Le père Tarabondet était bien le plus fieffé braconnier qui eût jamais dévasté les bois et les plaines du pays de Caux. Hilare et bavard aussitôt qu’un verre d’eau-de-vie l’avait mis en gaieté, ce qui lui arrivait plus souvent qu’à son tour, il se retrouvait à l’instant taciturne, renfermé et plein de ruse, dès que la poursuite du gibier ranimait en lui l’instinct forcené de la chasse qui flambe au cœur de tout paysan normand.
Il n’y en avait pas un comme lui sur la côte pour relever un coulis de lapin dans la falaise, faire le pied d’un sanglier à l’orée d’un taillis ou prévoir un vol de goélands et de canards rien que par l’inspection des nuages.
Redouté de tous les gardes dont il se jouait, honni de tous les chasseurs dont il ravageait les réserves, mais adoré des gourmets à qui, seul, il savait procurer les pièces succulentes, le père Tarabondet menait une vie de vieille canaille retorse à qui on n’en remontrait pas.
Aussi fût-ce sans surprise, mais aussi sans inquiétude bien précise, qu’il se rendit ce jour-là chez le maire de la commune, qui l’avait fait demander par le garde champêtre.
Il y arriva prêt à tout nier, à tout contester et à faire l’imbécile jusqu’au bout.
Mais M. le maire le reçut très aimablement :
« Tenez, père Tarabondet, asseyez-vous donc ! Vous prendrez bien un verre de calvados ?…
– Ma foi, si ça n’fait pas plus d’mal que d’peur… » répliqua le vieux, tout abasourdi d’un si gracieux accueil.
Ils trinquèrent, parlèrent récolte, pluie, pêche, et enfin le maire amena insensiblement la conversation sur la chasse.
« Nous y v’là ! » pensa le père Tarabondet.
Et il s’attendit à l’orage.
« À propos, dit tout à coup son interlocuteur, j’ai quelque chose vous demander. Les habitants du pays et moi voudrions que vous nous rendiez un service. Vous êtes habile… vous connaissez le gibier… et… ce serait d’attraper… ou de tuer le lapin noir…
– Le lapin noir, bondit le vieux paysan, vô n’y pensez pin !… C’est une bête maléfique, diabolique, infernale et ensorcelée !… Vô n’y pensez pin ! »
Le maire ne répliqua pas. Dans les yeux des deux hommes repassaient les images étranges, les souvenirs troublants d’un tas d’accidents et de malheurs qui avaient fondu sur la commune depuis que le lapin noir avait fait son terrier dans la falaise.
Deux douaniers qui l’avaient aperçu un soir, en étant de service sur la côte, avaient eu, disait-on, le ventre soudainement enflé. Un enfant avait attrapé des convulsions simplement parce que le lapin l’avait frôlé dans l’herbe et une nourrice en avait perdu du coup tout son lait. Plusieurs chasseurs qui avaient voulu le tuer avaient connu les pires mésaventures. L’un avait été aveuglé par un essaim de moucherons au moment de tirer ; l’autre avait trouvé son fusil déchargé, bien qu’il eût été sûr d’y avoir introduit deux cartouches ; un troisième avait eu une main emportée par l’explosion de son arme en faisant feu sur le terrible lapin.
Pourtant, celui-ci ne semblait nullement différent des autres lapins. À part sa fourrure, qui était d’un noir absolu, il avait les plus grandes oreilles du monde, une jolie houppe de duvet blanc en guise de queue et un appétit formidable qui, de petit bond en petit bond, le poussait à croquer tout le trèfle, tout le sarrasin et toute la luzerne du voisinage. Il n’en était que plus dangereux, car il agissait exactement comme n’importe quel lapin de bois et on ne s’était pas au début méfié de lui. Mais il n’y avait aucun doute que sa nuance insolite, d’abord, son influence pernicieuse sur tous ceux qui le voyaient, ensuite, révélaient une origine suspecte et surnaturelle. L’instituteur avait eu beau expliquer que la bête ne pouvait être qu’un métis de garenne et de lapin de choux échappé d’un clapier, nul n’avait voulu croire à une hypothèse aussi décevante pour l’imagination.
Non ! à moins d’être le dernier des mécréants, il fallait bien admettre que le lapin noir était une incarnation du diable lui-même. D’ailleurs, quelques villageois qui, par hasard, l’avaient aperçu, immense et fantomatique, dansant une nuit au clair de lune, tout noir sur le pâtis baigné d’argent, étaient bien certains d’avoir rencontré messire Satan en personne. Ils assuraient d’ailleurs que l’herbe était toute roussie autour de son terrier et que, sur son passage, on sentait le soufre à plein nez.
On comprend donc qu’à l’évocation de semblables maléfices et de pareils sortilèges, le père Tarabondet ait sursauté en pensant qu’on lui demandait simplement de s’emparer d’un tel animal. Mais le maire insista : on comptait sur lui ; la commune ne pouvait plus vivre dans le voisinage d’un aussi mystérieux danger. Il énuméra toutes sortes d’autres bonnes raisons qui décidèrent beaucoup moins le père Tarabondet que l’offre d’une pièce de vingt francs.
« Nom des Eaux ! finit-il par concéder, vingt francs pour un lapin, ça vaut la peine. »
Et, dans une forte lampée d’alcool, il emporta tout le courage nécessaire à son entreprise.
Puis il réfléchit. L’animal gîtait à l’extrême bord de la falaise. L’approcher à portée de fusil, le jour surtout, était bien malaisé et peut-être fort imprudent.
« Y a encore qu’eune bonne cravate de laiton qui f’ra l’affaire, » conclut le père Tarabondet.
Et, dans son arsenal de braconnier, il choisit un énorme collet, décidé à aller le poser le soir même à l’orifice du terrier.
*
Le soir tomba, sans lune, et la brume emprisonna la mer et toute la côte dans une fine bruine, tenace comme un mauvais rêve. Malgré l’obscurité et la grande quantité d’eau-de-vie qu’il avait absorbée, le père Tarabondet trouva facilement l’endroit, tant il connaissait le littoral, et, remué malgré tout d’une angoisse inexplicable, il rampa jusqu’à la limite de l’herbage, là où la falaise tombait à pic dans le noir, se mit à genoux, s’assura que le lapin n’était pas aux environs, tâta l’entrée du terrier, planta un petit piquet en terre pour y nouer l’extrémité de son collet, fit des boucles à chaque bout de celui-ci, passa l’une dans l’autre, et enfin introduisit sa tête dans le nœud coulant, pour s’assurer, en tirant doucement, que le laiton jouait et glissait à merveille.
C’est à ce moment précis que, sous un paquet de rafale que le vent du large lui jeta au visage en passant, le père Tarabondet oscilla, sentit le sol se dérober sous lui, la pointe de falaise où il se trouvait, minée par les pluies, s’éboulant sous son poids ; et, avec un grand cri, il roula dans le vide. Mais il n’alla pas loin. Un pieu de fer, resté fiché dans la terre solide, arrêta au passage la boucle du collet resté enroulé au cou du vieux braconnier et, par une brusque secousse, le retint au bord de l’excavation, les jambes dans l’abîme, la face violette et les mains arrachant en vain des poignées d’herbe pour s’agripper.
Son corps fit quelques soubresauts désordonnés, ses membres furent pris d’un tremblement suprême, un peu d’écume rougit ses lèvres gonflées, puis il ne bougea plus, définitivement raidi dans son linceul de ténèbres et d’horreur.
… Le lendemain, des petits enfants qui cherchaient des champignons trouvèrent mort, étranglé, le père Tarabondet pris à son propre collet et, non loin de là, dans une touffe d’herbe, le lapin noir qui, indifférent, une fleur de cytise aux dents, se grattait l’oreille gauche avec sa patte de derrière.
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(Albert de Teneuille, « Les Mille et un matins, » in Le Matin, trente-septième année, n° 13086, vendredi 16 janvier 1920 ; Samuli Heimonen, « Curiosity Comes First, » huile sur toile et acrylique, 2011 ; « Schaufensterhase, » illustration de Michael Sowa)