CHAPITRE XII

 
 

Bien qu’elle habitât l’Île depuis quelque temps déjà, Éhio ne s’était encore jamais hasardée dans la campagne après la chute du jour. Quand elle se vit hors de la maison, hors même de la zone familière des jardins, devant les abîmes insondables de l’ombre nocturne, elle eut un instinctif mouvement de recul. Kjoès crut qu’elle allait lui échapper.

« Ne crains rien, murmura-t-il en serrant plus fort son bras. Nul danger ne nous menace. La nuit ne peut rien contre nous ; elle ne porte que des armes vaines ; elle ne saura dresser sur nos pas que des obstacles imaginaires, de dérisoires embûches. Je le sais, à présent ; il suffit de ne pas s’en effrayer pour que ces pauvres sortilèges se dissipent d’eux-mêmes. »

Aguerri par ses aventures de la veille, il était plein de vigueur et d’assurance. À l’entendre parler ainsi, Éhio se sentit quelque peu réconfortée ; pourtant, ce ne fut pas sans un soupir de regret qu’elle dirigea un dernier regard vers l’habitation dont la blanche façade luisait doucement entre les masses sombres des grands arbres.

Au ras du sol, on apercevait une petite lueur jaune filtrant à travers un soupirail : la lanterne allumée que les fugitifs avaient oubliée dans le cachot déserté. La jeune femme soupira ; était-il raisonnable d’abandonner ainsi le sûr refuge où l’on pouvait tout au moins trouver une efficace protection contre l’horreur des ténèbres ?… Un brusque coup de vent la fit frissonner.

« Je suis glacée, gémit-elle ; ce pays n’est pas chauffé !

– Marchons plus vite, dit Kjoès ; c’est le meilleur moyen de conjurer le froid. »

Il l’entraîna. Après avoir traversé le parc obscur planté de hautes futaies, ils rencontrèrent sous leurs pas une étroite chaussée de pierre, jetée comme une interminable passerelle sur un océan de verdures indistinctes. Une pâle clarté venue du ciel limpide leur permettait de distinguer autour d’eux les détails les plus rapprochés d’un paysage plat où quelques bouquets d’arbres dressaient, de loin en loin, leur silhouette noire. De saines et fortes odeurs émanaient par bouffées subites de la terre invisible, des plantes inconnues qui couvraient les champs. Kjoès huma voluptueusement l’air vif et comme substantiel de la nuit. Il sentit son cœur se gonfler d’amour.

« Sens-tu, Éhio, dit-il, sens-tu l’exaltante beauté de la Nature admirable que les hommes stupides et lâches ont tenté d’assassiner, mais qui survit ici, dans toute sa splendeur magnifique, prisonnière heureuse de cette île fortunée !… »

Éhio ne répondit rien. Elle avait peine à suivre son amant qui, tout à son allégresse lyrique, accélérait inconsciemment l’allure. Ses pieds, peu habitués à la marche et mal protégés par des chaussures trop fragiles, devenaient de minute en minute plus lourds, plus douloureux. Suspendue au bras de l’homme, elle se laissait passivement tirer par lui, en exhalant de temps à autre une plainte enfantine lorsque quelque caillou venait meurtrir sa chair endolorie. Longtemps elle opposa une courageuse résistance à la fatigue et à la souffrance. Pourtant, elle dut s’avouer vaincue.

« Arrêtons-nous, dit-elle à voix basse ; je n’en puis plus. »

Kjoès fit halte, un peu surpris ; mais, ayant distingué, dans la pénombre, les traits altérés de son amie, il comprit combien elle souffrait et, tout aussitôt, se reprocha son égoïsme.

« Ma pauvre chérie ! » prononça-t-il avec une douceur apitoyée.

Il regarda autour de lui, cherchant un asile. Pas très loin de là, dans les champs bordant la route, se dressait une haute masse arrondie ; soutenant Éhio, il parcourut avec précaution la distance qui les séparait du curieux tumulus. C’était un énorme amoncellement d’herbes sèches assemblées là, sans que l’on pût deviner pourquoi, par les habitants de la région. Kjoès y creusa aisément un trou assez profond pour les recevoir tous les deux : quelques instants plus tard, ils reposaient côte à côte dans cette espèce de logette, sur un épais matelas fait de tiges végétales entassées. Serrés l’un contre l’autre, mêlant leurs souffles, réchauffés, délassés, ils connurent une béatitude qui sera toujours refusée aux hôtes des villes modernes, gâtés par un bien-être trop constant, car il faut s’être d’abord fatigué pour sentir toute la douceur du repos, il faut avoir souffert de la faim et de la soif pour goûter pleinement la saveur des aliments, il faut avoir frissonné de peur et de froid pour apprécier la valeur d’un refuge et d’un abri.

De longues minutes, des heures peut-être, Éhio et Kjoès, immobiles et muets, demeurent ainsi, écrasés dans une sorte d’engourdissement animal. Enfin, la jeune femme rompt le silence :

« Je suis bien ! murmure-t-elle ; je suis bien ! »

Son accent est celui de la gratitude. À quel bienfaiteur innommé s’adresse cette inconsciente action de grâces ? À l’amant courageux et sagace qui sut découvrir le gîte providentiel, au génie tutélaire qui place opportunément des tas de foin hospitaliers sur la route du voyageur égaré, au tas de foin lui-même ?… Kjoès ne peut douter qu’elle s’adresse à lui ; il est tout ému à la pensée d’avoir mérité tant de reconnaissance.

« Éhio ! Éhio ! ma chérie ! » souffle-t-il.

Leurs lèvres se joignent. Un long, long baiser. D’autres minutes, ou d’autres heures, s’écoulent avant qu’il ait pris fin. Cependant, plus bas, sur le matelas de tiges sèches, en pleine obscurité, les mains de l’homme et celles de la femme miment la petite lutte pour rire qui sert de prologue au drame éternel de la possession.

Alors, on entend à nouveau la voix d’Éhio, un peu essoufflée :

« Quoi ! Kjoès, parmi toutes ces choses hostiles et inconnues, en plein air, sans lumière, sans musique, sans parfums, tu songerais à… »

La voix de Kjoès lui répond, singulièrement caressante et grave :

«  Eh quoi ! dit-il, tu oserais, toi, n’y point songer, ma tendre aimée ! Tu repousserais l’homme qui, pour toi, endura tant de souffrances, affronta tant de périls, sacrifia d’avance tout le sang de ses veines ! Ingrate !

– Kjoès ! ne parle pas ainsi, soupire Éhio ; je t’aime, tu le sais, je suis à toi, mais j’ai peur, j’ai peur !… L’acte d’amour serait-il possible dans cette solitude glacée, au milieu de la nuit malveillante ? Il me semble que des ennemis mystérieux et cruels s’assemblent déjà de toutes parts pour fondre sur nous quand la volupté nous aura mis à leur merci.

– Ne crains rien, répond doucement Kjoès, la nuit ne nous est pas hostile ; je la connais bien, elle est notre amie ; elle sait se faire la complice des amants ; c’est pour les dérober aux regards indiscrets qu’elle environne toutes choses de voiles impénétrables. C’est un épithalame que chantent ses mille voix confuses ; c’est pour stimuler notre ardeur qu’elle exhale tant d’effluves enivrants. Toute la poésie du monde est en elle… »

On ne distingue pas la suite ; sans doute n’y a-t-il pas de suite. Parmi les brins d’herbe, les mains réconciliées s’étreignent. Le prologue est terminé…

Une à une, les étoiles s’éteignirent dans le ciel étrangement livide que tourmentait l’enfantement de l’aube. L’atmosphère, naguère opaque, devenait laiteuse, comme si l’on eût versé peu à peu de la lumière dans les ténèbres. L’horizon recula, insensiblement, jusqu’aux confins de la terre.

Un oiseau chanta quelque part, dans un buisson voisin. Ce fut un signal ; tout aussitôt, dix, cent, mille oiseaux chantèrent.

Lorsque le soleil parvint à darder son premier rayon par-dessus la ligne rigide des extrêmes lointains, le monde prit soudain un aspect nouveau. Éhio poussa un cri d’admiration.

« Quelles magnificences ! Que de splendeurs ! Ô Kjoès, je voudrais… je voudrais… »

Elle eût voulu toucher, posséder, serrer entre ses mains toutes les beautés sans nom qui naissaient devant elle. Mais, hélas ! la nature ne nous montre jamais que des trésors décevants, faits tout au plus pour la joie éphémère des yeux. Les gouttes de lumière qui scintillent à l’aurore, dans l’herbe humide, s’éteignent lorsqu’on les approche, se diluent sous le doigt quand on essaie de les saisir et, le plus souvent, le fugitif chef-d’œuvre d’une minute retourne au néant sans même avoir été contemplé par personne.

Cependant, l’enthousiasme de la jeune femme inquiétait Kjoès.

« Prends garde, ô mon amour ! dit-il ; ne te hasarde pas ainsi hors de ta cachette, avant d’avoir scruté avec soin les alentours, car on s’est sans doute aperçu de notre disparition et je suppose qu’il y a déjà dans la campagne des troupes de gens qui nous cherchent.

– Non, pas encore, répondit Éhio sans hésiter. À cette heure, les Vieux, – tu peux m’en croire, j’ai vu cela maintes fois, – les Vieux dorment au sein de leur grand lit incommode, bizarrement entortillés dans de larges morceaux de toile blanche.

– Mais les serviteurs ? »

Éhio se mit à rire.

« Les serviteurs, dit-elle, les serviteurs, en ce moment, procèdent au nettoyage des diverses chambres et salles du château, mais de quelle façon extravagante ! En promenant sur le plancher une sorte d’instrument poilu qui projette la poussière sur les meubles, d’où on la déloge ensuite pour la précipiter à nouveau sur le sol, au moyen d’un autre ustensile garni de plumes d’oiseau. Ce travail les occupe une grande partie de la matinée. D’ailleurs, ces gens ne s’éloignent guère de la maison ; ils sont dénués de toute initiative et, si personne ne se met à leur tête pour les diriger, nous n’avons pas grand-chose à en redouter.

– Bon, mais les paysans ?

– Les paysans, il conviendrait plutôt de s’en méfier car ils sont presque toujours dehors et pourraient d’aventure nous apercevoir. Fort heureusement, ils ne lèvent jamais la tête de dessus leur besogne habituelle, qui me semble plus saugrenue encore que celle des serviteurs domestiques. Dès qu’il fait seulement un peu jour, ils s’éveillent automatiquement, avertis par un mystérieux instinct, quittent leur habitation et se rendent dans les champs, dont ils se mettent à gratter le sol avec des outils pesants et peu maniables. Et, quand il est poussé quelque chose sur le terrain ainsi malmené, ces singulières créatures s’en attribuent fièrement tout le mérite, comme si les végétaux ne croissaient pas aussi bien et même mieux sur les espaces non soumis à un aussi singulier traitement ! »

Si agréable que fût leur retraite, les fugitifs ne pouvaient y séjourner plus longtemps sans danger puisqu’elle pouvait à tout moment se trouver investie par quelque troupe de travailleurs champêtres. Il fallait songer à l’abandonner pour chercher, dans les régions boisées, un abri plus sûr. D’ailleurs, Kjoès commençait à sentir son estomac tiraillé de spasmes douloureux : hormis le repas absorbé la veille dans la petite maison campagnarde, il n’avait rien pris depuis son départ d’Ipse. Éhio, elle aussi, avait faim.

Pour la première fois, le problème primordial de la nourriture revêtit à leurs yeux une importance insoupçonnée des citadins. Il n’y a pas de distributeurs alimentaires dans l’Île ; c’est même là une des plus regrettables parmi les petites lacunes qui interdiraient au Domaine réservé de prétendre à la perfection. Certes, on y trouve une grande variété de plantes dont quelques-unes, dit-on, sont comestibles, mais comment saurait-on distinguer les bonnes des mauvaises, quand on appartient à notre pauvre humanité moderne privée de cet infaillible instinct qui dirige les autres bêtes dans la recherche de leur pâture ? Au surplus, les végétaux, à supposer même que l’on sache les choisir, ne deviennent propres à la consommation qu’après avoir subi une préparation chimique assez compliquée. Éhio en était certaine.

Après avoir mûrement réfléchi, Kjoès dut renoncer à élaborer un plan d’action ; seul le hasard pouvait leur venir en aide.

« Viens, Éhio, » dit-il résolument.

Il l’entraîna à travers la campagne dans la direction d’un bois que l’on apercevait confusément au loin.

Ils marchèrent péniblement dans la terre molle, l’oreille tendue, l’œil aux aguets, épiant avec angoisse les moindres indices capables de déceler la présence d’ennemis éventuels. Ce qu’ils avaient pris pour un bois n’était qu’un médiocre groupe d’arbres ; mais, s’en étant approchés, ils eurent la surprise de constater que ce bocage dissimulait derrière ses frondaisons une petite agglomération de demeures rustiques : quatre maisons basses, pareilles en tous points à celle que Kjoès avait rencontrée la veille sur son chemin. Instruit par l’expérience, il décida de ne pas se montrer aux habitants de ce hameau. Blotti dans une haie, à côté d’Éhio, il observa patiemment les lieux. Sur les quatre habitations, trois semblaient encore endormies ou déjà désertées. De la quatrième, une mince colonne de fumée s’élevait tout droit dans le ciel paisible du matin.

Devant la façade, sur une aire malpropre, quelques bestioles ridicules, montées sur deux pattes crochues, picoraient des choses invisibles, en échangeant dans leur idiome des invectives courroucées. Par la porte ouverte, on distinguait à l’intérieur deux hommes occupés à manger d’une façon disgracieuse des nourritures que leur servait une vieille femme glapissante. Leur repas fut bref ; bientôt ils se levèrent et sortirent, emportant des outils. Comme ils passaient auprès de la haie où se cachaient Kjoès et Éhio, ceux-ci purent les examiner avec attention ; ils étaient laids, rugueux et hirsutes. L’un d’eux, la taille douloureusement courbée, montrait un visage détérioré par une longue existence non cristallisée. Tous deux paraissaient tristes et las. Ils s’éloignèrent pesamment, sans se retourner une seule fois vers la pauvre demeure qui leur servait de gîte.

Peu de temps après, la vieille femme sortait à son tour, suivie par le troupeau piaillant des volailles.

Kjoès n’hésita pas ; il bondit dans la maison où il rafla en un instant tout ce qu’il put trouver de vivres. Quand il revint auprès d’Éhio, un sac de toile grossière chargeait son épaule.

« Fuyons ! » dit-il.

Ils se remirent en marche au hasard, sans souci de l’orientation, haletants et furtifs comme des proies poursuivies.

Soudain, ayant traversé de vastes landes couvertes d’arbustes épineux, ils s’arrêtèrent net ; une immense étendue d’eau barrait leur route : la mer !…

Lorsque l’on marche droit devant soi, dans une île, il faut naturellement s’attendre à rencontrer la mer ; pourtant, les jeunes gens furent stupéfaits de la trouver là ; ils l’avaient oubliée ! Peut-être aussi ne pensaient-ils pas la voir paraître sous cet aspect. Pourquoi les physiciens prétendent-ils que la mer est toujours horizontale ? Quelle sottise ! Sans doute ne l’ont-ils jamais regardée. Quand on se trouve brusquement en sa présence, la mer se dresse devant vous, comme un mur !

Le premier étonnement passé, Kjoès et Éhio se sont assis au bord de la falaise et contemplent la prodigieuse nouveauté du spectacle offert à leurs yeux. Comme la mer est pure en ce pays ! On y chercherait en vain les débris de toute sorte qui déshonorent les flots aux environs d’Ipse. De faibles vagues, accourues des confins du monde, se poursuivent sans hâte puis se brisent l’une après l’autre, avec un ordre parfait, sur le rivage au sable si fin, si blanc, si propre !

Un murmure engourdissant s’élève de la grève. Quelle impression de sécurité, de paix sereine, règne en ces parages ! Qui donc parlait de fuite, de poursuite, de dangers, d’ennemis ? Si des hommes survenaient, quels qu’ils fussent, ne seraient-ils pas gagnés à leur tour par la souveraine douceur, par l’universelle indulgence que répand autour d’elle la grande magicienne, source de toute-puissance, génératrice de toute vie !

Mais la faim, un instant oubliée, se fit plus impérieusement sentir. Kjoès tira de leur enveloppe de toile les vivres dérobés aux paysans. Quelles singulières nourritures ! Éhio, qu’un séjour assez long dans l’Île avait instruite de ces choses, les reconnaissait à mesure qu’elles sortaient de leur sac. Cette matière spongieuse, entourée d’une croûte friable, avait été faite avec des grains écrasés et cuits au four ; c’était le fameux pain des anciens. Ceci était un reste de viande rôtie ; quant à ce petit cylindre de fine baudruche comprimant une substance rose parfumée au gaz acétylène, la jeune femme n’en savait pas le nom ; pourtant, elle affirmait que les naturels du pays, et aussi les Vieux, en faisaient volontiers leur régal. Elle ajouta que l’étrange préparation, comme beaucoup de mets en honneur dans le domaine des Maîtres, était constituée en majeure partie de la chair d’animaux morts.

À cette pensée, Kjoès sentit son cœur se soulever de dégoût.

« Du cadavre ! murmura-t-il ; se nourrir de cadavres !… »

Éhio le conjura de surmonter cette répugnance. Du cadavre, mon Dieu oui, on se nourrit de cadavres dans l’Île ; c’est une habitude à prendre, il suffit de ne pas y penser. D’ailleurs, Kjoès lui-même n’en avait-il point mangé, la veille, sans le savoir ?

Mieux que tous les raisonnements, la fringale croissante convainquit le jeune homme. Au surplus, n’était-il pas un héros ? Charles le lui avait dit maintes fois. Un héros ne doit pas hésiter à manger des cadavres ; c’est même la seule nourriture qui puisse lui convenir !

Ayant satisfait leur appétit, les jeunes gens eurent soif. Fort heureusement, Kjoès avait eu l’idée de glisser dans le sac, en même temps que des aliments solides, deux flacons de verre soigneusement bouchés, un grand rempli d’un liquide noirâtre, – du vin, dit Éhio, – et un second plus petit contenant une liqueur transparente, d’une belle couleur chaude et dorée.

Ils se partagèrent le vin. L’autre breuvage, dont Éhio elle-même n’avait jamais goûté, leur réservait une surprise. À peine en eurent-ils absorbé une faible gorgée, qu’il leur sembla qu’une nappe de feu venait de descendre dans leur estomac pour se répandre ensuite dans les veines, dans les artères, dans tout l’organisme.

« Nous sommes empoisonnés ! » s’écria Kjoès, en s’efforçant de recracher tout ce qu’il avait avalé.

Éhio le rassura.

« Ne crains rien, dit-elle ; ce produit n’est certainement pas toxique ; les Vieux en boivent fréquemment après leurs repas, en assez grande quantité et sans faire la grimace comme nous. »

Ils reprirent une rasade du brûlant liquide. Décidément, ce n’était pas mauvais ; on devait s’y accoutumer aisément. À cet instant, un vacarme insolite les fit sursauter ; c’étaient des cris, des rires, des onomatopées incompréhensibles, mais dont le sens ne paraissait pas autrement menaçant. Néanmoins effrayés, Éhio et Kjoès s’étaient tout aussitôt jetés à l’abri d’un buisson épineux. De cette cachette, ils s’efforçaient de scruter avec précaution l’étendue dans la direction d’où venait le bruit. Surgissant de derrière un amas de rochers, un groupe singulier s’avançait sur la plage.

« Les Vieux, murmura Kjoès ; ils se sont lancés à notre poursuite, ils nous cherchent.

– Je ne crois pas, dit Éhio, après avoir examiné plus attentivement les arrivants. Souvent, ils se promènent ainsi à travers leur domaine comme les habitants d’Ipse se promènent à travers la ville ; seulement, les Vieux, n’ayant pas de chaussées mobiles à leur disposition, se promènent à pied. Cet exercice leur plaît ; il est, dit-on, nécessaire à leur hygiène. Je les ai vus à diverses reprises partir, pour ces sortes d’excursions, soit isolément, soit en groupe.

Le plus souvent, ils flânent en observant autour d’eux le ciel, la terre, les animaux, les plantes, et semblent tirer de cette contemplation toute sortes de jouissances esthétiques.

Cependant, leurs plaisirs ne sont pas toujours pareillement innocents ; parfois, ils emportent des armes et s’en servent pour tuer de loin des bêtes sauvages rencontrées chemin faisant.

– Ils tuent ! Pourquoi ?

– Je ne sais pas. Sans doute pour s’amuser. Peut-être aussi pour grandir, à leurs propres yeux, leur propre puissance, le droit de donner la mort ayant toujours été considéré, dans les sociétés anciennes, comme un attribut de la souveraineté. »

La troupe bruyante des Vieux était maintenant fort rapprochée du retrait où se tenaient les fugitifs. Une gaieté extraordinaire brillait sur le visage de tous ces hommes dont l’habituelle gravité fait l’édification des populations urbaines. La plupart montraient des joues fleuries et des nez enluminés dont le soleil rehaussait l’éclat. Tandis que les uns se plaisaient à marcher ou à courir pieds nus dans les nappes liquides que la mer étalait sur le sable, d’autres, demeurés au sec sur le rivage, chantaient à tue-tête des refrains joyeux.

Plusieurs femmes les accompagnaient. Elles étaient montées à califourchon sur de pauvres bêtes mélancoliques, penaudes et humblement résignées. Sur le crâne étroit de ces animaux végétaient de longues oreilles mobiles ; à l’autre bout pendait une queue maigre et triste. Les Vieux semblaient prendre le plus vif plaisir à tirer et à pousser, sur le sol sableux de la grève, ces serviteurs taciturnes dont la marche capricieuse et les arrêts imprévus provoquaient l’hilarité de tous.

Une éclipse aussi totale de dignité, de la part des augustes Maîtres du monde, scandalisa profondément Kjoès.

« Ainsi, voilà les êtres qui nous gouvernent ! ricana-t-il, d’un ton acerbe. Voilà les glorieux objets de notre vénération, les sages augures qui tiennent entre leurs mains nos pauvres destinées ! »

Éhio montrait plus d’indulgence.

« Que veux-tu, ce sont des hommes, dit-elle avec l’accent de la plus intime conviction ; ce sont des hommes supérieurs, mais des hommes ; ils ont leurs faiblesses… Au demeurant, j’estime qu’ils se plaisent aujourd’hui à ressusciter quelque pittoresque coutume du temps passé. Nos ancêtres aimaient, dit-on, se réjouir ainsi, en public et immodérément, à certaines occasions. »

Déjà le burlesque cortège avait disparu. Les deux amants purent abandonner leur refuge. La violente émotion causée par l’arrivée subite des Vieux les avait altérés. Comme il ne restait plus rien dans la grande bouteille, ils burent ce que contenait la petite, et, comme ce breuvage enflammé n’est guère propre à étancher la soif, ils se laissèrent entraîner, fort innocemment, à multiplier les libations.

En même temps que le liquide, pénétraient en eux une vaillance, une joie, un enthousiasme qu’ils n’avaient jamais connus aux plus belles heures de leur existence. Soudain, sans que rien pût motiver une telle crise d’hilarité, ils furent saisis d’un rire convulsif qui, s’alimentant de lui-même et repartant toujours en cascades sonores, semblait ne plus pouvoir s’arrêter. Si l’on avait vu, à Ipse, deux citoyens rire de la sorte, on n’eût pas manqué de les livrer sur-le-champ aux soins des psychiatres ou, tout au moins, de leur infliger un blâme officiel pour atteinte à la sérénité publique. Ici, dans les conditions où elle se produisait, cette intempestive manifestation était encore plus dangereuse ; elle pouvait coûter la liberté, ou même la vie, aux imprudents qui témoignaient de la sorte un si grand mépris pour les réalités menaçantes de l’heure.

Mais qui parle de réalité ! Le brûlant élixir n’a-t-il pas été précisément inventé par les hommes pour la combattre, la désespérante réalité, pour la vaincre, pour la mettre en fuite, ou mieux, pour l’obliger à revêtir un instant les somptueux travestissements de l’illusion ? Aux yeux enchantés de ceux qui ont bu le philtre, le plus banal objet offre les couleurs les plus riches, les contours les plus exquis.

Ces fleurs luxuriantes, ces roches de pourpre, cette mer de turquoise et cette nature éclatante, et ce soleil qui vous tape sur la tête d’une façon si gentiment familière, et ces jolies plantes dont les piquants percent votre épiderme avec tant de bonhomie, tout cela n’est-il pas le magnifique ameublement d’un Éden fait tout exprès pour Kjoès et Éhio ? Ne s’y trouvent-ils pas en parfaite sécurité ? Qui donc oserait s’y introduire sans leur autorisation ?

Tout à coup, une révélation foudroyante illumina la conscience de Kjoès ; ce fut comme si quelque bon génie venait de déchirer à l’improviste un voile tendu devant ses yeux pour lui cacher la vérité. Il entrevit avec une indiscutable évidence ce que devait être sa conduite. Saisissant le bras de sa compagne, il lui dit :

« Éhio ! nous resterons ici ! Nous resterons ici éternellement ! »

Éhio ne comprend pas. Pauvre chérie, elle n’a pas bu assez d’élixir, sans doute ! Son esprit n’a pas encore acquis la subtilité qui permet d’entendre à demi-mot les conseils de la sagesse !

Avec bienveillance, Kjoès lui explique sa pensée. Il faut rester ici. Où pourrait-on trouver résidence plus hospitalière ? Ne serait-ce pas folie pure de quitter ces rivages heureux, pour retourner à Ipse ? La lumière artificielle et la musique monotone de la ville couverte valent-elles un seul rayon de soleil ? un seul murmure de la brise marine ?

L’homme le plus stupide pourrait-il sans regret délaisser la saine vie primitive pour aller, à nouveau, végéter là-bas, dans une atmosphère morte, parmi tant de pauvres êtres dégénérés ?

« Écoute, Éhio, dit-il, je sais maintenant pourquoi ceux qui abordent ces parages n’en reviennent jamais. Ce n’est pas, comme nous l’avons cru, parce qu’une loi inflexible les retient prisonniers ici ; non, cette contrainte est inutile ; c’est que les élus refusent de se laisser rapatrier. Ils repoussent avec horreur l’idée seule d’abandonner le paradis où leur bonne étoile les a conduits. »

Cette fois, Éhio a compris et la vérité l’illumine à son tour.

« Tu as raison, Kjoès ! s’écrie-t-elle dans une subite effusion de tendresse. Nous resterons ici toujours, côte à côte ! Nos jours, jusqu’au dernier, s’écouleront sur cette grève, face à la mer adorable. Viens ; nous allons visiter notre domaine. »

Elle l’entraîne ; ils descendent allègrement les pentes abruptes de la falaise, ils examinent les rochers, admirent les coquillages, trempent leurs pieds douloureux dans les flots, reviennent en arrière, là où le sol est sec, s’étendent sur le sable chaud, se donnent des baisers, s’étreignent.

Mais que s’est-il passé ? Quel funeste nuage projette maintenant son ombre sur le front de Kjoès ? Il est sombre, taciturne, bourré de soucis inexprimés. En vain l’amante le supplie-t-elle d’expliquer la raison de ce revirement. Ses lèvres obstinément serrées se refusent à formuler une pensée qui n’est peut-être pas accessible au faible entendement des femmes. Pourtant, il finit par se décider à parler.

« C’est impossible, murmure-t-il avec accablement ; c’est impossible ! »

Il fallait s’y attendre, Éhio n’a pas réussi à pénétrer le sens de cette phrase pourtant si claire.

« Qu’est-ce qui est impossible, mon chéri ? demande-t-elle, en ouvrant de grands yeux étonnés.

– C’est impossible ; nous ne pouvons demeurer plus longtemps dans l’Île des Maîtres.

– Pourquoi ? Ne disais-tu pas à l’instant… »

Alors, la voix de Kjoès se fait solennelle.

« Pourquoi ? dit-il, parce que je ne suis pas… (il se reprend) parce que nous ne sommes pas des mortels ordinaires, de simples Burupes égarés par hasard hors de la route commune. Nous sommes des héros ; Charles nous l’a maintes fois répété et j’en ai maintenant l’intime conviction. Il nous faut accomplir notre destin, retourner à Ipse, achever la mission qui nous a été confiée au nom de l’Histoire. »

Éhio est aussitôt persuadée. Le caractère providentiel de leur aventure ne fait plus pour elle aucun doute ; elle est une héroïne, son amant est un héros ; un héros, une héroïne ne se dirigent pas dans la vie selon les principes qui conviennent au vulgaire. Comment a-t-elle pu oublier des vérités aussi évidentes ?…

« Partons ! » dit-elle avec une belle énergie.

Ils se lèvent et, sans accorder un regard aux lieux admirables qui viennent de leur donner asile, se mettent en marche le long du rivage, dans la direction supposée du parc aux avions. Ils titubent un peu.

De temps à autre, le goût âcre du liquide magique leur revient à la bouche.

Lorsqu’ils arrivèrent à proximité des constructions bordant l’esplanade, le soleil, prodigieusement grossi, allait disparaître derrière la mer. Le rouge dominait parmi les couleurs changeantes dont se farde sans cesse la Nature.

Les hangars, les arbres, les plantes, les moindres objets projetaient sur le sol des ombres démesurées.

Sur la piste de départ, quelques hommes entouraient une machine volante vraisemblablement amenée là en vue d’un départ éventuel. En voyant paraître devant eux ces deux personnages insolites dont l’allure décidée et la démarche étrange inspiraient une sorte de crainte respectueuse, ils s’immobilisèrent tous ensemble, comme si quelque mal soudain les eût frappés de paralysie. Kjoès ne sembla même pas remarquer leur surprise. Il n’hésitait point, ne réfléchissant aucunement aux gestes qu’il devait accomplir ; une force infaillible l’habitait dont il lui suffisait d’accepter l’impulsion.

Éhio le suivait, sans crainte comme sans pensée.

À trois pas des travailleurs, le héros s’arrêta et, plongeant avec une ardeur insupportable son regard dans les yeux de l’un d’eux, que son costume distinguait des autres :

« Réponds-moi, dit-il sur un ton d’autorité souveraine, tu es bien le conducteur de cet appareil ? »

Tout d’abord, l’homme considéra Kjoès d’un air stupide. Il semblait faire de violents efforts pour agiter, dans sa gorge, une langue monstrueusement gonflée. Enfin, comme quelque chose qui explose :

« Oui, dit-il.

– Tout est-il prêt pour le vol ? demanda encore Kjoès.

– Oui, répéta le pilote.

– Bien ! Conduis-nous immédiatement à Ipse. »

L’homme inclina légèrement la tête en signe de déférence et d’assentiment, puis pénétra dans sa cabine, après avoir ouvert respectueusement devant les voyageurs inconnus la porte du coupé.

Car les serviteurs des Vieux n’ont pas de volonté propre, soit qu’elle leur ait été enlevée subitement par quelque procédé scientifique, soit que cette faculté se soit lentement atrophiée chez les hommes de cette race sous l’effet d’un long esclavage. Leur cerveau n’est qu’un poste récepteur fait pour enregistrer mécaniquement les ordres venus du dehors et en assurer l’exécution. À celui-ci, Kjoès avait parlé en maître ; il obéissait.

Quelques instants plus tard, l’avion disparaissait à l’horizon, dans la glorieuse fournaise du soleil couchant.
 

(À suivre)

 
 

 

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(in Paris-Soir, quatrième année, n° 864, 865, 866 et 867, mardi 16, mercredi 17, jeudi 18 et vendredi 19 février 1926)