I

 

C’est bien rarement, j’en conviens, que l’on trouve son sosie ; mais enfin, cela arrive parfois et, sans remonter jusqu’à l’époque de la fable, l’on en pourrait citer des exemples, n’est-ce pas ?

Ainsi moi, une fois, j’ai rencontré le mien ; mais je ne l’ai plus jamais revu par la suite ; je ne sais ni d’où il venait, ni ce qu’il est devenu ; tout ce que je puis dire, c’est que sûrement il existait, car il m’a sauvé la vie ; je l’ai vu, mon domestique lui a parlé ; et pourtant, je suis fondé à croire qu’il n’existait pas, car on ne retrouva même plus ses traces là où il paraissait impossible qu’on ne le retrouvât pas en personne.

Cela peut sembler extraordinaire, et peut-être ne comprenez-vous pas bien ?… Je n’en suis pas fort étonné, car, vous l’avouerai-je, moi-même, après y avoir beaucoup réfléchi, je n’y comprends encore rien.

D’ailleurs, voici…
 

II

 

Cela m’arriva pendant un hiver, du temps que j’étais étudiant à l’Université de Leipzig.

J’étais alors intimement lié avec le jeune comte Brenner, qui avait mon âge et suivait les mêmes cours que moi. Nous habitions dans la même rue, le Herzogs-Strasse, une vieille rue de vieille ville, tortueuse, sombre, exagérément étroite ; et les deux maisons où nous demeurions se faisaient précisément vis-à-vis, si bien que des fenêtres de Brenner, plus élevées d’un étage que les miennes, l’on voyait aisément tout ce qui se passait dans ma chambre à coucher. Cela nous permettait aussi de causer d’un logis à l’autre sans nous déranger, tout en fumant nos pipes, le soir après les cours ; du reste, nous vivions autant chez lui que chez moi et ne nous quittions guère.

Or, un jour, Brenner fut mandé à l’improviste en Bavière, auprès d’un vieil oncle, son unique parent, qui venait de tomber malade ; il partit immédiatement, me prévenant que son absence serait assez longue.

Je fus contrarié de ce brusque départ qui dérangeait nos chères habitudes, et le soir de ce même jour, comme je ne savais que faire en l’absence de mon camarade, j’allai, pour tuer le temps, passer la soirée chez un ami de mon père, le conseiller Kardeiffel, dont la maison se trouvait à l’autre bout de la ville.

J’étais vaguement mécontent et presque inquiet, sans trop savoir pourquoi ; toujours est-il qu’après avoir perdu plusieurs parties aux cartes, je me sentis grande envie de dormir ; aussi, dès que l’antique pendule du salon chevrota onze heures, je pris congé de mon hôte et me retirai, bâillant un peu.
 

III

 

À peine eus-je en sortant fait quelques pas que j’entendis marcher à peu de distance derrière moi ; d’abord je n’y pris pas garde, bien que les rues fussent habituellement désertes à pareille heure : ce pouvait être quelque bourgeois attardé, regagnant comme moi sa demeure.

Mais je commençai à être intrigué, lorsque je m’aperçus que l’inconnu suivait exactement le même chemin que moi, tournant aux mêmes coins de rues, traversant les mêmes carrefours, conservant toujours la même distance et marchant d’un pas si bien réglé sur le mien que nos pieds touchaient, je crois, terre en même temps. Et, afin de m’assurer si réellement j’étais suivi avec intention, à deux reprises je m’arrêtai : il s’arrêta également ; cela me donna à penser. Ce ne devait pourtant point être un malfaiteur vulgaire qui s’attachait ainsi à mes pas : un malfaiteur m’eût assailli déjà depuis longtemps ; les rues que nous suivions étaient absolument noires, l’éclairage public, à cette époque, consistant en de rares lampions, qui tremblotaient de loin en loin, au pied de quelques madones de pierre logées dans des niches grillées, à des angles de maisons faisant le coin de certaines rues.

Je continuai de marcher avec toujours cet inconnu sur les talons : cette insistance me devenait à bon droit suspecte ; j’étais maintenant tout à fait inquiet, et d’autant plus que je ne me savais sur moi d’autre arme défensive qu’un canif insignifiant.

Enfin, comme nous arrivions de conserve au coin de Herzogs-Strasse, n’y tenant plus, et voulant au moins reconnaître à qui j’avais affaire, je m’arrêtai et me baissai vivement, précisément sous la lumière timide d’un lampion, comme pour renouer le cordon de mon soulier, et je profitai de cette feinte pour dévisager mon obstiné compagnon de route.

Je ne puis vous dire quel fut mon saisissement en me reconnaissant, trait pour trait, dans le personnage qui, arrêté à quelques pas de moi, paraissait attendre paisiblement que je reprisse mon chemin. La rue étant, comme je vous l’ai dit, fort étroite, je le voyais à loisir, et jamais miroir ne m’avait montré mon image aussi fidèlement reproduite. C’était moi, absolument moi ; ma propre figure, ma taille, mon nez, ma barbe, mes cheveux, mon teint ; et, pour comble de similitude, mon sosie, mon double, cet autre moi-même, portait un manteau, un bonnet, des culottes, des bas, identiquement semblables aux miens par leur couleur, leur forme, leurs dimensions, leur apparence… J’étais atterré ! Et lui, dont l’aspect me bouleversait, me considérait avec fixité, mais sans étonnement, comme s’il n’eût rien trouvé d’anormal dans ma présence et dans la posture que je gardais.

Et subitement, une épouvante me redressa ; je repris ma route à pas pressés, sans me retourner, ne voulant pas malgré tout avoir l’air de fuir devant cet homme, mais très remué, au fond, par une si extraordinaire ressemblance.

Je suivais la rue du côté où demeurait Brenner ; lui, l’autre, suivait le côté opposé, celui de la maison que j’habitais : il parut, en approchant de chez moi, presser le pas, et il arriva devant ma porte comme je me trouvais devant celle de mon ami ; il s’arrêta, je m’arrêtai… Fut-ce de stupéfaction, de terreur, d’angoisse ?… je ne trouvai pas un mot à dire ; il ne me vint aux lèvres aucune protestation, aucun cri, aucun appel, en le voyant tirer tranquillement de sa poche une clé qu’il introduisit sans hésiter dans la serrure ; il ouvrit, entra, disparut dans l’allée et referma la porte sans seulement se retourner, sans paraître plus s’inquiéter de moi que si je n’avais pas existé.

Je restai planté là, béant d’étonnement, le cœur serré, la gorge contractée comme par une fièvre ; et un doute extraordinaire s’empara de mon esprit : cette apparition de moi-même, cette façon naturelle de rentrer chez soi, chez moi, veux-je dire, m’avaient jeté dans un trouble tel que je ne savais vraiment plus si c’était lui qui était moi, ou moi qui étais lui, ni s’il était l’être et moi l’image, ni s’il était, lui, entré dans sa maison, que je croyais pourtant ma maison, alors que je restais, moi, dans la rue, exposé à coucher dehors. Mais une idée plus nette se fit jour dans le désordre de mes pensées, – je sonnai vigoureusement à la porte de Brenner.
 

IV

 

Hans, le domestique de Brenner, montra sa figure effarée au judas grillé.

Et, très vite, pour dissimuler ma frayeur, je lui dis, en balbutiant un peu :

« Hans, j’ai perdu ma clé ; j’ai carillonné inutilement chez moi ; mon domestique dort, ou bien il est sorti : ouvre-moi, je te prie ; je vais pour cette nuit coucher dans le lit de ton maître. »

Le brave homme, qui savait mon intimité avec Brenner, m’ouvrit sans objections et me conduisit à la chambre à coucher de mon camarade ; pendant qu’il allumait du feu dans la cheminée, je m’approchai à pas de loup d’une fenêtre et regardai chez moi.

Je fus comme pétrifié de surprise.

Ma chambre était éclairée, les rideaux n’étaient même pas tirés : l’autre, l’inconnu, se tenait debout près de la cheminée en pleine lumière ; et Karl, mon propre domestique, un homme qui m’avait vu naître, un vieillard que ma famille avait placé près de moi pour que je fusse mieux soigné, un serviteur enfin en qui j’avais toute confiance, s’empressait autour de cet intrus, lui enlevait d’abord son manteau, puis ses chaussures, allait, venait, comme si ses soins se fussent adressés à ma personne ; comme si tout cela eût été la chose la plus naturelle du monde ! Quant à l’étrange personnage, à qui l’usage de mon appartement semblait être aussi familier qu’à moi-même, il n’avait point du tout l’air emprunté et se conduisait dans mon logis en homme qui se sent chez lui ; il acheva sans hâte de se déshabiller et se mit au lit, dans mon lit. Les lumières s’éteignirent ; je ne vis plus rien.

Hans sortit, me souhaitant une bonne nuit ; je fis quelques tours dans la chambre, allant de la cheminée à la fenêtre, de la fenêtre à la cheminée, hésitant à me coucher, perplexe, ne sachant à quoi me résoudre, effrayé et intrigué au-delà de toute expression. Enfin, la lassitude l’emporta ; je me mis au lit à mon tour et j’essayai, concentrant toutes mes pensées, de m’expliquer l’étrange quiproquo dont j’étais victime, me demandant lequel de nous deux, moi ou l’autre, avait le droit de coucher dans la maison d’en face, et doutant à la fois que je fusse bien qui j’étais et ce que j’étais. Tout cela était si confus que je m’y perdis, et je finis par m’endormir inconsciemment d’un sommeil lourd, sans rêves, qui me fit tout oublier jusqu’au lendemain matin…
 

V

 

Il faisait déjà grand jour quand je fus réveillé en sursaut par un bruit de voix, par des exclamations venant de la pièce voisine.

Plusieurs personnes y parlaient, toutes à la fois, comme si quelque chose d’extraordinaire se fût passé. Encore à moitié endormi, ne me souvenant plus, et tout étonné de me trouver dans ce lit qui n’était pas le mien, je prêtai l’oreille ; je reconnus distinctement deux des voix : celle de Hans et celle de Karl.

« Me comprenez-vous, enfin ! criait mon domestique sur le ton du plus violent désespoir ; tout est tombé !… tout est brisé !… C’est un désastre, c’est affreux !… Il est dessous, écrasé, en mille morceaux !… Ah ! ce pauvre, ce malheureux jeune homme !… »

Et des gémissements ! Et Hans, ne comprenant sans doute pas, répondait impatienté :

« Mais qui ?… quoi ?… qu’est-ce donc ?… Seigneur Jésus ! N’avez-vous pas plutôt perdu la tête, mon pauvre vieux Karl ?…

– Hélas ! sanglotait Karl, un si bon maître !… que ne l’ai-je perdue, la tête, en effet ! plût à Dieu !… Que dira son père, à présent ! Et sa mère ! une si respectable dame !… Quand tout ça est tombé, il était dessous !… Il était dessous, bien sûr !… Toute la maison a craqué, et ça est tombé tout d’un coup : les meubles, le lit, tout est écrasé, aplati !… La chambre, jusqu’à mi-hauteur, est pleine de décombres, et lui, le cher garçon, est dessous !… Ah ! Seigneur !… Quelle démolition !… Si vous voyiez cela, Hans, si vous voyiez cela !… Oh ! venez donc m’aider, je vous prie : nous allons au moins essayer de tirer de là son cadavre…

– Mais il est ici, votre maître, mon bon, mon cher Karl ! s’exclamait Hans qui croyait probablement mon domestique fou ; je vous répète qu’il est ici, qu’il a couché ici, qu’il dort encore ici !… Je l’ai vu, je lui ai parlé ; il est en vie comme vous et moi !…

– Ah çà ! vous moquez-vous de moi ?… Croyez-vous donc que j’aie le cœur à vos sottes plaisanteries ?… »

Et Karl, indigné, se lamentait de plus belle.

Alors, tout à fait réveillé, mais plus étonné que jamais, je sautai à bas du lit et courus en chemise dans la chambre où se tenait ce colloque.

Hans, en me voyant paraître, eut presque un cri de triomphe ; Karl pâlit, verdit, chancela et faillit tomber à la renverse de joie, de terreur, de surprise…
 

VI

 

Enfin, tout s’expliqua, ou plutôt rien ne s’expliqua ; entre nous trois s’éleva une discussion, d’où il résulta clairement que j’étais bien rentré chez moi, tout en n’y rentrant pas ; que j’avais passé dans mon lit la nuit que je venais de passer dans le lit d’un autre, et que, finalement, j’avais péri écrasé, bien que je fusse encore vivant. Comme rien, dans tout cela, ne me paraissait bien probant, je m’habillai à la hâte et me rendis chez moi, encore que je ne fusse pas bien sûr de n’aller point de ce pas chez un autre.

La chambre où j’avais couché, sans y coucher, était en effet remplie de décombres, et il fallut, pour y pénétrer, enfoncer le haut de la porte.

La chambre correspondante, à l’étage supérieur, servait, paraît-il, de débarras à un brocanteur qui y entassait, depuis des années, tous les vieux meubles, toutes les ferrailles, toutes les guenilles, tout l’amas de choses sans usage et sans nom qu’il ramassait dans tous les ruisseaux, dans tous les galetas de Leipzig.

Tout cela chargeait d’un poids considérable le plancher, qui avait de plus à supporter, en dessous, les draperies de mon lit, un grand lit de l’ancien temps, dont le baldaquin avait des dimensions de firmament. La maison était vieille, les poutres vermoulues, le plancher pourri, si bien que tant de poids avait fini par crever le plafond, et que tout : meubles, ferrailles, chiffons, plâtras, plancher, solives, était tombé dans ma chambre, particulièrement sur mon lit, qui devait en avoir été aplati comme une galette ; et la pièce était à moitié comble de ruines, de débris, de choses arrachées, d’éclats de bois, de lambeaux, de tentures, le tout pêle-mêle avec les restes de l’ameublement et le fonds de boutique du brocanteur. Par-dessus tout cela, un nuage de poussière, car les fenêtres étaient restées fermées en dedans, et de gros rats courant dans toutes les directions.

Et il paraît que moi, qui considérais ce désastre, je me trouvais sous tout ce chaos, écrasé, broyé, mort ; en même temps que je me sentais vivant, bien portant, et fort aise de l’avoir si bien échappé belle…

Des ouvriers que j’avais envoyé chercher, se mirent à déblayer ces décombres : tout fut, sous mes yeux, retiré pièce à pièce, examiné avec soin et emporté dehors. Quand on arriva au lit, qui était effectivement réduit à l’état de galette, on en souleva avec des précautions et une angoisse inimaginables le baldaquin démoli ; et Karl, tremblant d’inquiétude, écarta l’amas des draperies – il me serait impossible de dépeindre sa stupeur ; le lit avait été défait… et il était vide !…
 

VII

 

Ainsi, j’ai eu mon sosie : je l’ai vu ; mon domestique aussi l’a vu : il l’a touché, il lui a parlé ; c’était bien moi, absolument moi, sans cependant être moi ; et ce singulier personnage qui, selon toutes apparences, a perdu la vie à ma place, n’en est vraisemblablement pas mort !…

Tout cela est arrivé, à telles enseignes que Karl et Hans ont manqué d’en perdre la raison : j’en suis donc parfaitement sûr ; mais, comme vous devez d’ailleurs le comprendre, je n’y ai jamais rien compris !…
 
 

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(Gaston Dujarric, Autour du Mystère, Paris : Librairie des Mathurins, 1904 ; « Apparition, » gravure sur bois de Georges Lemoine d’après un dessin de William Julian-Damazy, pour illustrer Le Horla de Guy de Maupassant, 1908)

 
 

 

 

☞  Tout comme la nouvelle de Paul Ginisty, « L’Étrange Aventure du professeur Van Flinck, » cette nouvelle de Gaston Dujarric est un plagiat de l’histoire de double d’Henri Rochefort, « Fantasmagorie, » que nous avons déjà eu l’occasion de publier sur ce blog et que nous reproduisons ci-dessous.
 
 

 
 

FANTASMAGORIE

 

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À M. PAUL BOCAGE.

 
 

C’est, cher confrère, dans le but avoué de mettre de nouveau votre sagacité à l’épreuve, que je vous adresse le récit d’une aventure incroyable, fantastique, fabuleuse et cependant véridique ; aventure moitié gaie, moitié sinistre, qui vous fera rire ou pâlir, selon la disposition du moment, aventure, enfin, à faire croire à toutes les tables tournantes, parlantes et éternuantes.

Il y a deux mois environ, je m’en retournais chez moi, l’esprit et l’estomac légers, – afin de vous ôter la ressource de plaider l’ivresse, j’éprouve le besoin de vous avertir que le champagne ou le punch ne joue pas le plus petit rôle dans l’histoire qui va suivre ; – je revenais, dis-je, entre onze heures et minuit, rêvant, je crois, à l’avenir du macadam et des redingotes longues, tout en regardant sur mon chemin les noms des boutiques (distraction que je vous recommande, à vous, qui faites des pièces), lorsque j’aperçus, de l’autre côté du trottoir un jeune homme de ma taille et de ma tournure, qui, sans affectation apparente, suivait invariablement ma route et semblait même régler son pas sur le mien. Je ne m’en inquiétai guère, et nous continuâmes à marcher, moi du côté des numéros pairs, lui des numéros impairs, en suivant tous deux une ligne identiquement parallèle. Au bout d’un certain temps, toutefois, cette persistance m’étonna.

« Si ce monsieur en veut à mon argent, dis-je, il fait bien du chemin pour peu de chose. »

Cette supposition, d’ailleurs, était toute gratuite ; ce jeune homme n’avait rien d’un coupeur de bourses, je lui trouvais même l’air assez comme il faut, ce qui, vous le verrez tout à l’heure, était de la fatuité de ma part.

Je voulus voir, cependant, jusqu’où irait sa constance ; je doublai le pas, il pressa le sien ; je m’arrêtai, il s’arrêta.

« Ce ne peut être qu’une plaisanterie ; en tout cas, elle est fatigante pour lui. »

Je longeai la rue Richelieu, je passai le pont des Saints-Pères, je tournai le quai, non pas suivi, mais accompagné avec le même acharnement. J’avais envie de chercher querelle à cet obséquieux personnage ; je fus retenu par cette réflexion, qu’il serait très difficile de prouver quel était celui des deux qui suivait l’autre ; mais, prenant à mon tour le rôle d’agresseur, je me mis à examiner mon impassible compagnon avec une curiosité qui frisait l’impertinence.

Il ne parut pas s’en préoccuper beaucoup ; mais moi, monsieur, que devins-je en reconnaissant sur lui des vêtements en tout semblables aux miens : même paletot bleu, même pantalon gris, même chapeau retroussé des bords. – C’était un plagiat complet. – Je me crus en pleines Pilules du Diable. À peine eus-je la force de me réciter ce fameux hémistiche de Jules Janin :
 

O imitatores, servum pecus !…

 

Heureusement, j’avais aperçu ma maison ; je me hâtai, je tirai de ma poche un passe-partout que mon portier, dont la confiance m’honore, ne livre qu’à moi seul, lorsque je vis mon sosie, qui en avait fait autant ouvrir tranquillement la porte de la rue, s’enfoncer dans le corridor sombre qui mène à l’escalier, et commencer à gravir les marches d’un pas égal et mesuré. Vous décrire la révolution qui s’opéra en moi est au-dessus de mes forces. Je me rejetai violemment en arrière en refermant vivement la porte bâtarde restée entrouverte, peu curieux de m’engager avec un pareil homme dans un escalier aussi mal éclairé que le mien. Enfin, après quelques minutes données à la plus franche poltronnerie, je m’élançai, résolu de tout savoir, dans la maison située en face la mienne. Je passai sans être remarqué et je dévorai cinq étages jusqu’à une petite lucarne qui donne sur la rue et d’où mon regard plongeait au fond de la chambre.

À peine installé à mon poste d’observation, j’entendis, avec un redoublement de terreur, ma porte s’ouvrir, et bientôt après la clarté de ma bougie illumina la figure de mon fantôme dans lequel je me reconnus à n’en pas douter. « Oh ! me disais-je encore tout bas, s’il pouvait forcer mon secrétaire ! » – car j’avoue que j’aurais donné à ce moment beaucoup plus que je n’avais pour que ma vision fût un simple voleur. Déception profonde ! je le vis, ou plutôt je me vis m’asseoir dans mon grand fauteuil de cuir avec cette assurance qui n’appartient qu’à un légitime propriétaire, endosser ma robe de chambre, choisir dans la collection ma pipe favorite, la bourrer froidement, la déguster avec audace, tout en ouvrant, chose étrange ! juste à l’endroit où j’avais laissé une marque, le volume des Voix intérieures déposé sur ma table.

Mes yeux s’égaraient de plus en plus, mon front brûlait à éclater ; je m’enfonçai trois fois de suite la lame de mon canif dans la main gauche, ce qui me fit un mal affreux, d’où je conclus que j’étais malheureusement éveillé. Je fermai les yeux quelques instants, dans l’espérance que tout aurait disparu quand je les rouvrirais – autre illusion ! Mon infernal portrait vivant continuait à tourner avec régularité les pages de mon livre, mon feu flambait encore, ma bougie diminuait toujours. J’étais dans une stupéfaction voisine de l’hébétement et j’allais prendre le courageux parti de quitter ma fenêtre pour me rendre compte au moins du degré de palpabilité de mon apparition, lorsque le fantôme se leva, débourra la pipe dont il secoua avec élégance le résidu sur le coin de la cheminée comme j’ai l’habitude de le faire, ôta ses vêtements un à un, se coucha hardiment dans mes draps, éteignit la lumière et j’eus tout lieu de croire qu’il se laissa aller au sommeil le plus paisible du monde.

L’obscurité m’ôta mes héroïques résolutions ; je tins longtemps encore mes regards fixés sur ma fenêtre, attendant un dénouement quelconque à cette épouvantable fantasmagorie, rien ne bougea. Peu à peu ma tête s’alourdit, mes frayeurs tournèrent au cauchemar, bref, je fis comme le fantôme : je m’endormis.

Si je fus à la fois surpris et honteux en me retrouvant le matin les pieds sur un escalier et la tête dans une lucarne, je le fus bien davantage en me rappelant mon aventure de la veille. Le grand jour avait dissipé les vapeurs de mon imagination ; j’étais humilié de mes faiblesses de la nuit. Je descendis d’un air provocant, je traversai la rue, et j’allais rentrer bravement chez moi, mais la mine effarée de mon portier, ordinairement si calme, m’arrêta au seuil de la loge.

« Ah ! monsieur, s’écria-t-il d’une voix enrouée par la peur, ah ! monsieur !

– Eh bien ?

– Que vous avez donc bien fait de ne pas rentrer hier au soir !

– Que s’est-il donc passé ?

– Ah ! monsieur, si vous saviez ! »

Je vis que je ne saurais jamais rien, je le quittai brusquement, et, en deux bonds, je fus à ma porte. Affreux spectacle ! Elle gisait sur le palier même, enfoncée, disloquée, dégondonnée. Je pénétrai dans ma chambre, mes meubles étaient brisés, mes tableaux anéantis, mes carreaux cassés. Mon lit totalement défiguré était enfoui sous un amas énorme de briques et de mœllons. Incapable de tout autre geste, je levai les yeux au ciel, et ce mouvement machinal me découvrit le mystère.

Le plancher de l’appartement supérieur s’était écroulé pendant mon sommeil.

Quant à mon infortuné Sosie, j’eus beau le chercher entre tous les matelas, et jusque dans les fentes du bois de lit, je n’en vis plus trace. C’est pourquoi, cher confrère, j’ai pris la liberté de me renseigner auprès de vous touchant la nature exacte de mon apparition, laquelle m’a tout simplement sauvé la vie.

J’eus quinze jours de fièvre ; mais loin de m’en plaindre, je saisis l’occasion d’exprimer ici ma haute reconnaissance à toute la famille des gnomes et des spectres nocturnes.

Il y a assez longtemps qu’on calomnie les fantômes auxquels tout le monde croit sans oser en convenir.

Avouez au moins qu’ils ont leur bon côté.

Votre tout dévoué,
 

HENRI DE LUÇAY.

 
 

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(Henri de Luçay [pseudonyme d’Henri Rochefort], in Le Mousquetaire, journal de M. Alexandre Dumas, n° 73, mercredi 1er février 1854)