Il y avait je ne sais combien de siècles que j’étais mort, lorsque mon Esprit, évoqué par un médium, non moins puissant que la célèbre Eusapie Paladino, fit une courte, mais instructive apparition sur la Terre.

Notons, en passant, qu’il était heureux pour ma réputation que je fusse décédé en pleine possession de tous mes moyens. Je pus ainsi répondre convenablement aux questions qui me furent posées, tandis que Victor Hugo, évoqué avant moi, n’avait pu, comme toute poésie, que bégayer péniblement des mots sans suite. Et cela se comprend, puisqu’au moment où il est mort, il était déjà dans une décrépitude avancée.

Or, il faut bien établir un fait. C’est que l’Esprit d’un être, son âme si vous voulez, est une chose essentiellement changeante. Cet Esprit fait de ses aspirations, de ses joies, de ses douleurs, de ses souvenirs, de ses affections, de tout enfin ce qui fait sa personnalité morale et spirituelle, n’est plus le même à dix ans qu’à trente ou à quatre-vingts. Et lorsque la mort vient le délivrer de son enveloppe matérielle, c’est, évidemment, l’Esprit du moment qui s’échappe dans les régions éthérées.

D’ailleurs, inutile de discuter. Je le sais, j’en viens. On en voit de toutes les tailles et de toutes les couleurs. Des Esprits de petites filles, de petits garçons, d’hommes de génie, d’imbéciles (beaucoup), d’artistes, etc. Ils sont là, rôdant dans l’espace, attendant impatiemment d’être évoqués par un bon médium. Ça leur fait toujours une distraction que de faire un petit tour dans le bois des tables tournantes.
 

*

 

Mais venons-en à ce que je vis sur la Terre cette époque. Ce devait être dans les environs de l’an 3 ou 4000.

À vrai dire, j’étais envieux de savoir ce que l’homme était devenu.

Or, sachez-le, toutes les hypothèses émises jusqu’ici, même par les plus perspicaces dessinateurs du Pêle-Mêle, sont fausses.

Plus de chemins de fer, plus d’automobiles, plus de ballons, plus de littérature, de sculpture ou d’art d’aucune sorte. Aucune invention nouvelle. Rien, rien de ce qui existe aujourd’hui n’existait plus.

Pour comprendre ce qui va suivre, une explication est nécessaire.

Qu’est-ce que la vue ?

C’est une sensation transmise au cerveau par le nerf optique, lequel a reçu lui-même, par l’œil, l’excitation nécessaire, le courant qu’il a transmis au cerveau.

Il en est de même de l’ouïe, du goût, du toucher.

Nos organes ne sont que des récepteurs et le cerveau seul perçoit par les nerfs.

Ces organes sont-ils indispensables ?

Non, mille fois non.

La preuve ?

Fermez les yeux. Vous pouvez vous représenter un paysage, un visage connu, un plan de ville, un animal… Votre imagination seule fait vibrer votre cerveau, de façon à ce que vous ayez la sensation de la vue. L’œil n’a pas été nécessaire.

Bouchez-vous les oreilles. N’entendez-vous pas, si vous l’évoquez, un air connu ? Ne vous est-il jamais arrivé de vous chanter à vous-même, en dedans, un morceau de musique ?

Est-ce qu’en rêve vous n’éprouvez pas toutes sortes de sensations qui se créent, d’elles-mêmes, sans intermédiaire dans votre cerveau ?

Vous avez mal à la jambe. Ce n’est pas votre jambe qui souffre. C’est votre cerveau. Supprimez le lien qui la relie à lui, coupez-la, elle ne vous fera plus mal. Mieux même… un individu ayant une jambe de bois éprouve fréquemment, par suggestion sans doute, des douleurs dans ce morceau de bois.

De ceci, il résulte que si l’on pouvait à volonté faire vibrer telle ou telle partie du cerveau qu’il faudrait, et avec l’intensité nécessaire, on éprouverait telle ou telle sensation correspondante de plaisir, de douleur, de goût, de vue, de toucher, etc., etc.

Aujourd’hui déjà, on est arrivé à diviser le cerveau en cases, dont chacune est considérée comme étant le siège d’une faculté spéciale : courage, ambition, magnanimité, tendresse, etc., etc.

Eh bien ! vers l’an 3 ou 4000, les hommes avaient découvert le moyen d’influencer chacune de ces cases, de façon à faire vibrer le cerveau et savaient à volonté lui procurer toutes les sensations possibles.

J’en fis l’expérience, le médium ayant bien voulu, pour quelques instants, matérialiser mon Esprit.

Je fus alors transporté dans une salle assez semblable à certaines de celles qu’on voit sur les Boulevards, et où l’on va entendre des auditions de phonographe.

Une suite de fauteuils. Devant chacun d’eux, une combinaison permettant de former des numéros. Un catalogue donnant non pas la liste des airs à choisir, mais celle des sensations à éprouver. Enfin, au lieu des deux récepteurs qu’on s’applique aux oreilles, une sorte de casque que l’on plaçait sur la tête.

Je choisis tout d’abord, au hasard, sur le catalogue : Peur intense, n° 2672.

Ayant formé sur la combinaison le nombre correspondant, je fis déclencher l’appareil.

Aussitôt, une sueur froide mouilla son front, un tremblement convulsif agita mes membres. Je me sentis devenir livide, pendant que mes cheveux, en se hérissant, soulevaient le casque de métal. Je ne pus résister plus longtemps, et tournai un commutateur qui coupa le courant.

Je fis ensuite d’autres expériences ; mais je ne vous les décrirai pas, je n’ai pas le temps.

Je citerai seulement, au hasard, quelques-unes des sensations cataloguées : Humiliation – Colère – Musique religieuse – Paysage macabre – Voyage en bateau – Chute dans les airs – Joie délirante – Froid – Tristesse noire – Parents perdus – Ambition satisfaite – Champagne extra-dry – Amour paternel — Lecture captivante – Conversation agréable – Mal de dents – Épaule de mouton aux haricots – Odeur de violette – Rire inextinguible – Regrets éternels – Cor aux pieds – Folie – Gâtisme – Soif ardente – Béatitude – Vitesse immodérée – Orgueil légitime – Sommeil réparateur – Vêtement bien chaud – Grand air, etc., etc.

Je m’expliquai alors pourquoi, en dehors de ces salles, la vie n’existait pas.

En effet, à quoi bon les théâtres, les livres, les voyages, la lutte pour la gloire, pour la haine, pour la fortune ? Tout… tout ce qu’on peut éprouver moralement et physiquement était catalogué. Il n’y avait qu’à s’asseoir dans un fauteuil et à tourner un bouton.
 

*

 

Quelques milliers d’années plus tard, j’eus l’occasion de revenir sur la Terre.

Ce que j’avais prévu était arrivé.

N’utilisant plus aucun de leurs organes, les hommes en étaient réduits à une sorte de nains hydrocéphales, n’ayant conservé que tout juste la faculté d’agir afin de produire, dans les usines, le courant électrique nécessaire à la marche de leurs appareils. Beaucoup d’entre eux, même, en étaient réduits au crâne exclusivement. La force intellectuelle émanant de leurs cerveaux était suffisante pour faire marcher ou arrêter à leur gré les nouveaux appareils, d’une sensibilité bien supérieure aux premiers.

D’ailleurs, il était question d’un nouveau courant – sans fil – obtenu par radiation de l’air dans l’eau salée.
 

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Des milliers d’années plus tard.

L’homme n’est plus représenté que par son cerveau, une masse gélatineuse flottant entre deux eaux dans les mers. C’est l’apogée de sa perfection. Il se reproduit par la divisibilité, chaque cerveau se séparant en plusieurs autres vivants, absolument comme cela se passait aux premiers âges du monde, et comme cela se passe aujourd’hui chez les méduses, nos ancêtres et nos descendants probables.
 
 

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(Étienne Jolicler, in Le Pêle-Mêle, journal humoristique hebdomadaire, quatorzième année, n° 16, 19 avril 1908 ; illustration de Virgil Finlay)