Tous les habitants du village attendaient la grande marée. Elle devait être, cette année-là, exceptionnelle. Pendant une heure, au moins, les pêcheurs pourraient atteindre des rochers qui ne se découvraient jamais. Et chacun rêvait de homards énormes, de tourteaux pesants arrachés à des « houles » millénaires, de hottées de moules, de paniers de grosses salicoques translucides.

La veille, la mer avait déjà terriblement baissé. Elle abandonnait des coins peu connus de la plage, où poussent les longues algues chevelues et où fleurissent, sur la marne spongieuse, d’étranges bêtes gélatineuses.

Dès l’aube, j’avais suivi le flot, emportant avec moi lignes de fond, casiers et verveux que je me préparais à tendre. Un brouillard ouaté traînait à fleur d’eau. La côte et le large disparaissaient également dans une fumée blanche qui estompait les contours et rendait fantomatique l’amas de grès monstrueux baignant dans l’eau limpide. Pas un souffle de brise ne ridait le cristal marin. La solitude et le silence enveloppaient d’un calme sauvage la grève où le soleil levant teintait de carmin pâle le tulle impalpable de la brume.

Parfois, seulement, le beuglement tragique d’une sirène jetait au loin l’appel qui guide les navires.

L’heure était irréelle et les choses semblaient évadées d’un incroyable rêve.

Soudain, devant moi, vers l’horizon invisible, à l’endroit où la ligne d’étain de la mer disparaissait dans le brouillard, des formes grises semblèrent surgir de l’onde immobile et dominer les rochers de leur masse imposante.

Des murs, des tours, des toits pointus se dessinèrent, précisant leurs lignes plus sombres ; un donjon émergea de l’ensemble, complétant la silhouette d’un château d’autrefois. Mais tout cela demeurait flou, voilé, inconsistant et posé sur la mer ainsi qu’un mirage sur les sables d’un désert.

Quelques vieux du pays m’avaient parlé d’un cataclysme survenu au XIIe ou au XIIIe siècle et ayant englouti en une nuit toute une commune avec ses manants, ses serfs et son seigneur.

Et cela ressuscitait soudain devant moi. Je songeai à quelque ville d’Ys que le hasard me permettait de contempler. Une étrange oppression me serrait la poitrine, mes nerfs vibraient intensément et, les yeux fixés sur l’impossible vision, je regardais renaître, en leur forme première, les bâtisses d’antan mortes depuis des siècles.

Tout à coup, une silhouette humaine, d’un blanc immaculé dans la pâleur ambiante, glissa le long d’un chemin de ronde, disparut un instant, surgit d’une poterne, à cinquante pas de moi, et s’arrêta. Je distinguai une longue robe à traîne, un corsage aux manches étroites, une collerette, un hennin dont le voile flottait doucement comme l’aile d’une mouette. Je n’osais bouger. La femme me regardait. Son visage était doux, un peu triste. La pureté des traits me frappa. Une jeune fille, à n’en pas douter. Ses yeux immenses, d’un bleu de ciel, s’attachaient à mes yeux. Elle demeura un instant immobile, avança légèrement, puis ses bras, lentement, se tendirent vers moi. Inconsciemment, je fis le même geste. Alors, très nettement, je vis l’inconnue me sourire. Affolé, l’esprit chaviré et le cœur battant, j’allais me précipiter vers elle. Elle remua la main comme pour m’arrêter. Et je m’aperçus que la mer montait. Je dus reculer. Le flot, inexorablement, s’éleva le long des tours, qui semblaient se dissoudre et se dissocier. La frêle apparition fondit dans le lointain. La brume se dissipa et, sous l’étincellement du soleil matinal, la nappe incandescente de l’onde apparut, lisse et claire, sans garder nulle trace du sortilège.

Debout sur le galet où clapotait le flot, je regardais encore, sans espoir, la place où, dans l’eau verte, dormait celle dont le sourire s’était gravé dans ma chair, à jamais.

… Mais brusquement je pensai que, le lendemain, la marée descendrait encore plus bas. Qui sait si le miracle n’allait pas se reproduire et si je ne pourrais pas atteindre les murailles moussues, revoir ma petite morte jolie et peut-être… peut-être ?…

Je passai une nuit de fièvre. Aux premières lueurs de l’aurore, je suivais les vagues pas à pas. Des pêcheurs, près de moi, s’affairaient. Le temps était clair ; plus de brouillard.

La mer s’éloigna comme jamais elle n’avait fait, et tous ceux qui étaient là purent voir, envasés, écroulés, mais formidables encore, les ruines cyclopéennes du château disparu. Ainsi, je n’avais pas entièrement rêvé. La marque du passé surgissait devant moi.

À l’extrême limite où mon élan put atteindre, j’aperçus des traces de pas nombreux qui, tous, se dirigeaient vers le large, preuves d’une sorte d’exode affolé, décelant la fuite d’une population surprise en plein repos.

Mes tempes battaient douloureusement et, comme un fou, je cherchai, je cherchai sans trêve, celle qu’un seul instant m’avait rendue si chère.

Et, soudain, je la vis. Allongée à l’abri d’un rocher formidable, semblant dormir dans sa robe d’antan, elle conservait entre ses lèvres entrouvertes le pâle enchantement d’un sourire défunt. Un anneau médiéval luisait à sa main gauche.

Je m’approchai. Elle ne remua pas. Soudain, je compris qu’elle était restée, seule, en arrière de ceux qui fuyaient la terre, pour attendre… attendre quoi ? qui ? Je n’osais dire le mot qui me brûlait la bouche : moi ! Et elle était tombée au seuil du rêve surhumain dont elle avait péri, cette fois, pour toujours.

Longtemps je l’ai regardée. Je n’ai rien dit à personne. Nos âmes se sont unies au-delà du temps et de la mort.

Comme la veille, la marée est remontée rapidement. Les ruines ont disparu. Le petit corps blanc s’est enfoncé dans l’eau. Je ne l’ai pas touché ; je n’ai fait aucun geste pour le ramener, voulant qu’il conservât le glauque linceul d’où il était sorti et qui lui convenait.

Je suis revenu parmi les hommes. Aucun n’a compris mon égarement et ma pâleur. Mais je sais à présent que l’amour est indestructible et que rien ne peut empêcher de se rejoindre un jour les êtres prédestinés. Je suis heureux. J’enferme en moi l’image la plus belle que puisse posséder un mortel. Que pourrais-je demander de plus à la vie ?
 

*

 

On parle beaucoup, dans le pays, de la disparition d’une jeune Anglaise qui passait ses vacances à l’hôtel du village. Cette nuit, au casino voisin, elle s’est disputée avec son fiancé. L’a-t-il abandonnée ? Nul ne le sait. Mais à l’aurore, elle sortit seule du bal costumé. Personne ne l’a revue.
 
 

 

–––––

 
 

(Albert de Teneuille, « Les Mille et un matins, » in Le Matin, quarante-neuvième année, n° 17460, vendredi 8 janvier 1932 ; Alexander Rothaug, « Sans titre, » tempera sur carton, sd)