L’aspect du sang n’est doux qu’au regard des méchants ;

Couvrons un jeu cruel de voluptés sublimes.

V. Hugo.

(Odes et ballades. – Un chant de fête de Néron)

 
 

La nuit a déployé sur la terre ses voiles sombres et la douceur de son silence. Rome repose sous le noir firmament où s’allument les étoiles ; les « vigiles » veillent à sa sécurité. Nous sommes en l’an 62, quatre jours avant la fête des Lupercales… Depuis huit ans règne Néron, et son odieuse tyrannie pèse lourdement sur la ville. Ce n’est déjà plus le « monstre naissant » qui s’essayait timidement au crime en empoisonnant Britannicus ; c’est maintenant un criminel endurci, c’est l’assassin de sa mère et de sa femme, d’Agrippine et d’Octavie… Or, l’empereur, cette nuit, roulant dans son esprit de noirs desseins, se promène lentement dans une galerie de son palais, comme un tigre qui rôde… Cependant, sa mine est inquiète ; des remords le troublent peut-être, car des syllabes sifflantes passent sur ses lèvres : « Plus de sang !… Plus de sang !… » Néron est toujours plongé dans son rêve. Soudain, sur son visage altier, un sourire infernal s’ébaucha et l’empereur murmura tout bas : « Ce sera pour demain. »

Le lendemain, l’aube radieuse, éblouissante, se leva sur Rome. La cité s’éveilla de son sommeil nocturne et l’animation de la vie la reprit peu à peu. Cependant, un esclave de Néron s’éloignait du palais, plein de zèle. Néron l’avait chargé de dire à quatre sénateurs que le maître les conviait à sa table. Ces quatre sénateurs étaient des patriciens influents. Marcus Lutatius était le frère du flamine de Jupiter. Publius Claudius était parent de l’ibérius Claudius qui avait été un asiarque célèbre. Décimus Pulcher était descendant d’un des plus fameux décemvirs, ces magistrats qui composèrent la loi des Douze Tables. Enfin, Marcus Laenas avait été pendant plusieurs années ethnarque de Sicile ; il était l’ami intime de Lucius Calvus, en ce moment préteur, et il comptait deux proconsuls dans ses ancêtres. Tous quatre étaient immensément riches.

En apprenant que Néron les avait distingués, ils frémirent ; mais un désir de César était un ordre, ils ne pouvaient qu’obéir. Sans rien laisser paraître de leur inquiétude, ils s’habillèrent richement, mirent leurs somptueuses laticlaves en pourpre tyrienne attachées avec des fibules d’or et se parèrent de bijoux étincelants : armilles grecques, psellions romains, bagues antiques. Puis ils commandèrent leur litière avec les porteurs cappadociens pour se rendre au palais de Néron.

Aux environs de la cinquième heure, c’est-à-dire vers 11 heures du matin, les sénateurs se mettaient en route. Ils parvinrent tous quatre presque en même temps au palais. Au moment où Publius Claudius, le troisième arrivé, descendait de litière, Marcus Laenas se montrait. Les quatre sénateurs se saluèrent courtoisement, chacun avec une interrogation muette dans le regard ; ils craignaient vaguement quelque péril.

Ils furent introduits par le vestibule et l’atrium dans une exèdre, sorte de salle de réception, dans laquelle les attendait Néron. Celui-ci portait une toge de pourpre, bordée d’un liseré d’or, d’une simplicité voulue. Comme il était myope, il se servait d’un lorgnon fait d’une émeraude taillée. Le sombre rêveur de la veille avait, ce matin, sur son visage, un sourire qu’il cherchait à rendre rassurant ; sourire impuissant à masquer sa férocité sadique, mais sourire tout de même. Il entretint familièrement les quatre sénateurs troublés et défiants de leur soudaine et inexplicable faveur.

Au bout d’un instant, on passa dans le triclinium. D’un geste, Néron montra à ses invités les quatre « accubita » ou lits de table, richement décorés, qui les attendaient, et il les invita à prendre place. Le festin commença. D’abord la « gustatio », c’est-à-dire le hors-d’œuvre ; les esclaves, silencieux sous la surveillance et la présidence de l’architriclin, apportèrent successivement des huîtres, des oursins, des poulardes aux asperges, des palourdes, des spondyles grises, des filets de chevreuil, le tout destiné à mettre en appétit les convives. Tout en avalant ces mets exquis et variés, accoudés sur leurs « accubita, » les sénateurs et Néron causaient. La conversation roulait sur tous les sujets : sur la mort de l’archiatre qui avait succombé à une crise de mal comitial, sur les prochains combats des gladiateurs, et, à ce propos, Néron se plaignit que les lanistes ne fussent pas toujours à la hauteur de leur tâche. On parla du jeune et brave Valérius Decerpa qui avait successivement conquis une couronne murale et une couronne vallaire, et Décimus Pulcher ajouta que si jamais le jeune héros devenait général, il ne serait pas gêné pour conquérir une couronne obsidionale.

Cependant, après la « gustatio, » eut lieu la « céna » ou repas proprement dit. On servit de la hure de sanglier, du turbot, des canards, des sarcelles bouillies, des lièvres, des cervelles de paon, des langues de phénicoptères, des foies de carrelets, des laitances de lamproie.

Le festin était arrosé de crus renommés et délicieux. C’étaient les vins exquis de Chypre, de Falerne ou de Crète.

Comme le banquet impérial touchait à sa fin, un affranchi de Néron vint trouver celui-ci et lui dit quelques mots à l’oreille. L’empereur sourit d’un sourire singulier, et, se levant soudain de son accubitum, dit simplement aux quatre sénateurs :

« Une affaire pressante m’appelle. Patres, excusez-moi. »

Les convives s’inclinèrent avec un empressement respectueux. Néron sortit et tous les esclaves sortirent derrière lui, ainsi que l’architriclin. Mais les sénateurs, dont l’esprit était troublé, ne remarquèrent pas ce dernier détail sur le moment. Tout à coup, le plafond merveilleusement travaillé s’entrouvrit et une pluie odorante de roses se mit à tomber lentement. Les sénateurs crurent d’abord à une délicate surprise de l’empereur ; mais les flocons de cette neige d’un nouveau genre, d’abord clairsemés, se mirent à tomber plus nombreux, plus pressés, plus drus… Au même moment, des rideaux de fer descendirent brusquement, masquant complètement les deux côtés du triclinium où se trouvaient les fenêtres et la porte. À ce spectacle imprévu, les quatre sénateurs se levèrent d’un bond. La peur les avait dégrisés ; ils regardèrent, hagards, vers le plafond entrouvert. Et les roses tombaient…

Publius Claudius se rua désespérément sur les rideaux de fer, s’efforçant, mais en vain, de les soulever ; il n’arriva même pas à les ébranler.

« Qu’est-ce que cela veut dire ? » demanda Décimus Pulcher, avec des yeux affreux à voir.

Ce que cela voulait dire, ils ne le savaient que trop tous quatre, et c’est pourquoi personne ne lui répondit. D’ailleurs, dans les circonstances trop tragiques, devant un malheur trop atroce, il semble que la catastrophe est moins terrible et moins sûre tant que personne n’a dit en termes clairs ce qui se passe ou ce qui va se passer. Et les roses tombaient…

« Mourir sur un champ de bataille, c’est beau ; Dulce et decorum est pro patria mori, » avait dit Horace quelque part dans ses Odes qu’un Romain lettré n’ignorait pas. D’ailleurs, dans l’enfièvrement sauvage de la lutte, dans l’énergie désespérée ou triomphale dont font preuve vaincus et vainqueurs, on ne réfléchit pas. Tandis que là, dans ce triclinium splendide, leur sépulcre, les sénateurs allaient devoir savourer une à une les angoisses de l’agonie, les affres de l’ensevelissement vivant. Et d’un vol continu, les roses parfumées tombaient…

Les quatre infortunés entendaient les rires vils et les ricanements des esclaves qui venaient jusqu’à eux ; toutes les basses plaisanteries de l’ergastule déferlaient dans leur tombeau. Marcus Lutatius, se mordant les poings de rage, regardait désespérément la pluie infernale qui descendait toujours, toujours, toujours…

Décimus Pulcher, à genoux, les mains levées dans un geste de supplication ardente vers l’empereur invisible, hurlait comme un démon :

« Grâce ! César, grâce !… Je ne veux pas mourir !… Je ne peux pas mourir !… Je suis riche, j’ai cinq mille esclaves, j’ai dix palais, j’ai des millions de sesterces et je suis encore jeune ; à moi la vie, à moi la jouissance, à moi tout !… Je ne veux pas mourir, je ne veux pas, je… »

Un pétale de rose lui glissa dans la bouche, l’étouffa, le suffoqua. Et les roses tombaient…

Marcus Laenas, debout dans un coin, sombre, farouche, figé, contemplait avec un sourire effrayant de dédain la marée ensevelisseuse, et avec un regard plein d’un mépris indicible le lamentable Décimus Pulcher, véritable loque humaine. Marcus Laenas était stoïcien ; il ne craignait pas la mort. D’ailleurs, il portait toujours sur lui un poignard dont il comptait faire usage avec calme et sang-froid quand le moment serait venu. Pour l’instant, il murmurait, avec un air d’ineffable ironie, ce que disaient les gladiateurs en passant devant la loge impériale : « Ave Caesar, morituri te salutant. » Et les roses, légères, veloutées, de plus en plus nombreuses, tombaient, tombaient sans fin…

Marcus Lutatius, fou d’angoisse, délirait de peur, hoquetait d’épouvante. Lui, le frère du flamine de Jupiter, montrait le poing au ciel, invectivait Jupiter, maudissait les dieux ; il se maudissait presque lui-même. Les dents serrées, la laticlave froissée, déchirée, il allait et venait, tournant comme un lion dans une cage, et il gémissait :

« Je n’ai rien, rien pour en finir. »

Alors que Décimus Pulcher voulait vivre, lui voulait mourir. Et les roses, les jolies roses tombaient…

Publius Claudius, lui, entassait les lourds « accubita » sur la table massive, espérant ainsi échapper à l’engloutissement de cette mer de pourpre. Mais l’expérience lui révéla promptement l’inanité de cette tentative. Alors, il tira de son doigt une riche bague dont le chaton était une énorme émeraude creuse ; il l’ouvrit et en sortit une sorte de bonbon d’un aspect bizarre qui fit étinceler de désir les yeux de Marcus Lutatius. Ce dernier s’élança près de lui et le supplia de partager avec lui le précieux bonbon libérateur de l’existence. Publius Claudius craignait que la moitié de la dose de poison fût insuffisante pour produire la mort ; mais devant le visage horriblement convulsé et suppliant de son « confrère, » il céda. Il coupa la masse gélatineuse en deux portions, légèrement inégales, et il avala la plus grosse, en tendant la plus petite à l’autre qui se jeta dessus comme un chien sur un os. Puis, tous deux, ils se couchèrent dans un coin, chacun sur un accubitum, indifférents à la pluie de roses qui, prodiguant ses caresses de mort, tombait toujours…

Bientôt, sa respiration devenant oppressée et sifflante, Marcus Laenas, le stoïcien, se poignarda, et la pourpre de son sang coula sur la pourpre des roses. Les deux empoisonnés, la pâleur de la mort sur la figure, ne bougeaient plus. Seul au milieu des trois sénateurs agonisants, Décimus Pulcher, comprenant qu’il ne pourrait pas sortir de ce charnier pour jouir encore de la vie, de ses palais, de ses sesterces, se précipita soudain, dans un accès frénétique de désespoir, et bondit sur le stoïcien qui râlait ; il lui arracha le poignard ciselé de la poitrine, le plongea dans la sienne et roula, tout couvert de sang, sur les corps des trois autres sénateurs, cependant que du plafond entrouvert les roses légères et parfumées tombaient, tombaient, tombaient…
 

(Concours d’À la Page.)
 
 

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(J. Singer, in À la Page, l’hebdomadaire des jeunes, quatrième année, n° 153, jeudi 23 février 1923)