Je ne sais plus comment, ce soir-là, je m’étais laissé entraîner dans une compagnie de spirites.

J’avais toujours considéré cette catégorie d’individus comme atteinte d’aliénation mentale et m’en étais écarté avec précaution, l’ambiance ayant, à mon avis, une influence énorme sur les êtres tant soit peu sensitifs.

Poussé par la curiosité et, peut-être aussi, par le respect humain – car l’un de ces messieurs prétendait que j’avais peur, – j’acceptai, un soir, la proposition d’un vieux camarade de collège, et me laissai conduire, au fond d’une cour, dans un entresol mystérieux, où avaient lieu les séances du Cercle d’études psychiques.

Il y avait là, au plus, une demi-douzaine de messieurs graves, d’un certain âge, au visage froid, à l’air compassé ; ils étaient bien tels que je me les étais figurés, c’est-à-dire majestueux et un tantinet pédants.

Ils m’accueillirent avec politesse cependant, car j’avais pour cicérone mon ami Rodolphe Stimmer, l’un des gros bonnets de l’Association.

On n’attendait plus que nous ; sans autre préambule, ces messieurs se rangèrent en rond autour de la table, car il s’agissait de me convaincre, avant toute chose.

Un silence religieux régnait dans la pièce ; on attendait avec anxiété la manifestation des phénomènes dits de la table tournante ; c’est, paraît-il, l’enfance de l’art ; ils s’obtiennent très facilement ; il suffit pour cela de quelques minutes de recueillement et de patience.

Au grand étonnement de mes hôtes, au bout d’un quart d’heure, rien encore ne s’était produit ; on convint de recourir aux grands moyens ; et la voix grave de Stimmer s’éleva pour l’évocation ; mais, quelque formule qu’il employât, la table resta obstinément immobile.

C’était vexant.

L’un des honorables personnages se leva d’un air dépité.

« Je n’y comprends rien.

– C’est étrange, fit Stimmer.

– C’est la première fois que pareille mésaventure nous arrive, fit un autre.

– … Et juste au moment où nous aurions besoin de constater des faits afin de convaincre monsieur et d’en faire un prosélyte… »

Je ne pus dissimuler un sourire :

« Si c’est comme cela qu’ils espèrent me convertir !… »

Stimmer, lui, ordinairement si flegmatique, perdait patience.

« Ah ! par exemple, c’est trop fort !

– Essayons autre chose, proposa un gros homme joufflu comme un chérubin, et qui ne devait pas vivre seulement d’eau fraîche et de spiritisme.

– Soit ! » acquiesça Stimmer.

Alors mon initiation fut complète.

J’assistai à la magnétisation d’un adolescent maladif qui ne tarda pas à tomber dans un profond sommeil, mais dont on ne put tirer que des phrases insignifiantes ; les « esprits » se refusaient à parler par sa bouche.

Ensuite, on essaya l’ardoise, puis le pèse-lettres, puis l’alphabet ; après quoi, on revint à la table, sans avoir rien obtenu, ni des uns, ni des autres.

Intérieurement, je jubilais ; mon matérialisme se sentait plus à l’aise ; je m’oubliai jusqu’à railler ces messieurs ; l’épithète de « farceurs » que je leur adressai les fit tressaillir de colère et d’indignation ; puis, sans rien vouloir entendre de leurs explications, je pris mon chapeau et je me retirai quelque peu narquois.

Le spiritisme était donc bien ce que je me l’étais imaginé : du bas charlatanisme. J’en éprouvais une satisfaction mêlée d’un peu d’orgueil.

J’avais deviné juste, et cela me flattait.

… Poète à mes heures, j’avais pris pour habitude de traduire en vers, sur un album préposé à cet usage, mes impressions du moment. Rentrant chez moi, je me mis donc à ma table de travail et, dans un sonnet qui, certes, ne manquait pas d’envolée, je flagellai ces bateleurs ridicules et grotesques qu’on nomme les spirites ; comme conclusion, je niais la possibilité de leurs prétendues expériences.

Satisfait de moi-même, je fermai mon album et me mis au lit, en me promettant de ne plus jamais me fourvoyer en la compagnie des membres du Cercle d’études psychiques !

En temps ordinaire, à peine suis-je sous les couvertures que je m’endors aussitôt pour ne me réveiller que le lendemain, quand le soleil pénètre à flots dans ma chambre ; ce soir-là, je me retournai vingt fois sur ma couche sans trouver le sommeil ; j’étais en proie à une agitation dont je cherchais en vain la cause.

Comme d’habitude, j’avais observé les lois de la plus élémentaire sobriété ; je ne m’étais fâché contre personne, je n’avais point d’ennuis ni de tracas d’aucune sorte ; finalement, j’attribuai cette insomnie persistante à ma visite au cénacle des fous – c’est ainsi que je qualifiais les spirites !

Vers une heure du matin, je sentis une sorte d’engourdissement me gagner, une torpeur singulière m’envahir. Les rayons de la lune pénétraient, lumineux, jusque dans les rideaux de mon lit.

À travers le fin réseau des cils de mes paupières entrouvertes, j’aperçus, presque à ras du sol, une vapeur cotonneuse et blanchâtre qui bientôt monta jusqu’au plafond ; alors, je vis distinctement en surgir un être, pâle et majestueux, mais qui n’avait rien de terrifiant ou de fantastique ; son visage était empreint de noblesse et de douceur, ses yeux étaient beaux et son profil régulier ; son front disparaissait sous une sorte de turban assez semblable au serre-tête que portent les religieuses.

Chose singulière, je n’éprouvais aucun sentiment de frayeur ou de gêne : au contraire, le buste en avant, je suivais attentivement jusqu’à ses moindres gestes, épiant son attitude, cherchant à deviner le mystère de cette apparition anormale.

Il fit quelques pas dans la chambre, puis s’arrêtant devant mon bureau, il se pencha sur mes cahiers. Alors, je le vis s’emparer de mon album de poésies ; il le feuilleta d’un bout à l’autre ; arrivé à la page sur laquelle j’avais, quelques heures auparavant, transcrit mes impressions au sujet du spiritisme, il s’arrêta ; je le voyais suivre des yeux l’échafaudage des alexandrins ; puis, quand il eut terminé sa lecture, il déchira la page, la réduisit en morceaux et la jeta sur le parquet.

Dépeindre ma stupéfaction serait impossible ; je n’étais pas encore revenu de ma surprise que, déjà, le fantôme était debout devant moi ; il me considéra un instant avec compassion, puis, élevant l’un de ses bras, dans un geste plein de grâce et de majesté, il passa, sur mon front, une main blanche et fine, la plus belle que j’aie jamais vue…

Je retombai sur mon oreiller et m’endormis profondément…

Quand je me réveillai, le lendemain, il faisait grand jour ; j’entendais monter jusqu’à moi le bruit monotone de la rue ; je me frottai les yeux, encore tout engourdi, puis je regardai ma montre ; elle marquait deux heures.

C’était à n’y rien comprendre.

Comment ! j’avais dormi jusqu’à deux heures de l’après-midi sans m’éveiller ; c’était absurde !

Tout à coup, le souvenir des événements de la nuit se présenta à mon esprit ; je haussai les épaules, furieux contre moi-même…

Est-il possible de faire des rêves aussi stupides !

Je me levai d’un bond, honteux d’avoir tant paressé ; le premier objet qui me tomba sous les yeux fut mon album de poésies ; je le feuilletai machinalement ; mais, soudain, je devins pâle, très pâle même ; une page manquait… la page sur laquelle j’avais écrit mon sonnet matérialiste ; seulement, les fragments avaient disparu…

À présent, comme au temps de ma prime jeunesse, comme à dix ans, je crois aux fantômes et aux apparitions.
 
 

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(Jean de Kerlecq, in La Bohème, journal des étudiants [Montpellier], deuxième année, n° 29, samedi 15 avril 1910)