Cléopâtre est-elle enterrée à Paris ?

 

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Bonaparte aurait rapporté d’Égypte la jolie momie

de la dernière des Pharaonnes

qui fut inhumée dans le jardin de la Bibliothèque nationale

 

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N’EST-CE QU’UNE LÉGENDE ?

 
 

Périodiquement, tous les douze à quinze ans, le bruit court à Paris que Cléopâtre y est enterrée.

Ce bruit agace les égyptologues ou leur fait hausser les épaules.

Il charme les poètes, il enchante tous ceux auxquels la divine sorcière des cœurs et des sens continue à verser – par-delà la mort et les âges – ses éternels philtres de rêve et d’amour.

Cléopâtre couchée en terre française ! La dernière des Pharaonnes dorées inhumée à Paris !

Mais où ? mais où donc ?

Simplement à deux pas du Matin ; au sein d’un quartier agité et commercial, en un lieu délicieux, en un adorable et savant jardin qui s’épanouit entre une austère demeure et une rue pleine de frivolité, je veux dire – vous l’avez deviné – le petit jardin de la Bibliothèque nationale, enclavé entre la hautaine galerie Mazarine, – que M. Roland-Marcel vient de restaurer, – l’antique hôtel Tue-Bœuf, et la grille noire de la rue Vivienne.

C’est là, sous un massif de géraniums pourpres, près d’un vieux bassin murmurant, au pied de deux marronniers dont les feuilles rousses tourbillonnent comme des ailes d’éperviers sacrés, c’est là que sommeille, entre le fracas des autobus et le recueillement du temple des livres, la plus lettrée et la plus voluptueuse des reines, l’amante de deux Césars, qui naquit aux sons des flûtes enchantées et des sistres de l’immortelle Aphrodite, et termina l’histoire d’Égypte par une superbe page d’amour, éclaboussée de sang, bruissante de baisers…

Mais si Cléopâtre est enterrée à Paris, pourquoi chercher ailleurs, pourquoi reprendre des fouilles en Alexandrie, plutôt que d’exhumer l’ensorcelante momie ?

Mais ne s’agit-il pas d’une vaine légende, d’une poétique rumeur, répandue autrefois par ceux qui assistaient, en 1871, à l’inhumation clandestine de trois momies décomposées ?
 

*

 

De ces témoins, un seul survit, M. Mortreuil, secrétaire général, en retraite, de la Bibliothèque nationale. Je suis allée le voir.

« J’avais dix-neuf ans, m’a-t-il raconté, quand je suis entré à la Bibliothèque. C’était en 1869. Il y avait alors beaucoup d’antiquités égyptiennes. Parmi elles, un lot de trois momies, dépouillées de leurs bandelettes et dont une passait, parmi les jeunes chartistes, pour être celle de Cléopâtre. Pourquoi de Cléopâtre ? Je n’en sais rien. Peut-être simplement parce qu’elle était de type grec et adorablement jolie. Toujours est-il que nous fûmes tous amoureux de notre Cléopâtre ; c’était à qui inventerait des prétextes pour monter la contempler, ou même pour se laisser enfermer la nuit et soulever son « voile d’Isis. » Ce voile d’Isis consistait, d’ailleurs, en un vulgaire bout de calicot remontant, paraît-il, à l’époque de Louis XVIII. Au jour où la duchesse de Berry avait annoncé sa visite au cabinet des Médailles, l’administrateur, jugeant indécent de montrer à la jeune princesse sa royale collègue toute nue, avait envoyé chercher ce pagne chez une mercière de la rue Vivienne et Cléopâtre en était restée affublée… J’ai entendu raconter encore que ces trois momies – les deux autres étaient mâles – avaient été rapportées d’Égypte dans les bagages de Bonaparte, et que Bonaparte avait passé toute une nuit avec la belle embaumée, sous sa tente, au pied des Pyramides. Est-ce lui qui l’a baptisée Cléopâtre ou bien fut-elle identifiée ? Pourquoi et quand l’avait-on dépouillée de ses bandelettes ? À vrai dire, cela m’importait peu. À vingt ans, on préfère le roman à l’histoire. D’ailleurs, la guerre survint, puis le siège de Paris. Pour protéger nos collections contre les obus prussiens, nous les descendîmes dans les caves, et avec elles, nos trois momies désemmaillotées. L’humidité les décomposa et lorsque la Commune prit possession de la Bibliothèque, Cléopâtre et ses suivants dégageaient des odeurs si suspectes, que le commandant de la garde nationale ordonna l’enfouissement des trois « macchabées. »

Je fus des obsèques. Je m’en souviens fort bien. C’était un soir de printemps où Paris restait plongé dans l’obscurité, le froid et le silence. J’éclairais le convoi avec une lanterne. Les gardes plaisantaient notre Cléopâtre en se pinçant le nez. Une grande tristesse m’envahissait ; je lâchai ma lanterne pour jeter une pelletée de terre dans la fosse, et encore longtemps après, chaque fois que je longeais le jardin, je pensais aux piteuses funérailles de celle qui nous avait inspiré un si romantique amour.

– A-t-on fait mention de cette inhumation ?

– Non, naturellement ! Après la Commune, on avait bien autre chose à faire que de penser aux momies. »
 
 

 

Au Louvre, M. Boreux, qui a succédé à M. Georges Bénédite, me répond en souriant :

« Non, je ne crois pas que Cléopâtre soit enterrée à Paris. Cependant, tant qu’elle ne sera pas retrouvée, toutes les hypothèses nous sont permises. Du reste, même si votre momie était une Cléopâtre, rien ne prouverait que ce fût la fameuse reine d’Égypte. Les Cléopâtre foisonnaient.

– Mais pas « adorablement jolies, » monsieur le conservateur ! »
 

*

 

À la Bibliothèque nationale, M. Babelon me communique le catalogue des antiquités égyptiennes, méticuleusement dressé par M. Ledrain en 1884. Mais, en 1884, il y avait treize ans que les trois momies avaient disparu. M. Ledrain ne pouvait les mentionner qu’en se basant sur les précédents inventaires. Mais ces inventaires présentent de telles lacunes qu’on ne saurait les expliquer que par l’impuissance où l’on se trouvait, au début du dix-neuvième siècle, à déchiffrer les hiéroglyphes. Car tout le monde sait que ce fut seulement en 1822 que François Champollion, un jeune et génial orientaliste, trouva la clef de la millénaire énigme alphabétique. Et c’est en 1825, alors que Cléopâtre était probablement déjà dépouillée de ses amulettes et de ses joyaux, que l’on identifia les collections du cabinet des Médailles.

Au catalogue de M. Ledrain, je ne trouve qu’une seule indication se référant à une note de 1819 : trois momies.

Et c’est tout.

Au fond, aucune certitude ni pour ni contre le séjour de Cléopâtre sous la pelouse jaunissante, près du vieux bassin, recouvert de feuilles dorées.

Mais avouez qu’elle est charmante, cette légende qui transporte la Circé du Nil à Paris, avec le dernier des Césars, amoureux de ses charmes funèbres, et couche au jardin d’une bibliothèque la descendante d’une lignée de rois bibliophiles, qui avaient tiré moins d’orgueil à conquérir des mondes qu’à collectionner des livres…

« Oui, me dit M. Roland-Marcel, le remarquable administrateur de la Nationale, cette histoire est trop jolie pour la laisser périr. Croyons-y, puisque aucune raison scientifique ne s’y oppose. Et si maintenant on retrouvait la dépouille authentique de Cléopâtre en Alexandrie, je le regretterais ; il me semblerait qu’un doux enchantement aurait quitté la bibliothèque… Et puis, sait-on jamais avec les momies ? »
 
 

 

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(Myriam Harry, in Le Matin, quarante-troisième année, n° 15559, lundi 25 octobre 1926 ; « Revue de presse, » in Comœdia, vingtème année, n° 5048, lundi 25 octobre 1926 ; anecdote résumée, sans mention de l’article original, dans La Croix, quarante-septième année, n° 13386, mercredi 27 octobre 1926 ; Pierre-Joseph Mousset, « La Mort de Cléopâtre, » huile sur toile, sd ; Juan Luna, « La Muerte de Cleopatra, » huile sur toile, 1881)