CHAPITRE XV

 
 

Les savants ont longtemps tenu en dérision la croyance populaire des mots magiques, dont le seul énoncé pouvait, au dire de nos ancêtres, modifier dans un sens favorable ou funeste le cours naturel des événements. Depuis lors, la science en a dû rabattre de sa superbe assurance et les meilleurs esprits s’accordent aujourd’hui à reconnaître une part de vérité dans nombre de vieux mythes tenus jadis pour négligeables rêveries d’une humanité en enfance.

C’est sur cette notion moderne du merveilleux qu’une certaine école d’historiens fonde l’hypothèse au moyen de quoi l’on tente d’expliquer le déclenchement inattendu des prodigieux troubles sociaux, qui bouleversèrent l’ordre établi et faillirent ruiner à jamais la civilisation. Selon cette théorie, une telle suite de faits anormaux trouverait sa cause initiale dans le pouvoir surnaturel d’un maître-mot prononcé par hasard à l’instant opportun. Il suffit que l’archiviste Charles formulât, dans le mystère de son cabinet, le vocable Révolution pour que la chose devînt immédiatement une réalité. On devrait voir là, toujours d’après les partisans de ce système, un curieux effet de catalyse comparable au phénomène par lequel une imperceptible étincelle peut déterminer l’explosion d’un mélange gazeux parfaitement inerte jusque-là.

Nous laisserons, bien entendu, à nos confrères toute la responsabilité de cette assertion quelque peu osée et dont le lecteur jugera. Quoi qu’on en puisse conclure, il est toutefois impossible de ne pas relever une coïncidence troublante entre l’évocation presque involontaire de Charles et l’apparition d’actes séditieux absolument imprévus de la part de gens aussi notoirement calmes et policés que les Burupes de l’an 340.

Jusque-là, en effet, la propagande de Kjoès bornait son succès à une exaltation toute platonique des esprits, et la première scène de désordre dont on a pu trouver plus haut la description fidèle doit être considérée beaucoup moins comme une émeute que comme l’inoffensive incartade de citoyens un peu échauffés.

Il n’en alla malheureusement pas de même pour la seconde manifestation, qui se produisit peu après.

Ce jour-là, vers le troisième quart, une forte colonne de factieux, formée on ne sait où, vint déboucher en grand tumulte sur l’Esplanade Majeure. Tous ces individus, parmi lesquels se trouvaient beaucoup de Gouls, et qui emmenaient, dit-on, Kjoès avec eux (1), étaient visiblement excités. À observer les yeux brillants, les joues en feu et l’expression d’audace extraordinaire répandue sur la physionomie de ces gens, il semblait évident que si leur élan n’était pas prématurément brisé par la fatigue ou par un retour subit de la nonchalance native, on pouvait s’attendre à enregistrer sous peu de grandes et terribles choses.

Les femmes surtout laissaient paraître sur leur visage un air de frénésie redoutable qu’elles accentuaient de temps à autre par l’artifice des fards.

Quand tout le monde se fût massé sur l’Esplanade, l’attitude du troupeau humain sembla pourtant perdre de son assurance. Personne n’ayant décidé de la direction à prendre, on piétinait sur place. Soudainement désœuvrés, beaucoup de manifestants se portèrent devant les écrans du journal animé où d’impressionnants épisodes filmés à Herraë, à Panama, à Pirmize et dans maintes autres villes, prétendaient édifier la population d’Ipse sur les progrès de l’insurrection à travers le monde.

Cependant, ceux des assistants qui avaient conservé quelque esprit critique considéraient ces projections avec un scepticisme non dissimulé. On savait en effet que les organes d’information visuelle échappaient déjà au contrôle de l’autorité et que des truquages étaient à présumer.

En ce qui concernait la Gazette parlée, aucun doute ne semblait permis : la direction de cet office était évidemment tombée aux mains des factieux. Depuis plusieurs heures, les mégaphones installés sur la voie publique avaient cessé de remplir leur fonction, qui est de tenir les intéressés au courant de l’actualité. Il n’en sortait plus qu’un cri monotone : « Révolution ! Révolution !… » répété de minute en minute avec une régularité obsédante.

Tout à coup, des exclamations : « Silence ! Chut !… » s’élevèrent au centre de la vaste place pour se propager de proche en proche, comme des ondes, jusqu’aux points extrêmes de la périphérie. Debout sur le haut d’un cube monumental, un inconnu faisait signe qu’il avait quelque chose à dire. Le silence s’étant péniblement établi, il parla :

« Citoyens, dit-il, l’heure est venue de secouer le joug odieux que des tyrans sans âme et sans conscience font peser sur la fière race burupe, sur le peuple non moins noble des Gouls. Soulevons-nous, citoyens, mettons-nous en marche, allons de l’avant, suivons vaillamment la route que nous ont tracée tant de grands ancêtres. Car, vous ne l’ignorez pas, ô mes amis ! la révolution qui commence ne sera pas la première qui aura ébranlé, au cours des âges, les piliers vermoulus du pouvoir ! Que les plus timorés d’entre vous apaisent donc leurs scrupules, la légitimité de nos actes ne fait aucun doute ; nul individu de bonne foi ne saurait rien nous reprocher, quoi qu’il arrive, puisque nous avons avec nous la Tradition et l’autorité souveraine des précédents historiques !

– Révolution ! Révolution ! » crièrent à ce moment les haut-parleurs.

L’orateur, un instant interloqué, reprit sans trop de peine le fil de sa harangue :

« La révolution, dont le nom même semble de nos jours à peu près oublié, a longtemps constitué l’état normal des sociétés humaines. Depuis la fondation du cycle atlantidien, on a catalogué en effet six mille bouleversements analogues à celui dont nous voyons aujourd’hui les glorieuses prémices. Trois mille fois environ, des monarques bien assis furent brusquement détrônés par la horde courroucée des plébéiens, et trois mille autres fois, ce fut le peuple souverain qui dut se courber à son tour sous la domination d’un impétueux dictateur, lequel ne tardait jamais beaucoup à se faire couronner roi ou sultan, comme pour fournir au peuple généreux l’occasion de se révolter à nouveau.

– Révolution ! Révolution !… » dirent encore les mégaphones.

« Citoyens ! reprit l’inconnu, il n’entre pas dans mon dessein de faire ici l’historique de tous les soulèvements qui ont jadis agité le vieux monde ; pourtant, quelques précisions ne me semblent pas inutiles pour vaincre les dernières hésitations d’individus mal instruits des choses du passé.

Entre toutes les grandes révolutions dont nos archives ont conservé le souvenir, la plus célèbre est sans contredit la Révolution de quatre-vingt-neuf, ainsi nommée, pense-t-on, parce qu’elle fut fomentée par 89 hommes courageux, parmi lesquels il convient de citer Luther, Calvin, Pierre L’Ermite, Brutus, Shakespeare, Shousima et Percepcion Sérulos. Elle avait pour objet de renverser la puissante dynastie des Ming, dont la soif de lucre et les ambitions démesurées avaient réduit l’Europe à la misère.

– Révolution  ! Révolution !…

– La tentative fut couronnée d’un plein succès. Après l’écrasement définitif de la monarchie, le peuple victorieux obtint tout ce qu’il avait demandé, c’est-à-dire l’établissement des Douzièmes Provisoires, le partage intégral du tiers-état entre tous les citoyens et l’abolition du mariage.

Sept ou huit mille ans plus tard, le radjah de Supertyrol, Benoît XII, perdit également sa situation à la suite d’une formidable convulsion sociale qui ensanglanta, pendant un demi-siècle, tout l’hémisphère boréal. Cataclysme grandiose dont la cause initiale, ou plutôt le prétexte, doit nous remplir d’admiration pour le caractère orgueilleusement intrépide de nos aïeux. Le voile virginal d’une jeune fille avait été endommagé, un peu contre le gré de l’intéressée, par un des membres de la famille royale. Il n’en fallait pas davantage, en ces temps de farouche énergie, pour que trente millions d’hommes s’entretuassent… »

À ce moment, les parleurs mécaniques ayant de nouveau poussé leur cri, les citoyens d’Ipse en profitèrent pour élever quelques murmures destinés à faire comprendre au tribun improvisé que son discours se prolongeait outre mesure. Enflant sa voix pour dominer le bruit, l’homme n’en poursuivit pas moins en ces termes :

« Citoyens, je crois deviner à quoi tendent vos interruptions. Vous désirez me voir conclure en vous apprenant ce qu’il convient de faire en temps de révolution. Je vais vous le dire, citoyens ! En temps de révolution, le premier soin du peuple était d’élever sur la voie publique des barricades construites à l’aide de pavés arrachés au sol des rues. Les partis adverses se disputaient avec acharnement la possession de ces édifices et, à la fin de la journée, c’était ceux qui en avaient pris le plus qui avaient gagné. Le soir venu, on affichait les résultats sur de grands tableaux lumineux avec le total des points obtenus par chaque équipe, puis le classement général était établi d’une manière définitive, après contrôle et délibération des arbitres… »

Tel est le pouvoir de l’éloquence, même absurde, qu’une partie notable de l’auditoire s’apprêtait à suivre les conseils de l’inconnu lorsque l’on s’avisa, fort à propos, que les pavés ont depuis longtemps disparu des voies modernes. Il en résulta une certaine mauvaise humeur dont le conférencier eût certainement subi le contrecoup s’il n’avait jugé prudent de descendre prestement de son socle et de disparaître.

Après quelques minutes de confusion, des voix s’élevèrent de la foule, d’abord timides, puis plus assurées :

« Au Capitole Noyau ! »

C’était un des palais ministériels où les Vieux, réunis en conseil suprême, tenaient habituellement leurs assises. À l’heure présente, on pouvait sans doute trouver là quelques-uns de ces personnages que le sentiment populaire commençait à charger de tous les torts, de toutes les iniquités.

« Au Capitole Noyau ! » répéta la multitude.

Un cortège spontanément formé s’engagea aussitôt sur la Chaussée Verte. Peu après, l’émeute, grossie en chemin d’innombrables recrues, investissait le palais gouvernemental.

Bien que l’accès de l’édifice fût libre et que les portes en demeurassent grandes ouvertes, selon l’usage, la marée humaine s’arrêta devant la façade, au bas de l’escalier, comme si quelque obstacle invisible se fût dressé devant elle.

Longtemps, le flot demeura étale. De temps à autre, des cris éclataient dans les rangs les plus éloignés de la foule. Des hommes et des femmes qu’on ne voyait pas proféraient des encouragements : « En avant ! en avant ! » à l’adresse de ceux qui les précédaient. Parfois, ceux-ci répétaient avec conviction :

« En avant ! en avant ! »

Mais personne ne bougeait.

Enfin, un cri nouveau se fit entendre :

« À mort ! À mort ! »

Cela tomba dans la masse humaine comme un appât imprévu. Il y eut un silence, le temps de goûter cette nourriture inconnue, puis d’autres voix s’élevèrent :

« À mort ! À mort ! »

Il y eut des variantes :

« Mort aux Vieux ! criaient les uns.

– Il faut les empoigner, les étrangler, les découper, les écraser, proposaient les autres.

– À la mer, les Vieux ! disait-on d’autre part ; à l’électrope, les Vieux ! Au pilon ! À la fonte ! »

Tout à coup, un long frémissement parcourut la multitude des manifestants ; les plus rapprochés du palais reculèrent de quelques pas et un silence de mort s’établit. En haut du perron, les Vieux venaient de paraître.

Ils étaient six. Droits dans leurs longues tuniques blanches, impassibles, sans crainte, dominant l’émeute, ils regardaient la masse confuse de leurs administrés avec une surprise affectée. Un peu en avant des autres, se tenait un vieillard à l’aspect débile.

Il promena longtemps sur la foule le regard sans éclat de ses yeux usés ; puis, se décidant, prit la parole d’une voix faible mais extraordinairement nette, et dont les accents parvenaient sans peine aux hommes placés à l’entrée des grandes voies coupant l’esplanade.

« Que voulez-vous, citoyens d’Ipse ? dit-il. Pourquoi vous êtes-vous assemblés ici, dans un désordre aussi contraire aux enseignements de la Sérénité ? Pourquoi ces cris ? Répondez ! Que celui d’entre vous qui a des griefs ou des revendications à formuler prenne la parole ; nous l’écoutons. »

Le silence se fit plus profond encore, coupé seulement par le spasme des machines parlantes dont l’appel à la révolution semblait maintenant affecter un ton ironique. De ces vingt mille hommes interrogés, chacun se taisait, comme si la question posée par le vieux chef concernait seulement ses voisins. Un mutisme et une immobilité effroyables pesaient sur l’immense assemblée. Plusieurs minutes s’écoulèrent ainsi, avec une pénible lenteur. Il semblait que quelque chose de trop tendu allait se rompre et provoquer on ne savait quelle catastrophe.

Enfin, le vieillard répéta sa demande. Cette fois encore, personne ne répondit. Alors, les Maîtres haussèrent les épaules et, s’étant concertés à voix basse, descendirent sans hâte l’escalier du palais. Devant eux, la foule s’était ouverte précipitamment. Ils traversèrent posément l’esplanade entre deux haies de citoyens médusés, prirent place sur la chaussée mouvante 3/12, qui conduit à Port-Bugloo. La multitude, toujours muette, s’était mise en mouvement et les suivait de loin. On les vit gravir les polydions de la grande corniche, puis arriver à la gare aérienne. Là, ils montèrent à bord d’un avion qui disparut bientôt à travers l’écluse.

Alors, d’un seul coup, les cris de haine se rallumèrent, les gestes de mort s’ébauchèrent au-dessus des têtes. Des milliers de voix furieuses proclamèrent à nouveau la nécessité de tuer les Vieux, de les étrangler, de les écraser, de les jeter à la mer, de les livrer à l’électrope, de les mener au pilon, de les mettre à la fonte.

Il fallait un exutoire à tant de colère bouillonnante ; la vindicte publique ne pouvait demeurer sans effet. Soudain, un fracas nouveau domina les cris ; des citoyens courroucés commençaient à briser le matériel de Port-Bugloo. Ce fut une ruée, une folie de destruction. Tout le monde voulut participer à l’œuvre vengeresse. Après les vedettes renfermées dans les hangars, on démolit les accessoires, les pièces de rechange, les machines, l’outillage, les distributeurs d’énergie, les meubles. Rien ne fut épargné et les historiens de tous les temps admireront l’étonnante célérité avec laquelle cette installation parfaite fut transformée en un pittoresque monceau de ruines.

Lorsque tout fut détruit, la foule abandonna Port-Bugloo mais, insuffisamment soulagée par cette première exécution, elle continua chemin faisant d’exercer ses ravages. Tout ce qui se trouvait sur son passage fut anéanti. De retour sur l’Esplanade Majeure, un manifestant s’acharna même sur un des mégaphones de la Gazette parlée, de sorte que le parleur, gravement endommagé, se mit à fonctionner à l’envers, retournant de la façon la plus incohérente les syllabes du mot fatidique : Révolution, ce qui produisit un singulier mélange équivalant à « Tionluvoré » ou à « Noitulover. »

Mais nul ne s’aperçut de ce changement et, durant de longues heures encore, la voix désarticulée de la machine continua de verser l’enthousiasme et la ferveur révolutionnaire au cœur de chacun.
 
 

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(1) On a souvent contesté la participation de Kjoès à ce mouvement : pour notre part, nous la tenons pour fort improbable. Un simple calcul du temps écoulé depuis son précèdent lever établit que, dans l’hypothèse de sa présence, le héros se fût maintenu éveillé durant plus de dix-sept heures, ce qui nous semble matériellement impossible, malgré l’endurance exceptionnelle du personnage. Au moment où se déroulaient les faits dont nous entreprenons ici la relation, Kjoès était sans doute en train de prendre, aux Archives, un indispensable repos.
 

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(À suivre)

 
 

 

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(in Paris-Soir, quatrième année, n° 870 et 871, lundi 22 et mardi 23 février 1926)