… Sur la carte que me présenta le garçon de bureau, je lus :
 

WILHEM STRASSEN

Inventeur.

 

J’hésitai une minute, j’avais peu de temps à perdre… Cependant, poussé par cette influence invisible qui parfois guide nos décisions et qu’on appelle, suivant le cas : hasard, providence, guigne, etc., etc., et qui, en réalité, n’est que la volonté du second être que chacun possède en soi… mais ne nous attardons pas sur ce sujet, il nous entraînerait trop loin… donc, « sans savoir pourquoi, » je résolus de le recevoir.

Le garçon de bureau l’introduisit.

C’était un homme encore jeune. Trente à trente-cinq ans. Une physionomie douce, des yeux rêveurs, une voix blanche, comme « impersonnelle… » un poète, un mystique… « ou un mystificateur, » pensai-je, regrettant déjà de m’être condamné à le subir.

Cependant, la voix blanche parlait.

« Monsieur, disait-elle, vous faites métier d’écrire ? »

J’opinai d’un signe de tête.

Le visiteur reprit :

« J’ai eu le plaisir de lire dans certaines publications, notamment dans le Pêle-Mêle, des articles de vous fort bien faits, du reste…

– Chut ! fis-je… Si mes lecteurs vous entendaient… 

– Si… Si… Et je cite le Pêle-Mêle parce qu’il va me conduire à aborder le sujet qui fait l’objet de ma visite.

– Je vous écoute.

– Vous ayez remarqué, évidemment, monsieur, dans ce journal, des dessins fantaisistes intitulés : les « Inventions du Pêle-Mêle. » Dans ces dessins, l’imagination de l’artiste fait table rase de toutes les impossibilités, néglige les lois les plus, élémentaires des sciences exactes… les artistes sont tous un peu fous… »

Ici, je m’inclinai ironiquement.

Le visiteur me rendit mon salut avec un grand sérieux et reprit :

« Et cependant… cependant, on sent dans ces fantaisies une pointe de vérité… On soupçonne qu’elles pourraient être… qu’elles seront… réalisées… un jour… L’essentiel y existe… l’Idée… N’est-ce pas votre avis ? »

Je fis un geste vague…

« C’était votre avis, nécessairement ! reprit mon étrange interlocuteur… quoique vous ne l’ayiez pas encore dégagé des nimbes de votre pensée… mais peu importe… je continue… »

« Je continue !… » Peu à peu, sa voix blanche s’était faite impérieuse, m’enveloppait, avait pris possession de mes facultés, de ma volonté…. et je me sentais subjugué, condamné à l’entendre sans avoir la possibilité, le droit de l’interrompre.

« Or donc, continua-t-il, inspiré que j’étais par cette conviction qu’il y avait « quelque chose » de réel dans l’imagination de ces demi-fous qu’on appelle « artistes, » j’ai eu l’idée d’aller consulter, étudier… exploiter, c’est le mot, les fous… les vrais fous… les « tout à fait » fous !… Songez, monsieur, à cette puissance d’imagination, qui précisément rend malades ceux dont je vous parle… à cette puissance d’imagination, dis-je, inculte, négligée, inexploitée ! Que de génies perdus… que de trouvailles ignorées… que d’inventions méconnues !… Évidemment, l’incohérence qui règne dans les conceptions verbalement émises par ces cerveaux surexcités, rend confuse, dissimule l’idée géniale, l’Idée qui existé neuf fois sur dix derrière cette incohérence. Mais il suffit de savoir la chercher et la découvrir… »

À ce moment, je sentis comme un brouillard envelopper ma raison… La chaleur de mon poêle ?… la voix de l’inconnu ?… l’influence qui se dégageait de sa personne ?… Que signifiait ce verbiage ?… Où voulait-il en venir ?… Je me posais ces questions sans arriver à les résoudre.

Comme si elle eût compris ce qui passait en moi, la voix blanche, tout à coup, s’éleva d’un octave, prit un ton aigu, vint réveiller mon attention du fond de son assoupissement.

« Monsieur, glapit-elle, n’avez-vous jamais, au cours de vos rêves, résolu des problèmes difficiles, conçu de grandes et belles choses, écrit des livres admirables, dont, à votre réveil, il ne restait que le vague souvenir à demi-effacé et déjà insaisissable ?

– C’est vrai ! ne puis-je m’empêcher de dire.

– Ah ! Ah ! fit l’inconnu avec un petit ricanement satisfait… nous approchons… Mais encore un mot… Avez-vous entendu parler de ces récentes expériences, au cours desquelles on est parvenu à photographier la pensée ?…

– Oui… Tout au moins, je sais qu’en appliquant certaine plaque sensible, pendant un laps de temps plus ou moins long, sur le front d’un sujet… si le sujet, endormi ou éveillé, pense avec persistance à un certain objet : clef, mouton, clocher, etc., l’objet se trouve reproduit sur la plaque sensible. (1)

– Parfaitement ! Eh bien, maintenant, revenons aux fous… et à vous !… Aux fous, parce que c’est l’un d’eux qui m’a mis sur la voie de ma découverte et parce qu’ils seront pour vous une mine inépuisable d’Idées, et à vous, parce que cette même découverte vous intéresse tout particulièrement…

– J’écoute, » fis-je, cette fois particulièrement impressionné.

Le visiteur fit une pause et continua :

« Mon invention, monsieur, consiste en un appareil qui enregistre – comme une machine à écrire – comme un phonographe – non pas seulement les signes visibles ou les sons perceptibles… mais les pensées, les idées, conscientes ou non, que notre cerveau émet… Vous comprenez déjà l’importance de ma découverte, n’est-il pas vrai ?…. Désormais, vos songes, vos rêveries, parfois si belles et si insaisissables qu’elles ne vous laissent qu’un souvenir ravissant et fugitif, seront enregistrées, retrouvées et reproduites au gré de votre volonté… La musique que vous composez, les articles que vous écrivez, – en rêve, – vous les posséderez, gravés matériellement sur mon appareil, à votre réveil… Si parfois il s’y mêle des incohérences, comme dans les conceptions des vrais fous, ce sera à votre bon sens de faire les coupures nécessaires… Monsieur, ma nouvelle machine à écrire a ceci de singulier, vous le voyez, c’est qu’avec elle on n’a nullement besoin de produire… le seul travail est de « raturer » ! Elle est contraire à tout ce que votre bon sens a imaginé jusqu’ici… C’est le triomphe de la rêverie, la ruine de l’effort… Elle est folle, ma machine, oui, en vérité, folle, comme vous et moi… D’ailleurs, ajouta l’inconnu en tirant sa montre, il est quatre heures ; c’est l’heure de ma douche ; il faut que je retourne à Charenton… Excusez-moi si je vous quitte si brusquement… »

Là-dessus, mon étrange visiteur se leva et se dirigea vers la porte. Arrivé là, il se retourna.

« À propos, fit-il, si vous écrivez votre prochain article avec mon système… raturez, hein ? Raturez tout ! »
 
 

 

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(1) Ceci est réel et fera l’objet d’une prochaine communication à l’Académie des sciences.
 

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(Étienne Joliclerc, in Le Pêle-Mêle, journal humoristique hebdomadaire, onzième année, n° 47, 19 novembre 1905)