J’ai vu venir à moi une de ces divinités.

Ne pensez pas qu’elles soient mortes ou même endormies ou qu’une crédulité païenne puisse seule les montrer vivantes et parlantes ; de bons chrétiens ont cru que certains petits dieux des campagnes subsistaient par un miracle de la clémence divine et un privilège de leur humilité. Saint Gérôme affirme qu’il causa longtemps avec un satyre et qu’il trouva de bons sentiments chez cet animal cornu et barbu. C’est un grand saint ; nous n’avons garde de révoquer en doute son témoignage.

Le fond de vallée où je me trouvais s’arrêtait devant l’aspérité brusque d’une roche tissée de racines et de cimes d’arbres, de feuilles et de mousses, peuplée de bêtes rampantes et de bêtes volantes, les unes sortant des terriers et les autres essorant des nids pour se mêler et se jouer. C’était une haute muraille de nature où frissonnait une vie confuse et multiple d’animaux et de plantes, et qu’une mince et sautante cascade animait de sa chute blanche, continue, jaseuse, d’un bruit si doux et si frais dans ce grand silence vert qu’il semblait le dialogue confus des choses qui ne vivent et ne parlent que si l’homme n’est pas là… ou s’il les comprend et les aime. Il fallut des heures pour éteindre le fracas de mon arrivée, pour apaiser cette épouvante qui marche devant nous… je restais immobile, contenant mes gestes, retenant jusqu’à mon souffle, tâchant de disparaître et de me confondre.

C’est délicieux et c’est presque effrayant de se sentir peu à peu s’enfoncer dans la tranquillité de la matière ; alors, de vieux souvenirs de vies végétatives ou animales passent le long des veines et des nerfs, dont l’action s’unit à celles de la terre et des plantes. À mesure que l’être humain se calme et se tait, les choses osent s’agiter et bruire. On sent, dans le tronc des chênes, passer la palpitation des mondes qui monte à travers les racines, les sèves et les feuilles, des profonds mystérieux de la terre jusqu’aux mystérieuses hauteurs des étoiles ; le bruit de l’herbe qui pousse est distinct, comme celui du brin de bois sec qui casse et tombe au loin, comme le glissement huileux de la couleuvre sous les ronces ou le frisson d’une aile, très haut, dans l’air bleu.

C’est alors que les dieux viennent.
 

*

 

La cascade, qui descendait par soubresauts d’argent le long de la paroi, faisait, en tombant, s’élever une brume légère ; les flammes du soleil la traversaient de larmes tremblées où se nuaient tous les caprices de l’iris, et cette gaze de lumière ainsi maniée sembla soudain se modeler et s’épaissir pour former un assemblage de vapeurs et des voiles flottantes d’où la nymphe de ces lieux sortit.

Elle me dit :

« Mortel qu’un hasard a conduit jusqu’à moi, toi qui, depuis quelques heures, par ton immobilité et ton silence, as pu mériter d’être comparé aux choses et aux bêtes et confondu avec elle, écoute, puisque tu en es digne ou parais l’être, la plainte de la dernière des nymphes et transmets sa requête à tes pareils. »

Maintenant que je la voyais mieux, – car rien ne précise une apparition comme de parler, – j’admirais ses traits fins et jeunes, la pureté de leur combinaison et ses yeux d’eau, si clairs et si changeants, ses cheveux de mousse et d’or pâle ; son vêtement était fluide et souple, toutes les transparences et toutes les profondeurs, toutes les fraîcheurs et tous les bouillonnements des torrents, des sources, des lacs, des fontaines s’y brodaient et s’y peignaient, s’y drapaient en plis bleus et glauques.

La naïade dit encore :

« Nous étions si heureuses, les seules épargnées ; alors que nos sœurs les Oréades voyaient déchirer les flancs de leurs montagnes sous la percée des tunnels, alors que les Napées étaient chassées de leurs prairies et de leurs bocages par des remblais, les Dryades de leurs chênes, toutes de leurs retraites profondes par des équipes de barbares ouvrant des voies à des monstres de fer et de feu, ou posant des fils à faire trébucher les faunes, nous vivions, nous, de notre petite vie cachée, humide, soustraite aux fureurs des mortels, toujours divine et séparée.

On nous respectait ; nos antres étaient inaccessibles à ces dragons aux souffles empestés qu’on entend, dit-on, courir à travers vos campagnes, même à ces roues légères sur lesquelles les hommes essaient de s’égaler à la Fortune. Si quelque rêveur, quelque piéton comme toi, pénétrait jusqu’à nous, c’était pour recueillir un moment dans la coupe de sa main notre onde pure et nous en faire une pieuse libation.

Et nous allons périr !

Périr, ce n’est rien ; bien d’autres avant nous ont disparu, sont enterrées dans ces cimetières des dieux morts que l’on appelle des musées, mais être asservies, diminuées employées aux plus rudes, peut-être aux plus humiliants travaux ! On veut nous capter, monsieur, – elle disait : « monsieur, » ce qui marque assez son trouble, – entendez-vous bien, nous capter !

Des hommes sont venus, l’autre jour, qui ont violé notre silence, souillé ma limpidité. Ils ont pesé entre leurs doigts ma force, ont évalué les drachmes d’or qui tombaient en même temps que mes cascades. Ils parlaient de « houille blanche. » Savez-vous ce que c’est, monsieur, que la houille blanche ? C’est notre blancheur en effet, c’est notre écume qui saute de pierre en pierre, c’est notre courant, tantôt précipité et tantôt ralenti, c’est enfin notre eau, notre eau qui tombe, depuis les premiers ruissellements du monde, dans la même vasque de rochers, avec le même bruit, le même bienfait et la même chute.

La houille blanche, ils la déshonoreront comme ils ont fait de la noire ; ils la feront actionner de hideux tramways, traîner d’odieuses locomotives, courir en énergie sombre à travers les courroies déplorablement frémissantes de monotones usines. Ici, là, partout où la naïade pensive pleurait chastement ses pleurs de ciel et de soleil, vous verrez des machines, des cuivres luisants, des condensateurs et des enregistreurs, des fils rayant l’azur pour transmettre au loin la puissance et la vertu qu’on nous aura ravies.

Vous avez dépeuplé la terre des bêtes, vous ne leur laissez plus qu’une ombre de liberté pour votre illusion et votre plaisir, et si, par hasard, le lion se rebiffe, ou la baleine se secoue, vous vous écriez tous d’indignation contre leur audace et leur férocité.

Il ne vous restait plus qu’à domestiquer les naïades ! »
 

*

 

Ainsi la nymphe parla, et dans un respectueux silence j’écoutai sa querelle et ses tristes discours.

Tout d’un coup, un peu de vent balancé au faîte des arbres dispersa la brume et je ne vis plus rien devant moi. Mais la cascade, en sautant parmi les pierres et les mousses, faisait entendre un murmure si plaintif et si doux que je crus pendant longtemps encore écouter la voix même de cette immortelle qui ne pouvait se consoler de mourir.
 
 

 

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(François de Nion, in Le Gaulois, trente-septième année, troisième série, n° 9124, mardi 7 octobre 1902 ; Viktor Oliva, « Plačící fontána, » 1904 ; Alexander Rothaug, « Verwünschen, » tempera sur carton, sd)