CHAPITRE XIV

 
 

Tout d’abord, le peuple des villes closes avait pris pour les différents chapitres d’une œuvre d’imagination les étranges messages qu’une source inconnue transmettait chaque jour à tous les parleurs mécaniques de la Terre. Il y eut, un peu partout, de longues et oiseuses discussions à propos du nouveau procédé littéraire, assez étonnant en vérité tant par le mystère de l’origine que par l’extraordinaire apparence de réalité donnée par l’auteur aux moindres épisodes.

Les Burupes, intrigués, sentaient se réveiller en eux un sentiment depuis longtemps assoupi : la curiosité. Tout déconcertait, dans cet événement, mais le principal sujet de surprise était sans doute de voir les Bienfaiteurs mêlés de la sorte aux péripéties d’un roman. Il y avait, dans un pareil fait, une audace inouïe dont l’inconvenance troublait profondément l’opinion publique.

Un ordre émané des bureaux-chefs, enjoignant à l’auteur inconnu de cesser la publication de son ouvrage et de révéler son identité, produisit une courte détente, mais l’émotion reprit, cette fois plus intense, lorsqu’on enregistra la réponse faite au message officiel. L’inconnu refusait de se soumettre. Il affirmait en outre que son récit n’était pas un roman, mais la relation véridique de ce qu’il avait pu voir de ses propres yeux, entendre de ses propres oreilles au sein du Domaine Privé. Un simple nom : Kjoès, sans aucun détail d’identité, signait cette audacieuse déclaration.

Ce fut une immense stupéfaction. Ainsi, en pleine sérénité, après des siècles d’ordre non troublé, un homme osait résister ouvertement à l’autorité ! C’était un fait inouï, un anachronisme invraisemblable dont la plupart des citoyens n’avaient jamais envisagé la possibilité.

Le prestige, jusque-là indiscuté, de la loi en reçut une atteinte encore imperceptible, mais dont les conséquences devaient être fatales. Quelque chose de trouble et d’inconnu corrompit insidieusement l’atmosphère morale des villes…

Pour ramener le calme et rétablir la confiance ébranlée, il eût fallu une victorieuse intervention de la force. Les Vieux le comprirent ; diverses mesures furent hâtivement décidées, en même temps qu’une ordonnance extraordinaire enjoignait à chaque particulier d’aider par tous les moyens à dépister le coupable.

Malheureusement, la police était alors un organe atrophié par une longue inaction. Les recherches entreprises ne donnèrent aucun résultat et le retentissement de cet échec élargit de façon sensible la brèche ouverte dans l’édifice social.

Subitement d’ailleurs, et par manière de défi lancé aux détenteurs du pouvoir, les mystérieux messages avaient changé de nature. Abandonnant le ton modéré du début, ils contenaient à présent d’abominables imputations à l’égard des Vieux, représentés comme de misérables imposteurs dont l’égoïste orgueil s’était plu à tromper les masses.

Ces sacrilèges imprévus bouleversaient les consciences. Mais l’effet le plus considérable était produit par le lyrisme sans cesse amplifié des descriptions, la nature et les délices indicibles qu’un être humain peut y goûter étant présentées par le narrateur sous des apparences d’une séduction irrésistible. Peu à peu, un impérieux désir appelait les hommes vers ces félicités inconnues, tandis que l’irritation des dupes enfin détrompées les soulevait contre la perfidie des Maîtres.

Largement diffusée par les machines parlantes, l’histoire d’Éhio et de Kjoès ne tarda pas à circuler de bouche en bouche en un grand nombre de versions plus ou moins altérées. Bientôt, la confusion se trouva augmentée du fait des adaptations données à l’écran ou à la scène par certains auteurs plus riches d’imagination que de documents authentiques.

Comment apprit-on, dans le public, que Kjoès et Éhio avaient reçu asile au palais des Archives ? C’est un point qui, aujourd’hui encore, n’a pas été éclairci.

La nouvelle se répandit avec une rapidité déconcertante. En moins de deux heures, dix mille personnes, venues de tous les quartiers de la ville, se trouvèrent assemblées devant l’édifice. La foule grossissant de minute en minute, on avait dû, pour éviter des accidents, interrompre dans tout le secteur le fonctionnement des chaussées mouvantes. La voie publique, ainsi rendue à l’immobilité, affectait on ne sait quel aspect insolite et inexplicablement menaçant.

Devant les Archives, sans cesse de nouveaux curieux venaient se joindre au noyau central. Kjoès, posté en observation avec Charles et Éhio derrière le châssis transparent d’une baie, les voyait arriver de loin, à pied, d’abord lentement et d’un pas hésitant, puis de plus en plus vite à mesure qu’ils approchaient. La plupart accomplissaient en courant la fin du trajet. Sans doute, à leur insu, subissaient-ils cette même loi d’accélération qui précipite, vers une masse métallique, la course des particules aimantées.

Bronn, qui vécut à l’époque des derniers grands bouleversements sociaux, a étudié par le menu le mécanisme des rassemblements humains. On sait avec quel dévouement le courageux savant poursuivit, sur le vif, les admirables travaux au cours desquels il perdit tour à tour l’ouïe, la vue, les quatre membres, une partie du crâne et, finalement, la raison. L’ensemble de ses huit cent quatre-vingts disques, réunis sous le titre général : Psychologie des foules, constitue un monument scientifique dont l’autorité n’a jamais été sérieusement contestée.

Est-il besoin de rappeler les grands principes qui sont tout à la fois la base et le pivot de cette œuvre magistrale ? Voici les plus saillants :

« Toutes les fois que des êtres humains, à quelque rang social qu’ils appartiennent, se réunissent pour former une assemblée quelconque, on constate le même phénomène, d’ordre dynamopsychique : chacun des individus présents perd instantanément sa personnalité au profit d’une sorte de conscience collective que l’on peut appeler « l’âme de la foule. »

La conscience d’une foule ne représente nullement la somme des qualités et des défauts propres aux éléments constitutifs de cette foule ; elle peut même en être complètement différente. Ainsi, en chimie, la combinaison de deux corps donne naissance à un troisième corps dont les propriétés ne rappellent en rien celles des deux premiers.

La bêtise d’une foule n’est pas simplement proportionnelle au nombre d’individus bêtes qui la composent. Il s’agit, en l’espèce, d’une progression non pas arithmétique, mais géométrique ; en d’autres termes et d’une façon générale, dix hommes assemblés ne sont pas dix fois plus bêtes qu’un homme tout seul, mais cent fois.

Toutefois, la bêtise collective qui se manifeste d’ordinaire, comme on vient de le voir, à la deuxième puissance, peut dans certains cas et sous l’empire de certaines excitations passer à la troisième ou à la quatrième. »

Selon Bronn, c’est à la profonde méconnaissance de ces principes qu’était due l’inaptitude à gouverner des anciens hommes d’État. C’est sans doute aussi parce que les Vieux eux-mêmes avaient oublié le précieux enseignement du philosophe qu’ils furent rapidement débordés par les événements…

La masse des badauds grossissait encore devant les archives. Kjoès, Éhio et le paléoscribe assistèrent avec curiosité à la formation d’un élément nouveau, d’un caractère mystérieux et inquiétant.

En bas, les têtes seules des curieux bougeaient encore en un vague fourmillement, les corps étant depuis longtemps immobilisés par la sourde pression venue des derniers rangs. Une évidente indécision planait sur cet assemblage d’êtres vivants. Il paraissait certain que, parmi ces milliers d’hommes et de femmes, aucun n’eût été capable de dire pourquoi il était venu là. La plupart causaient sagement avec leurs voisins ; beaucoup plaisantaient. Les protestations provoquées par l’écrasement collectif conservaient elles-mêmes une forme courtoise et modérée. Seuls, quelques Gouls, qui avaient quitté les galeries de la cité souterraine pour se joindre au mouvement, se faisaient remarquer par une exubérance d’ailleurs paisible et bon enfant. Un brouhaha très doux, d’une qualité harmonique assez intéressante, s’élevait de ce singulier mélange.

Soudain, un cri retentit quelque part, au loin :

« Kjoès ! »

Il y eut, pendant quelques instants, un silence impressionnant, presque dramatique, puis le cri se fit entendre à nouveau :

« Kjoès ! Kjoès !… »

Alors, dix voix, cent voix, dix mille voix reprirent :

« Kjoès ! Kjoès ! Kjoès ! Kjoès !… »

Une clameur sans fin submergea la ligne des édifices, absorba les faibles accents de la musique ambiante, jaillit jusqu’au toit de la ville où elle se brisa pour retomber en morceaux sur la tête des choristes…

La forme initiale du cri avait disparu ; c’était à présent un hurlement inarticulé que modulaient capricieusement les alternatives de fatigue ou de vigueur des gosiers.

En quelque endroit de la foule que l’on fixât les yeux, on apercevait une bouche ouverte comme pour quelque douloureux enfantement, un visage crispé, d’un rouge à faire peur, qui semblait attendre la congestion comme une délivrance.

« Il faut vous montrer, dit soudain le vieux Charles.

– Vous croyez ? demanda Kjoès.

– Oui, il faut vous montrer ; autrement, ils ne se calmeront pas. »

Kjoès fit glisser le châssis mobile et se montra. La foule fit « Ah ! » puis se tut en frissonnant. On eût dit que quelque étonnant mystère venait de lui être révélé.

« Parlez ! » dit Charles.

Fort pâle, un peu tremblant, Kjoès recommença le récit tant de fois répété de ses aventures. Il parla ainsi durant quelques minutes en observant son auditoire.

L’expression des visages le surprit. Comment reconnaître ses contemporains, les fervents de la Sérénité, dans ces êtres défigurés par on ne savait quelle passion ! Il remarqua avec étonnement que beaucoup d’hommes, à leur insu, ouvraient et fermaient la bouche en même temps que lui, comme pour l’aider de leurs efforts. Beaucoup aussi répétaient ses gestes et ses mouvements de tête.

Un inconnu – peut-être le même qui avait le premier appelé Kjoès tout à l’heure – cria violemment :

« En bas ! en bas ! Descendez ! »

Tout aussitôt, les mille voix de la foule répétèrent :

« En bas ! En bas ! Descendez !… »

Kjoès, interloqué, demeurait immobile. Tout à coup, Charles lui saisit le bras.

« Écoutez, dit-il. Ils montent ! Ils viennent vous chercher ! »

On entendait, en effet, le bruit formidable de la marée humaine escaladant les étages par les tapis mobiles, par les cages des élévateurs, par les monte-charges. Bientôt, l’avant-garde fit irruption dans la salle où se trouvaient Kjoès, Éhio, Charles et plusieurs savants. Devant ces visages inconnus, les assaillants hésitaient ; alors, Charles leur montra Kjoès :

« C’est lui ! » dit-il.

En un instant, Kjoès fut enlevé par plusieurs hommes qui l’emportèrent vers la sortie. Dehors, quand il parut, ainsi dressé sur les épaules de ses partisans, une acclamation monstrueuse s’éleva, maintes fois interrompue puis reprise.

On put ensuite constater, dans la masse humaine assemblée devant le palais, divers mouvements indécis. De toute évidence, la foule, ayant atteint son but, se trouvait soudainement désemparée.

Peu à peu, cependant, un courant parut se dessiner et la multitude commença de s’écouler par la voie Po-45. Pendant de longues minutes, le reflux commencé à l’extrémité du rassemblement ne se manifesta aux yeux de Kjoès que par une sorte de palpitation. Sans savoir encore où on allait, les hommes qui portaient le prophète piétinaient d’impatience, comme s’ils eussent craint de ne pas arriver assez tôt.

Enfin, l’on put avancer ; le cortège prit forme. Succédant au silence relatif qui s’était rétabli, des cris et des chants éclatèrent çà et là.

Kjoès changeait souvent d’épaules, car les porteurs se fatiguaient vite. Certains, qui avaient trop présumé de leurs forces, le laissaient maladroitement tomber sur la tête des voisins et il s’ensuivait de regrettables petites scènes de désordre local parmi le désordre universel.

Vue d’un peu haut, la foule ressemblait à une énorme bête rampante, de forme basse et allongée, au corps étrangement malléable, aux pattes innombrables. Kjoès se demanda soudain pourquoi ce monstre l’emportait sur son dos…

Au loin, on apercevait la tête vacillante de l’animal, siège probable d’une volonté indécise, et qui semblait chercher sa route à tâtons, avec des changements de direction inexplicables.

Devant le groupe numéro 8 des Bureaux Directeurs, un arrêt se produisit. Durant quelques secondes, on put croire que la bête se préparait à envahir l’édifice ; il y eut des huées assez violentes, mais confuses et accompagnées de mouvements convulsifs. Quelques ornements fragiles, placés en saillie le long des murs, se trouvèrent brisés ; ce furent les premiers dégâts commis par la foule. Cet événement produisit dans la masse des manifestants une profonde sensation et modifia sans doute les intentions de la Bête qui, après un instant d’hésitation, se remit en marche. Les cris avaient cessé. Le cortège muet prit un aspect morne et, à partir de ce moment, l’âme de la foule commença de se désagréger, tandis que chacun des hommes qui la composait recouvrait lentement sa personnalité.

Kjoès, que l’on avait reposé sur ses pieds au début de la halte faite devant les Bureaux Directeurs, s’aperçut que nul ne se présentait pour le soulever de nouveau. Il ne s’en montra point surpris car, depuis longtemps déjà, ses porteurs donnaient des signes de lassitude, mais, bien que la situation qu’il venait de perdre manquât tout à fait de confortable, cette marque de refroidissement dans l’enthousiasme de ses partisans lui causa une petite amertume inavouée.

Au surplus, la fatigue avait, un peu partout, succédé à l’entrain de tout à l’heure. À chaque croisement, des hommes s’esquivaient furtivement par les voies adjacentes. Fort éprouvée par ces défections réitérées, la Bête dépérissait, perdait toute vigueur. Quelques cris furent encore poussés, sans que l’on sût par qui ni pourquoi, devant un des offices de l’État-Civil ; ce fut le dernier témoignage de vitalité. Bientôt, Kjoès se vit entouré seulement d’une maigre poignée de fidèles dont le nombre diminuait sans cesse. Beaucoup le quittèrent à l’entrée des Salons publics. Ceux qui restaient avaient ralenti leur marche, de telle façon que le Prophète, tout d’abord placé au centre du groupe, finit par se trouver en tête, devant tout le monde, séparé de ses derniers disciples par une distance progressivement accrue.

Au grand carrefour Quadruple, là où les chaussées animées recommençaient à fonctionner, s’étant retourné, il s’aperçut qu’il était seul.

Cependant, Charles, demeuré aux Archives, avait assisté au départ du cortège.

Tout d’abord, il fut assez incertain de la signification qu’il convenait de donner à l’événement. C’est seulement après plusieurs minutes de méditation qu’un mot très ancien, depuis longtemps périmé, un mot effacé comme le profil d’une antique médaille, surgit capricieusement dans sa mémoire :

« La Révolution. »

Il en fut tout aussitôt illuminé.

« La Révolution ! murmura-t-il. C’est la Révolution ! Je vais assister à la Révolution !… »

Et, saisi d’un délire sacré, il courut à son cabinet de travail où il commença de rédiger les premières notes qui devaient l’aider, plus tard, à écrire l’historique de ce fait capital.
 

(À suivre)

 
 

 

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(in Paris-Soir, quatrième année, n° 868, 869 et 870, samedi 20, dimanche 21 et lundi 22 février 1926)