Le petit vapeur à bord duquel je remontais le Rhin depuis Cologne, s’était arrêté pour une demi-journée à Taucherbourg, à une cinquantaine de kilomètres de Mayence.

Les passagers en groupe étaient allés visiter l’église, le musée et les deux ou trois autres monuments intéressants que citait leur guide de poche.

Je préférais rester seul. Je déambulais tranquillement dans les rues de la petite ville, lorsque j’entendis quelqu’un m’interpeller en français :

« Bonjour, cher Monsieur, comment allez-vous ? »

Je me retournai et je reconnus Herr Doctor Geister.

Je l’avais rencontré il y a quelques mois, à Paris, à un banquet international de Chimie.

Il avait lu un rapport : « Quelques nouvelles et curieuses propriétés des acides, » dans lequel il résumait un certain nombre de ses recherches et de ses travaux.

J’étais allé l’interviewer à ce sujet pour une revue scientifique à laquelle je collaborais alors.

C’est ainsi que nous avions fait connaissance.

Il manifesta une grande joie de me retrouver :

« Je ne vous lâche plus, me dit-il. Je vous invite à dîner et vous allez rester quelques jours chez moi. »

Rien ne me pressait : je pouvais attendre le prochain bateau et j’acceptai.
 

*

 

Herr Doctor Geister habitait, au-dessus de Taucherbourg, une sorte de vieux manoir qui dominait toute la vallée.

C’était une demeure assez délabrée. Le vent y soufflait par d’innombrables lézardes. À l’occasion, la pluie devait y pénétrer, mais, malgré tout, ses murs branlants, son donjon et ses tourelles démantelées gardaient une certaine majesté.

Le Doctor Geister vivait seul dans ce « burg » du Moyen Âge, avec un unique domestique, un vieux bavarois, Wilhelm, qui lui servait tout à la fois de cuisinier, de valet de chambre et d’assistant de laboratoire.

Alors que le « Doctor » était un grand gaillard aux cheveux fous, plutôt svelte que maigre et respirant la santé, Wilhelm était un petit homme chétif, hirsute et le crâne rasé. Il avait le teint livide, des yeux fiévreux, et il marchait en chancelant, comme s’il allait s’évanouir à chaque pas.

Le dîner nous avait été servi sur une petite table, à la lueur d’une lampe à pétrole, dans une grande salle qui, dans l’obscurité, me semblait aussi immense que la nef d’une cathédrale.

Au dessert, je demandai à Geister des nouvelles de ses travaux.

« Croyez-vous, me répondit-il gravement, qu’un homme puisse se rendre invisible ? »

Cette question me parut assez étrange.

« Ma foi, répliquai-je, je vous avouerai que l’histoire antique de l’anneau de Gygès – cet anneau dont il suffisait de tourner le chaton pour se rendre invisible – m’a toujours paru un conte d’une fantaisie échevelée.

– À moi aussi, pendant longtemps, murmura Geister. Et pourtant l’idée m’est venue un jour que cette histoire n’était pas tellement impossible.

– Et comment cela ?

– Oh, c’est tout à fait stupide : je me promenais je ne sais plus sur quelle plage de la mer du Nord quand j’aperçus sur le sable une méduse. On aurait dit un énorme tas de gélatine blanche, parfaitement transparente…

La méduse, si elle n’était pas prolongée par tous ces filaments qui la signalent aux yeux, serait un animal absolument invisible.

Eh bien, pour réaliser l’homme invisible, il suffirait de trouver un moyen de rendre transparents les muscles et les os de notre corps.

Cela m’a fait penser à une opération qui se pratique couramment dans l’industrie.

Vous savez que pour fabriquer la gélatine à partir des os d’animaux, on plonge ces os dans l’acide chlorhydrique. Celui-ci en dissout la matière minérale et il ne reste bientôt plus que la caséine, molle et légèrement transparente, dont on fait la gélatine.

Toutes les études que j’ai faites sur les acides – et dont j’ai tiré mon rapport lu au Congrès International de Chimie – n’ont eu pour but que de découvrir un acide capable de dissoudre de la même façon toute la matière minérale du corps humain…

– Mais c’est complètement absurde : jamais vous ne pourrez dissoudre le corps d’un homme sans le tuer ! »

Geister sourit.

« Voyons, mon cher ami, dit-il, de quoi est formé tout corps vivant ?… D’une infinité de cellules qui sont reliées, unies entre elles par de la matière minérale…

– Oui… Et alors ?…

– Suivez donc bien mon raisonnement :

Toutes ces cellules sont véritablement la « substance vivante » qui forme notre corps. Or, elles sont formées chacune par un minuscule point sombre – le noyau – entouré de toute une masse gélatineuse. Cette masse gélatineuse étant incolore, une cellule placée dans l’eau est tout à fait invisible.

Par conséquent, la matière vivante proprement dite dont est constitué notre corps, est invisible : si nous supprimons tout ce qui n’est pas matière vivante, nous aurons notre homme invisible. »

J’essayai quelques timides protestations, mais mon ami était tellement enthousiasmé et tellement sûr de son fait, qu’il ne me laissa pas placer un mot.

Il me conduisit dans son laboratoire.

« Voilà bientôt douze ans que je recherche la formule du mélange d’acides qui donnera les meilleurs résultats ; je crois l’avoir trouvée. »

Il me montra parmi les tubes, les flacons, les verres et les cornues qui encombraient le laboratoire, une petite bouteille pleine d’un liquide jaunâtre.

« Évidemment, dit-il, vous ne me croyez pas ; vous me prenez pour un fou. Eh bien : regardez ! »

Il vida une partie du contenu de la bouteille dans un grand verre qu’il posa sur la table.

Puis il s’absenta quelques minutes et revint en tenant une petite souris morte, à la main. Il me regarda en riant.

« Ce château est une merveille ; chaque jour, ma souricière me fournit trois ou quatre bêtes pour mes expériences ! »

Il jeta la souris dans le verre et la remua doucement avec une petite baguette.

D’abord gris foncé, le corps de la souris s’éclaircit à vue d’œil, sembla se décolorer et se dissoudre peu à peu dans le liquide.

Tour à tour, les quatre pattes disparurent, puis le corps, et enfin la tête. Bientôt, il ne resta plus rien.

« Eh bien ! lui dis-je, l’animal a été complètement mangé, dissout par l’acide, et après ? »

Sans un mot, Geister me tendit la petite baguette qu’il tenait à la main. Je la plongeai dans le verre…

La souris était encore là. Je sentais sous la baguette son corps, sa tête et ses pattes… Sa taille n’avait pas du tout diminué et son poil – je le sentais au contact de la baguette – était intact.

Geister me reprit la baguette, la plongea dans le liquide, la glissa sous quelque chose qu’il sortit du verre.

Et il me montra, à la lumière, une forme vaporeuse, indistincte, qui était notre souris de tout à l’heure, devenue complètement transparente et invisible.

J’étais sidéré.

« Vous voyez, murmura Geister. Il faudrait que je fasse encore quelques expériences sur des animaux vivants avant d’essayer sur moi.

Cependant, il m’a fallu deux ans pour préparer mon liquide et il m’en reste juste assez pour moi. Si je fais mes essais sur des animaux, il faudra que j’attende encore deux ans avant de me rendre invisible. »

Et, en me reconduisant à ma chambre, il me répéta :

« Je suis sûr que j’ai réussi, j’en suis sûr !… Plutôt que de perdre encore deux ans, je ferais mieux de boire le mélange tout de suite… Mais j’ai peur… Cela doit faire horriblement mal !… »
 
 

 

Je dormis très peu cette nuit-là.

Pouvais-je d’ailleurs, après ce que je venais de voir et d’entendre, dormir autrement, dans la petite chambre d’un château désert où le vent hurlait de toutes parts et où les meubles craquaient avec un bruit infernal ?

Vers le milieu de la nuit, après quelques heures de sommeil peuplé de cauchemars, je fus réveillé en sursaut par des cris lugubres.

Je prêtai l’oreille : ces cris semblaient venir de la partie du château où se trouvait le laboratoire. C’était un mélange de hurlements aigus et de plaintes qui se terminaient en gémissements étouffés.

Geister s’était donc finalement décidé à boire son liquide…

Assis sur mon lit, aux aguets, je passai une partie de la nuit à écouter les cris qui montaient du laboratoire, puis je m’endormis.

Le lendemain, je me réveillai assez tard ; je m’habillai rapidement et, encore très impressionné par la nuit que je venais de passer, je sortis de ma chambre.

Je parcourus rapidement tout le château sans trouver personne. Le Doctor Geister et son domestique Whilhelm avaient disparu.

Assez intrigué, je revins sur mes pas pour me livrer à une plus minutieuse investigation.

J’ouvris la porte de la grande salle à manger, à peine éclairée par une douzaine de longues et étroites fenêtres gothiques. J’aperçus assez distinctement la petite table sur laquelle nous avions dîné la veille ; elle était au milieu de la pièce, recouverte d’un petit carré de dentelle. Après avoir bien vérifié qu’il n’y avait personne dans la pièce, j’allais m’en aller, lorsque, tout à coup, je vis le carré de dentelle quitter la table, comme tiré par une main invisible, et tomber à terre.

Je m’approchai alors ; je regardai par terre, au-dessous de la table, sur les meubles avoisinants, partout : le carré de dentelle avait disparu.

Je quittai rapidement la salle et je me dirigeai vers le laboratoire.

Le vent continuait à faire rage et claquait les portes derrière moi, comme l’aurait fait quelqu’un qui m’aurait suivi pas à pas.

Quand je poussai la porte du laboratoire, j’entendis un bruit de chute. La pièce était vide, mais, au milieu, une chaise était couchée par terre comme si elle venait d’être renversée.

Je crus deviner une forme vaporeuse qui cherchait à m’éviter… Je bondis dans sa direction… Il n’y avait rien. J’avais dû avoir une hallucination.

En faisant le tour du laboratoire, je vis qu’un tableau, accroché au mur près de la table, était tombé par terre.

La chaise pouvait fort bien avoir été renversée la veille au soir, et le bruit que j’avais entendu était sans doute celui de la chute du tableau.

La tête me tournait. Le moindre bruit, le moindre souffle de vent me faisait tressaillir ; je croyais voir des ombres, des fantômes sortir de chaque flacon, de chaque cornue, et tourbillonner autour de moi…

J’appelai encore le docteur et son domestique ; personne ne répondit…

Ma décision était prise. Je remontai dans ma chambre, je préparai ma valise et je me dirigeai vers la porte du château.

À chacun de mes pas répondait derrière moi un craquement du parquet.

Il me semblait entendre, à mes côtés, le bruit d’une respiration rauque, haletante, difficilement contenue.

En arrivant dans le vestibule, je me retournai et je criai sous la voûte :

« Au revoir, Herr Doctor Geister ; je reviendrai quand vous serez visible. »

Un rire sarcastique, qui ressemblait à un miaulement, me répondit, et j’aperçus à mes pieds un petit chat qui s’amusait avec le petit carré de dentelle de la salle à manger…

Je quittai néanmoins précipitamment le château.

Quinze jours plus tard, à mon retour à Paris, je trouvai chez moi une lettre de Herr Doctor Geister qui me disait :

« Je suis tout à fait navré de n’avoir pu vous faire mes adieux à votre départ, mais, au cours de la nuit que vous avez passée chez moi, mon domestique Whilhelm a été pris d’une crise de néphrite, – vous avez peut-être entendu ses cris… Dès l’aube, il m’a fallu quitter le château pour conduire ce pauvre homme à l’hôpital de Mayence. »
 
 

–––––

 
 

(Henry Kubnick, « Les Contes d’aventures de Benjamin, » in Benjamin, le premier grand hebdomadaire français pour la jeunesse, cinquième année, n° 169, jeudi 2 février 1933 : repris dans Lyon républicain, cinquante-sixième année, n° 19911, dimanche 5 février 1933)