres et renferme le vin, habitué à la mort et à la vie.
Modeste et fier tout à la fois, il se tient à l’écart des rivières et des maisons. Laissant les froments, les vignes et les prés s’étaler au bon soleil, près des eaux fraîches, il habite la montagne, se plaît dans les landes arides, au long des ravins érodés ; insoucieux des terres accaparées par les herbes exigeantes, il s’agrippe aux rochers et tire du granit sa nourriture mœlleuse.
Les granits lui communiquent leur durée éternelle… Les châtaigniers vivent des siècles, et ceux des montagnes, à l’abri des haches, ont vu fleurir pour la dernière fois des générations de pruniers et de pommiers.
Jamais vaincus, quand la scie ou le vent ont renversé leur tronc, ils revivent, et bientôt les jeunes pousses couronnent la blessure… le châtaignier est vengé de la mort inutile ; au lieu d’un arbre, ses racines en nourrissent dix.
En vérité, le châtaignier est la merveille cévenole, le symbole d’une race sobre, vivace, généreuse et éternelle.
Or, voici comment les « jeunes » traitent l’arbre respecté des patriarches, depuis que les usiniers font trafic des sèves cévenoles.
Des escouades d’ouvriers, jureurs et pipeurs, bariolant la montagne avec leurs brayes bleues et leurs chemises rouges, envahissent les châtaigneraies. Bientôt, les arbres gisent à terre, on les dépèce à la hache ou avec les coins cruels… puis on les précipite…
Par-dessus la vallée, on a tendu des fils de fer tressés ; on y accroche le bois saignant qui glisse à toute allure vers la route où les charrettes l’attendent.
À l’arrivée, le bloc pantelant heurte rudement le roc où le câble est fixé, puis, frémissant encore de ce choc brutal, il est jeté en tas au bord du chemin dans la poussière. Là, des manœuvres le hissent sur les charrettes où des chaînes de fer le lient, et par les routes défoncées, l’attelage arrive à l’usine.
Le martyre s’achève : des scies circulaires déchiquètent le bois en minces lamelles ; ces débris triturés sont traités à l’eau bouillante souillée de produits chimiques, les résidus sont jetés aux champs et le liquide extrait des arbres montagnards emplit de vils tonneaux envoyés à d’industrieux chimistes.
À quel usage destine-t-on le suc des terres cévenoles ? Sans doute à d’ingénieuses fraudes, car les usiniers gagnent plus gros qu’il n’est d’usage pour les besognes honnêtes…
L’usine, aux yeux du terrien, ressemble à un immense cimetière. Les troncs d’arbres gisent amoncelés, pourrissant, tandis qu’au fond du clos fume une usine dévoratrice ; elle salit le ciel avec la fumée sortie des châtaigniers qui, hier encore, ceinturaient de verdure le flanc des montagnes ardéchoises.
Le Firmin coupa d’abord ses arbres, réservant les plus lointains pour les dernières hécatombes. Ce sauvage déboisement rapporta mille écus au barbare. L’usinier donnait 32 sous pour 100 kg. de bois rendus à l’usine, le charretier exigeait 6 sous pour le transport ; jamais les châtaigniers ne furent si précieux.
Le Firmin prit goût à cette besogne ; les usiniers passèrent avec lui d’avantageux contrats. Dès lors, la « Joffrerie » tomba en jachères ; l’herbe envahit les terres à blé, comme elle recouvrait les tombeaux des ancêtres oubliés.
Le destructeur recruta, au fond des villages où n’avait pénétré aucune douceur, une équipe de bûcherons et de porteurs bien musclés, habiles aux jeux meurtriers des haches, ne possédant d’humain que ce qui nous est commun avec les bêtes, voire plus bêtes que nos animaux qui ne fument ni ne chiquent, ni ne s’empoisonnent d’eau-de-vie.
Quand cette équipe s’arrêtait en une forêt cévenole, on entendait bientôt le fracas des branches, l’éclatement des fûts, l’avalanche des bois dépecés, et quand elle était partie, une tache blanchâtre déshonorait la montagne, comme si une lèpre inouïe eût dévoré même les gazons et les lichens.
Les châtaigniers, isolés sur les montagnes lointaines, s’indignaient de l’ingratitude du Joffre. Quand les haches retentissaient chaque jour plus proches, ils se poussaient de leurs branches et se disaient leurs craintes. Peu à peu, l’esprit de vengeance les posséda.
Oui… des siècles durant, ils avaient nourri la « Joffrerie » entière, hommes et bestiaux… La flamme des yeux, la force des bras, l’élan des cœurs venaient de leur sève, et voilà qu’on les meurtrissait traîtreusement, qu’on les jetait en pâture à des monstres…
… Ce carnage devait être puni…
Dès lors, les châtaigniers méditèrent leur vengeance. Ils se concertaient grâce aux complaisances des brises qui bientôt ne pourraient plus faire halte dans aucun village des montagnes.
Que se dirent-ils ?… Ils décidèrent d’attendre… Qui peut savoir les desseins d’arbres à la sagesse séculaire ?…
Après l’attente fixée, le bourreau exécuterait la sentence. Celui-là ne portait ni glaive ni hache ; c’était le père de la futaie des hauteurs, on l’appelait « lou Tron » (le tonnerre) parce que la foudre son amante le caressait sans l’abattre. Pour l’embrasser, il fallait quatre paires de bras et seuls les geais solitaires se posaient à sa cime.
Pendant l’attente des géants, le Firmin vivait parmi les rouleurs.
Il existe, grâce aux malheurs de la terre et de la misère des âmes, une lie humaine entraînée à l’aventure, comme les ramilles entraînées par les rivières. Les « rouleurs » se laissent aller au fil de la vie ; ils ont les racines coupées, surnagent, et peu leur importe d’aborder à droite ou à gauche, sur le gazon des rives ou parmi l’écume des endroits sales.
Tantôt ces déracinés travaillent en pays cévenols, chez des maîtres pressés de besogne, avec des entrepreneurs ou des piqueurs de routes, tantôt conduits par un « baille » à des travaux extérieurs, parmi les betteraves, les ceps de vigne, les bois à charbon ou les feuilles de mûrier.
Ils forment un petit monde de bras solides et de ventres affamés. Ignorant la prévoyance, il serrent leur ceinture des semaines entières et dépensent en franches lippées du dimanche et du lundi la paye d’un mois de labeur. Les choses spirituelles, les croyances et les idées leurs sont inconnues… Ils sont forgés avec le fer des pioches et l’acier des haches. Autour de ce petit monde s’épaissit une atmosphère de haine pour toute beauté, toute grandeur, toute vertu.
Le Firmin « roulait » sans remords. Mais il eut des déboires. Son usine ayant faim, il s’engagea envers son patron à fournir rapidement tout le bois d’une immense coupe de châtaigniers, moyennant une augmentation dans le prix d’achat.
Il doubla son équipe et lui promit un gros salaire si la tâche était accomplie au jour fixé.
Les bûcherons travaillaient à doubles biceps ; encore quelques journées et la montagne serait pelée comme une orange…
Mais le Joffre flairait un gain alléchant à la paye ; il augmenta les journées de 50 centimes, en vantant sa générosité royale… Du coup, les rouleurs posèrent les haches et les coins… Par mégarde, le câble se détacha du treuil et s’abîma dans un précipice. Les grévistes menaçants confièrent leurs intérêts à un « patrocinaïre » tondeur de pauvres, puisque les bourgeois n’étaient tondus que par des hommes de loi.
Le Firmin fit ramasser les derniers chargements de châtaigniers par des ouvriers d’occasion, et plaida contre son équipe, qui avait abandonné le travail malgré la promesse de l’accomplir.
Le juge de paix termina le différend en renvoyant les plaideurs avec les écailles. Le Joffre avait gagné 1000 francs, les ouvriers restaient sans le sou, jurant, mais un peu tard, de ne plus travailler à doubles biceps.
Peu à peu, les bûcherons oublièrent l’avarice du Joffre et, pressés par la nécessité, s’embauchèrent sous ses ordres… mais la haine couvait au fond des cœurs.
Un soir de gel, le Firmin arrivait à la « Joffrerie » pour y surveiller les travaux en retard et passer quelques semaines au coin du feu, puisque la neige barrait l’entrée des bois voués à la mort.
Comme il arrivait à Pierremorte, dans un étroit passage dominant la Bourges, il entendit plusieurs fois hululer la chouette qui lui paraissait mal intentionnée et injurieuse. Tout à coup, on cria : « Voleur… voleur… » Une détonation se répercuta parmi les rochers, mêlée aux clameurs de Joffre épouvanté et saignant.
La peur fut plus grande que la blessure… un grain de plomb fouetta le derrière du Firmin, qui prit le galop comme un cheval ayant le feu en croupe…
Ah… les châtaigniers de la montagne agitaient triomphalement leurs bras dépouillés, ils riaient aux confidences du vent d’hiver, impudent leveur de « touailles. » Ils demandaient au « Tron, » immobile et sévère, si l’attente avait assez duré pour qu’il se fît bourreau.
L’immense châtaignier frémissait, mais la haine récoltée par le Joffre dans ses besognes impies ne suffisait pas ; il fallait d’autres châtiments avant le châtiment suprême.
Le Firmin n’osa pas porter plainte, il craignit le ridicule ; il aurait préféré un grain de beauté sur son visage à un grain de plomb dans ses fesses ; d’ailleurs, il ne possédait aucun indice pour découvrir son transperceur de lune.
Dans les ribotes vespérales, on entendait des allusions malignes à la blessure du Joffre et le « Jeannou » du Ranc, qui lisait les journaux, le proposait pour la croix d’honneur à condition qu’il la portât sur la partie blessée.
Sur la montagne, les châtaigniers s’ébaudissaient aux récits du vent bavardeur. Ils se contaient les exploits des Joffre d’antan et les comparaient aux batailles livrées par leur descendant devenu agent électoral de bas étage : exploits de l’ancêtre qui, lors de l’incendie par les protestants du manoir des Ventadour dont les ruines sont encore magnifiques, avait sauvé la vie et l’honneur de deux filles du châtelain, puis, refusant de blasphémer la Vierge, ce qui lui aurait valu sa grâce, il avait payé de sa vie ce courageux exploit ; il avait été enseveli par des mains pieuses en un coin du verger de la Joffrerie où, depuis deux siècles, des lys fleurissaient autour d’une Vierge noircie par les frimas ; exploits du chouan qui, faisant la poste et portant aux Lozériens le mot d’ordre des princes, fut dénoncé, lardé à coup de sabre ; son corps fut jeté le long de l’Échelle du Roi et dévoré par les chiens ; seule, la tête fut respectée et rapportée à la Joffrerie où on l’enterra pieusement auprès du corps de l’ancêtre.
Les deux Joffre, morts pour la Vierge et pour le Roi, restèrent la gloire des paysans cévenols et leur tombe honorait la ferme. Seuls, les vieux châtaigniers survivaient de ces exploits.
Ils interrogèrent « Le Tron. »
« Le châtiment approche-t-il ? »
Alors, le géant secoua son feuillage immense et toute la forêt l’entendit rire :
« Le maudit a connu la haine des hommes ; maintenant, il déteste Dieu. Pour lui, plus d’héritage éternel. Il mourra comme les châtaigniers qui n’ont pour richesses que la Terre et le Temps. Mais il faut qu’il perde encore les biens d’ici-bas. »
Ce rire gigantesque ébranla l’arbre centenaire ; un des tentacules collés au sol, une racine sinueuse, éclata brusquement. Quels étaient les desseins du châtaignier brisant peu à peu les liens qui le retenaient à la terre ?…
Depuis sa chevauchée sur les tables de cabarets, le Joffre aima la crapule. Les excès de tabac et d’alcool lui plaisaient.
Il connut les réveils tardifs, l’amertume de la gorge souillée, l’aigreur d’un estomac irrité contre un traitement barbare, surtout ces affreuses migraines d’ivrogne, quand il semble que le moindre mouvement agite dans la cervelle un grelot aux meurtrissures répétées et s’amplifiant comme les ondes des cailloux tombant dans les étangs.
Possédé d’alcoolisme, le Joffre connut les vomissements immondes, l’inappétit de ceux dont la soif est inextinguible. Certaines semaines, les rhumatismes le parquèrent à la Joffrerie délabrée. Le fils des sobres et fiers paysans se vautrait sans remords dans sa fange porcine… Son village rougissait de lui et nulle fille honnête n’aurait épousé l’abatteur de châtaigniers.
« Homme de vin, homme de rien, » dit le proverbe cévenol. Firmin lui donna raison.
Dans ses séjours à l’auberge, il rencontra une servante qui fut habile à l’exploiter. Venue des bas-fonds marseillais, héritière de merveilleuses tares et de vices débridés, elle enjôla le Firmin par ses aguichements de poule courant au coq… Par une monstruosité risible, le Firmin pondait et la Fifine levait les œufs.
Cette harpie agrippa si sérieusement le Cévenol qu’il devint jaloux et querelleur, car la Fifine, bonne d’auberge, devait vendre ses grâces à tous les consommateurs, comme les pintes du patron.
Enfin, le Joffre connut les maladies qui font rougir, les plaies que l’on n’avoue point, dont l’invasion jadis était refoulée par les puretés ancestrales.
Les grands arbres, sur la hauteur, se réjouissaient. Leur meurtrier expiait leurs blessures. Le Joffre n’avait plus d’argent, plus de toit ni de courage ; il avait perdu l’honneur et la santé. Le « Tron » redoutable dut livrer son secret, car ses voisins frissonnaient d’un âpre plaisir… La vengeance, ultime joie des êtres périssables, allait s’exercer contre le Joffre convoiteux.
Le Firmin accrocha la « loube » aux solives du grenier, plaça dans les mangeoires inutiles les haches à dépecer et prit sa retraite dans la Joffrerie en friche. Les araignées demeuraient maîtresses de la ferme antique ; leurs dentelles noires de poussière pendaient partout, portant le deuil de la souveraineté du paysan maître du sol et du ciel, de la dernière étoile au centre du globe.
Les étables, sans chaleur et sans habitants, béaient au soleil et aux frimas, les meubles se « chironnaient, » le linge tissé par les antiques métiers à pédales n’existait plus ; même la fontaine avait tari ou s’égarait en chemin par les fissures des conduites.
Dans le jardin, les orties pointillaient, victorieuses des oseilles tenaces, le verger envahi par les mousses et les lichens n’offrait une retraite qu’aux lézards verts. Dans le coin, la tombe du camisardé et du décapité disparaissait sous les ronces ; la Vierge aux lys avait roulé sur les tombeaux des ancêtres trahis.
Le Firmin s’enferma dans sa maison, dédaigné par les terriens restés fidèles au village. Nul ne le voyait aux messes du dimanche. Parfois, il venait au bourg chercher les aliments indispensables et boire quelque « goutte » ou quelque « cran » exigé par les habitudes d’autrefois. Pauvre et mal vêtu, incapable des efforts réclamés par les terres durcies, ce Cévenol de 35 ans se courbait comme les pommiers agonisants et ses tempes grisonnaient. Vieilli avant l’âge, il restait à la fois impuissant et paresseux.
La terre était trop basse pour les reins du Joffre, rigides de fainéantise et rongés d’acide prussique ; elle était avarieuse pour ce revenant qui la trahissait autrefois, et la Mère nourricière des hommes fermait son sein à cet enfant ingrat.
La solitude et la pauvreté enseignent les vertus ; le Firmin, par une miséricorde du Dieu des paysans, connaissait le remords libérateur. Heureux les héritiers d’ancêtres vivant près de Dieu !
Tous les objets de la maison éveillaient les souvenirs du Joffre. La « mai » évoquait la silhouette de la mère pétrisseuse des seigles, de la Noémie indulgente au premier-né et morte avant qu’il désertât le foyer.
Quand il rêvait au coin de l’âtre, assis dans le haut fauteuil de paille, il pensait entendre les discours sages et concis de l’aïeul, croyant aux forces familiales guérisseuses des prodigues.
Un jour, il releva la Vierge aux lys gisante sur les tombeaux, et refit l’inscription perpétuant le nom des martyrs… À mesure qu’il se mêlait aux pensées des morts, le goût de l’alcool le tourmentait moins, et parce qu’il avait saisi sur le visage des voisins qu’on ne le méprisait plus, il recommença sa prière du soir.
À Pâques, il demanda pardon au vieux curé qui l’avait baptisé et se mêla à la foule des communiants. Déjà, à cause de la vénération unanime pour les anciens de la Joffrerie, le Firmin connaissait la sympathie des paysans et sa résurrection sociale devenait possible.
Hélas… l’alcool, comme certain vautour, ne desserre point ses griffes avant que la proie n’ait été dévorée. À la fin de l’été, le Joffre fut saisi par un rhumatisme à l’épaule, tenace et douloureux ; tout travail lui devint impossible et la misère frappa à son huis où séchait le laurier des dernières Pâques-fleuries, celles qui apportèrent le pardon au « rouleur. »
Le Firmin, aux abois, décida de vendre les derniers châtaigniers, ceux que l’éloignement avait préservés de la mort.
La veille du jour où l’acheteur devait visiter la forêt, le Joffre montait péniblement vers les hauteurs ; il voulait estimer lui-même la valeur de ses arbres.
Ceux-ci l’aperçurent et toute la futaie fut soudain pleine de bruissements et de murmures. Le « Tron » majestueux annonça l’heure des vengeances. Le Vent, à l’appel des arbres, accourut ; le Firmin entendit éclater la dernière racine qui fixait au sol le géant chargé d’accomplir les anathèmes.
Le « Tron » avait hâte de mourir, car le Joffre avait retrouvé quelques-uns des biens perdus : l’espérance et la pureté. L’Arbre redoutait qu’il reconquît les biens terrestres : l’honneur, la santé et la richesse.
Le Joffre arriva près de son bourreau ; il l’examinait avec fierté : jamais encore les scies n’avaient dévoré une meilleure proie.
Tout à coup, la forêt éclata en sifflements furieux et, sous la poussée du Vent, le « Tron » s’abattit ; il mourut avec le Joffre, fracassé par la maîtresse branche.
Le lendemain, l’acheteur des châtaigniers découvrit le cadavre ; un nid de grosses fourmis forestières, de celles dont les œufs nourrissent les perdreaux, se trouvait proche du mort.
Les fourmis lui dévorèrent la figure sous le regard des arbres sans remords.
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(Jean L’Autre, in Revue du Vivarais, tome XLIX, 1940-1941 ; Gilbert Bellan, « L’Ancêtre, » huile sur toile, c. 1927)