L’AUTOMATE
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RÉCIT TIRÉ D’UN PALIMPSESTE
DÉCOUVERT ET TRADUIT
PAR
RALPH SCHROPP
Le cœur est tout.
AVANT-PROPOS DU TRADUCTEUR
Pendant un séjour prolongé dans le midi de la France, au château de Beauregard, situé au milieu d’un pays montueux et idéalement pittoresque, nous employâmes de longues heures à fureter dans les rayons de la vaste et riche bibliothèque de ce vieux manoir. Les livres et manuscrits qu’elle renferme en si grand nombre proviennent, pour la plupart, d’un ancien couvent construit dans le voisinage. Mais, de ce spacieux monastère, il ne reste aujourd’hui que des murs en ruines. Les voûtes sous lesquelles de nombreux et vénérables moines, aux cheveux argentés, cheminaient lentement en récitant les heures ont subi l’action destructrice du temps : désertes et silencieuses, on ne voit plus que des plantes grimpantes qui en dissimulent les crevasses. Plus la moindre trace des étroites cellules qui ont vu naître tant de manuscrits, parfois si précieux !
Un jour, en étendant nos curieuses recherches jusqu’aux archives du château, nous trouvâmes un parchemin roulé, couvert de moisissures et piqué par la poussière des siècles. À la suite d’un examen attentif, nous reconnûmes un palimpseste. En nous efforçant de deviner quels fragments précieux de littérature latine ou grecque pouvaient bien receler ces feuilles, dont les premiers caractères avaient été lavés pour faire servir une seconde fois le parchemin, nous lûmes d’abord involontairement le nouveau texte que l’on y avait superposé. Le latin en était des plus défectueux, mais le récit qu’il contenait fixa, dès les premières lignes, toute notre attention.
Nous en donnons ici une traduction aussi fidèle que possible, eu égard aux altérations que le temps a fait subir à l’original. Des mots effacés ou devenus illisibles ont dû être rétablis. Le moine THEODOLUS, dont le nom figure au bas du manuscrit, semble avoir été un homme du monde avant son entrée dans les ordres. Il a probablement composé cette intéressante histoire d’après les souvenirs qu’on en conservait dans le cloître, et sur la relation qui sans doute en avait été faite par les deux moines mentionnés vers la fin du récit qui va suivre.
Nice-Maritime, le 28 novembre 1878.
R. S.
L’AUTOMATE
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Le cœur est tout.
ALBERT-LE-GRAND, le pieux dominicain, le magicien célèbre, venait d’achever son fameux automate. Avec joie, il considérait son ouvrage, fruit de longues veilles et de pensées profondes. Il avait dû sacrifier à des essais innombrables la meilleure partie de sa vie ; maintenant, presqu’arrivé au terme de sa carrière, la vue de son œuvre le consolait de ses peines passées et des difficultés infinies qu’il avait eues à vaincre. Une réussite des plus complètes avait dépassé son attente et couronné ses désirs. Il était parvenu à exécuter dans la perfection l’idéal qu’il portait en lui depuis le temps de sa jeunesse, alors qu’il terminait ses études à Padoue.
Homunculus, – c’est ainsi que le nouveau Prométhée avait baptisé sa création, – ne laissait rien à désirer. Il ressemblait à s’y tromper à un homme véritable, composé de chair et d’os. Aussi, pour tracer son portrait, n’est-ce point un automate, mais un mortel célèbre que l’on va décrire.
Albert-le-Grand ne possédait dans son âme, en sa qualité de savant, aucune trace du souffle divin de l’artiste ; aussi sa création, purement mécanique, manquait-elle absolument de l’empreinte du beau. Il s’était contenté de copier un visage humain et de reproduire avec exactitude la nature, sans songer le moins du monde à la poétiser. Les traits qu’il était parvenu à imiter, étaient passablement réguliers et assez agréables ; cette physionomie plaisait davantage, à divers égards, que s’il avait choisi pour modèle certaines figures plastiques, mais vides d’expression, telles qu’on en rencontre dans la société et dont l’aspect engendre bientôt la lassitude. On pouvait laisser reposer les yeux sur le visage de l’automate sans éprouver ni fatigue, ni répulsion, et l’on revoyait toujours cette physionomie avec un égal plaisir. Son teint n’était ni pâle, ni coloré, et, dans son ensemble, Homunculus ne se faisait remarquer ni par une taille excessive, ni par un embonpoint exagéré. C’était l’image d’un de ces hommes comme on en compte par milliers, gens qui passent inaperçus, ne donnant aucune prise à la critique, mais n’excitant non plus aucune admiration.
Son créateur et maître l’avait fait habiller à la dernière mode du temps : sous le rapport de l’élégance, son extérieur était irréprochable. À l’aide d’un mécanisme ingénieux et bien imaginé, secret de son inventeur, Homunculus exécutait avec facilité et avec grâce tous les mouvements indispensables à la vie matérielle. Tout en lui était réglé et étudié à tel point qu’il n’aurait jamais pu, dans sa sphère d’action, heurter ou froisser, par des manières brusques et irréfléchies, les personnes même les plus susceptibles.
Grâce à des rouages que l’auteur seul pouvait mettre en mouvement et en repos, les pensées d’Homunculus prenaient l’empreinte du caractère, de l’esprit et des sentiments de la personne qui lui adressait la parole. De cette façon, il se trouvait toujours en harmonie parfaite avec son interlocuteur, et dès les premiers mots il faisait l’impression la plus favorable.
Quoique superficielle, l’instruction de l’automate avait été bien dirigée et elle suffisait à ses besoins. Il possédait des notions de toutes choses, et, comme ses ressources mécaniques ne pouvaient lui faire défaut, il sortait victorieux des discussions les plus ardues.
Sa voix, établie sur un ton monotone, indifférent et dominateur, libre d’intonations et de modulations, convenait parfaitement à sa nature. Cette manière de s’exprimer a, pour ceux qui s’en servent, quelque chose de divin, car ils se croient planer au-dessus des diverses situations humaines, comme aux temps de la création l’Esprit flottait au-dessus des eaux.
Ce genre de conversation qui, chez bien des gens, n’est qu’une forme étudiée, était naturel à Homunculus. Rien n’était susceptible ni de l’égayer, ni de l’attrister. Tel qu’un dieu, il pouvait traverser, sans ressentir la moindre émotion, les joies les plus vives et les peines les plus cuisantes ; un sourire stéréotypé parvenait à peine à errer autour de ses lèvres.
Ces traits particuliers de son caractère, enviables sous certains rapports, s’expliquent aisément. Le grand magicien était bien parvenu à imiter un homme semblable à tous les autres par les gestes et les pensées, mais il avait été incapable de lui donner un cœur, de faire jaillir en lui cette étincelle divine qui réchauffe tous les êtres, comme le soleil exerce son action bienfaisante sur la terre. La monotonie de voix d’Homunculus, le manque général d’expression dans toute sa personne, dérivaient de son imperfection irrémédiable, causée par l’impuissance de son maître à pousser plus loin une œuvre au-dessus de la portée des simples mortels. Cette imperfection privait l’automate des sentiments et des passions qui ennoblissent l’humanité et qui découlent du principe de sensibilité que nous portons en nous-mêmes dès notre naissance, mais qui produit des effets totalement différents suivant les individus.
Celui qui, vivant par l’âme comme par le corps, se serait mis en rapport direct avec l’automate, n’aurait pas tardé, en présence de ses traits impassibles, de son regard sans mouvement, à sentir le froid pénétrer autour de son cœur. Albert-le-Grand éprouvait souvent lui-même du malaise à ses côtés, et la vue de cet être vivant et pourtant artificiel, qui était son ouvrage, le plongeait parfois dans une sorte de gêne et de terreur indéfinissables.
Par les efforts de sa puissante intelligence, Albert s’était arrogé des droits qui n’appartiennent qu’au Créateur. Il allait maintenant, hélas ! en supporter les conséquences et subir les règles immuables du destin, auxquelles un dieu même ne saurait se soustraire.
Celui qui crée forme toujours son œuvre d’après des plans basés sur des principes fixes. S’il soumet son ouvrage à certaines lois, il s’en impose à lui-même par la puissance de la réciprocité. Comme créateur, il peut sans doute se libérer quand il lui plaît de ces chaînes volontaires, mais seulement en détruisant son travail. Ainsi, par l’effet de ces lois primordiales, le maître se constitue fatalement l’esclave de sa créature.
Bien des fois, Albert se prit à regretter d’avoir conçu des rêves insensés et de s’être forgé inutilement, en les réalisant, des ennuis de tout genre. Dans ses instants de découragement et de surexcitation, l’amour-propre, joint au souvenir de tant d’heures perdues, l’empêchait seul de détruire son ouvrage.
L’automate commençait à lui devenir à charge ; il ne savait à quoi l’utiliser. Il pouvait sans doute le rendre immobile, rien qu’en pressant un ressort que lui seul connaissait ; mais il courait le risque, en le laissant plus d’un jour dans ce sommeil fictif, de causer des dommages sérieux à son œuvre. La machine était ainsi construite qu’il lui fallait, sous peine de se déranger, se livrer à une action continue, car le mouvement développait en elle le mouvement, donnait de la chaleur aux membres et devenait ainsi la source de la vie apparente d’Homunculus. Il n’avait nul besoin de repos, son existence factice n’étant le résultat que d’heureuses combinaisons mécaniques.
Ces raisons obligeaient Albert à ne l’immobiliser que très rarement ; d’ailleurs, cela n’était pas nécessaire, car l’automate, docile et empressé, accomplissait de point en point les ordres de son maître. Comme il ne quittait jamais la cellule du dominicain, il n’y avait nulle raison de redouter un malheur occasionné par son entremise ou qui lui fût préjudiciable à lui-même.
Mais le désœuvrement est toujours dangereux, même pour un automate. C’est ce que pensa aussi Albert-le-Grand. Ne pouvant toutefois ouvrir sur-le-champ une carrière à Homunculus, il en fit son secrétaire et son domestique. Il serra au fond d’un tiroir le costume de gentilhomme dont il avait d’abord revêtu l’automate, et le remplaça par un froc de bure grossière, entièrement semblable à celui qu’on portait dans le cloître. À partir de ce moment, Homunculus se livra à toutes sortes de travaux. Il n’avait pas son égal comme domestique, car qu’y a-t-il de plus agréable que d’être servi par des machines ?… La correspondance du maître était tenue aussi par lui avec une rigoureuse ponctualité, et Albert, aidé ainsi dans ses occupations journalières, pouvait d’autant mieux consacrer son temps à de nouvelles recherches et à de nouvelles inventions.
Plusieurs mois s’écoulèrent dans la plus parfaite harmonie entre le maître et son secrétaire, et leur union aurait duré de longues années, sans certaines circonstances qui vinrent l’interrompre.
Homunculus commença à subir les lois communes, qui revendiquent leurs droits sur tous les êtres créés ; il éprouva le besoin d’exister pour lui-même, car, du jour où il avait été achevé, il pouvait se suffire par ses propres forces. La dépendance lui pesait, depuis qu’il se sentait la faculté de vivre et d’agir sans secours étranger.
Les lettres qu’il avait été chargé d’écrire, ses lectures dans la bibliothèque de son maître, lui avaient éveillé l’esprit et donné une irrésistible envie de connaître le monde. Une ardeur inquiète le poussait à sortir de la cellule et du couvent ; mais, n’osant jamais communiquer ses désirs à Albert, il conçut en silence son plan d’évasion.
Il n’est point d’habitude enracinée qui ne puisse être surprise par la négligence. Un jour, Albert oublia de fermer à clef sa cellule, ou peut-être la laissa-t-il ouverte avec intention, car il ne comptait faire qu’un tour de promenade dans le jardin du cloître.
Homunculus s’aperçut vite de cet oubli et en profita sur-le-champ. Il sortit, du tiroir où on l’avait déposé, son costume de gentilhomme, et, en ayant fait un paquet, il le cacha soigneusement sous son froc. Comme il avait appris que l’argent est nécessaire pour vivre en ce monde, qu’il ne connaissait que de nom, il s’empara de la caisse du couvent, qui renfermait les aumônes des pauvres, et remplit ses poches du contenu. Puis, après avoir laissé entrouverte la porte de la cellule, il descendit lestement l’escalier commun ; un instant après, il se trouvait hors du cloître et dans ce monde qu’il avait un si vif désir de voir et de connaître.
Grâce à son froc, il avait pu sortir librement du monastère. Le portier n’avait fait nulle attention à lui, pensant sans doute que c’était un frère qui allait recueillir des aumônes.
À peine hors des murs du cloître, Homunculus se demanda ce qu’il devait faire. Il marcha d’abord avec rapidité pendant quelque temps, dans le seul but de s’éloigner du couvent le plus vite possible. Tous les objets inconnus qui frappaient ses regards, ne l’étonnèrent que médiocrement. Par suite de son manque de cœur, il restait étranger à toute impression. Les ressorts qui lui servaient d’âme avaient été si bien conçus et si bien exécutés, que l’automate admettait comme simples et naturelles les choses les plus étonnantes.
De suite, il se trouva d’autant mieux à l’aise dans ce monde qu’il voyait pour la première fois, qu’en raison de sa constitution purement mécanique tout ne lui inspirait qu’une superbe indifférence.
En errant à l’aventure, il était arrivé au bord d’une rivière. Instinctivement, il lui vint une idée heureuse : il alla se cacher derrière un buisson, et, s’étant dépouillé de son froc, il le jeta non aux orties, mais dans le cours d’eau. Il endossa alors son costume de gentilhomme et se trouva subitement métamorphosé et embelli. Quelques heures encore, il continua son chemin à travers la campagne, jusqu’à ce qu’une grande route qu’il suivit l’amenât, après une journée de marche, aux portes d’une vaste et populeuse cité.
Durant ce temps, Albert-le-Grand, son infortuné inventeur, s’abandonnait à un profond désespoir. Après sa promenade dans le jardin du cloître, il avait regagné sa cellule. La trouvant ouverte et n’apercevant pas Homunculus, il l’appela et le chercha autour de lui ; mais, ne parvenant pas à le découvrir, il ordonna une perquisition minutieuse dans l’enceinte du couvent. Tout fut mis en œuvre pour reconquérir l’automate. Albert ne crut définitivement à l’évasion, que lorsque le frère portier lui dit avoir ouvert à un moine sorti quelques instants auparavant. Des messagers partirent aussitôt dans toutes les directions, mais ils revinrent sans pouvoir donner aucune nouvelle précise.
Deux jours après la fuite d’Homunculus, un pêcheur apporta au couvent un froc ; Albert le reconnut immédiatement pour celui de son automate.
« Hélas ! s’écria-t-il désolé, devais-je donc perdre de la sorte le fruit de mes veilles, la préoccupation de toute ma vie ? – Pouvais-je m’attendre à une semblable destruction de mon ouvrage ? – j’ai tenu mon invention secrète ; mon nom ne passera pas à la postérité !… »
Il continua longtemps à se lamenter sur sa négligence et son infortune, sans parvenir à se résigner.
En attendant, l’automate jouissait du suprême bonheur de vivre et de se conduire d’après ses propres volontés.
La grande cité où le hasard l’avait amené, lui offrit bientôt des plaisirs sans nombre. Il s’était installé dans le principal hôtel. Un secret instinct l’ayant poussé à visiter les salles d’armes et les écoles d’équitation de la ville, il ne tarda pas à s’y créer les meilleures relations parmi les jeunes gens du monde, qui fréquentent ordinairement ces endroits. Grâce à son organisation particulière, il possédait une aptitude remarquable pour tous les exercices du corps, qui n’exigent que de la souplesse dans les mouvements. Le cheval le plus fougueux devenait immédiatement docile entre ses mains, et les maîtres d’escrime les plus habiles craignaient son épée. En peu de semaines, il compta de nombreux amis. Pour mieux se poser dans leur société, il se fit passer pour un fils de famille, que des folies de jeunesse avaient brouillé avec ses parents. Il n’en devint que plus intéressant. Bientôt, des femmes du monde, à qui leurs amis avaient décrit quelques-unes de ses brillantes qualités, désirèrent le connaître. Ce ne fut pas difficile.
Deux mois après sa fuite du couvent, Homunculus brillait dans les premiers salons de la ville. Chacun admirait sa rare distinction, son tact exquis, et, par-dessus tout, son imperturbable assurance. Quelques envieux se permirent seuls d’exercer la critique à son égard.
Ils prétendirent avoir surpris parfois en lui des manières de parvenu, des habitudes contractées dans un autre monde que celui où l’on venait de l’introduire. Ils avançaient qu’il ne faisait que peu ou point de cas de ceux qui n’avaient pas une position éclatante ou qui n’étaient que ses égaux. Ils assuraient qu’il rabaissait à dessein tout ce qu’on louait devant lui, et que, dans sa conversation, il avait sans cesse ce ton suffisant qui ne permet pas la réplique ; ils le regardaient comme un de ces hommes qui se plaisent volontiers à exposer leurs opinions, mais qui ne permettent pas aux autres d’exprimer les leurs. Ils lui reprochaient enfin, ce qui était beaucoup plus grave, de se montrer bas et rampant avec les personnes influentes et supérieures à son rang, et surtout avec celles dont il pouvait espérer quelque avantage, ne fût-ce que d’en recevoir des invitations à dîner ou d’obtenir, par leur entremise, une de ces faciles décorations non gagnées sur le champ de bataille, mais accordées seulement comme un témoignage de faveur.
Ces calomnies n’avaient été certainement inventées que par la jalousie de quelques rivaux. Ce que l’on ne peut nier, c’est qu’Homunculus plaisait généralement. Son absence de cœur lui facilitait les moyens de réussir dans le monde. Il avait su spécialement s’attirer la sympathie des femmes, et grâce à leur protection, qu’il devait aux sentiments qu’il était assez habile pour leur inspirer, il brillait dans tous les salons. Pour conquérir leurs faveurs, il avait commencé par faire accroire à chacune d’elles en particulier qu’il ne brûlait que pour elle, tandis que la plus belle même était incapable d’éveiller en lui un amour élevé. Ses paroles n’exprimant que des sentiments faux, il pouvait répéter à toutes les femmes les mêmes fadaises, sans courir le risque de se prendre dans les filets de ses propres mensonges. Son indifférence naturelle le tenait sans cesse maître de la situation. Par cette conduite, qui dérivait de sa constitution, il ne tarda pas à être invité partout.
Une grande dame, fort à la mode alors par sa suprême élégance, et très sensible encore quoiqu’elle ne fût plus d’une extrême jeunesse, ne craignit pas, malgré son veuvage tout récent, de montrer qu’Homunculus avait subjugué son cœur, et elle mit par là le comble à ses succès. Bientôt, les autres femmes rivalisèrent avec elle pour exciter l’attention de l’automate ; il fut, dès ce moment, tellement recherché, qu’il devint l’objet de toutes les conversations, et l’on regardait comme une extrême faveur de recevoir seulement un billet de sa main.
La persévérance de la belle veuve l’emporta. Homunculus, fidèle à sa nature, c’est-à-dire à son mécanisme, était resté longtemps insensible ; l’épuisement de sa caisse lui conseilla enfin de se laisser toucher par tant d’amour. Il consentit à épouser la grande dame, en déclarant d’un ton négligent à ses amis que ce n’était pas parce qu’il l’aimait, mais bien parce qu’il en était follement aimé lui-même, qu’il se décidait à ce mariage.
Par suite de l’indifférence d’Homunculus, l’union qu’il avait contractée ne fut troublée par aucun nuage. Sa femme l’adorait et le comblait de soins et de prévenances. Elle ne s’était jamais aperçue, heureusement pour elle, qu’un cœur ne battait point dans la poitrine de son mari. La seule chose qu’elle trouvait étrange en lui, c’était que le sommeil ne venait jamais clore ses paupières. Au bout de quelques mois, elle était cependant parvenue à s’habituer à ce phénomène, et, comme Homunculus ne dépérissait pas, elle finit par se féliciter d’avoir trouvé un second mari qui, à tant d’autres qualités, joignait encore celle de ne point dormir.
Trois années s’étaient écoulées depuis l’évasion d’Homunculus, et il était devenu le père de deux ravissants enfants qui tenaient de lui et de leur mère. Ils ressemblaient à celle-ci par l’extérieur ; mais, n’ayant point de cœur, on retrouvait en eux la même insensibilité et le même égoïsme que chez leur père.
Albert-le-Grand avait eu le loisir de se consoler, au moins en apparence, de la perte irréparable qu’il croyait avoir faite. Il s’essayait maintenant à d’autres inventions, sans songer autrement à créer un second automate.
Vers cette époque, le récit d’un événement émouvant vint troubler la quiétude ordinaire du cloître. On y raconta que les habitants de la grande ville voisine s’étaient ameutés soudain contre un gentilhomme de haute naissance, que la tranquillité publique avait été momentanément en danger, mais que le calme était cependant rentré dans les esprits. Les faits, au reste, avaient assez d’importance par eux-mêmes pour qu’ils se répandissent jusque dans les murs silencieux du cloître.
Un jour de fête, dans une des rues les plus fréquentées de la ville, le carrosse d’un grand avait écrasé un enfant. La foule s’était aussitôt précipitée au-devant des chevaux, et malgré tous les efforts du cocher, qui les excitait du fouet et de la parole, on était parvenu à les retenir. Des gens furieux avaient escaladé la voiture en poussant des cris de vengeance. La grande dame qui se trouvait dans le carrosse fut saisie d’effroi ; quant au gentilhomme assis à ses côtés, son visage ne laissa percer aucune émotion. Il s’était contenté de jeter, d’un air négligent et impassible, quelques poignées d’or dans la rue. À la vue de cette pluie magique, le bas peuple s’était subitement calmé. On avait vite lâché les chevaux, et le cocher en avait profité pour s’éloigner rapidement.
La manifestation semblait terminée, et il en aurait été ainsi en effet, sans un incident imprévu. Au moment où le carrosse repartait, la dame, qui avait recouvré son sang-froid, avait dit quelques mots à l’oreille de son mari ; celui-ci avait répondu à haute voix, et du ton le plus indifférent, cette phrase qui, malheureusement, avait été entendue par beaucoup de gens : « Sans ce marmot, il y a encore bien assez d’enfants dans le monde ! »
Cette sortie cruelle avait couru de bouche en bouche. Vers le soir, la foule se pressait, semblable aux vagues de l’Océan agité, sous les fenêtres de la maison habitée par celui qui avait osé proférer publiquement d’aussi dures paroles. On criait vengeance, et plusieurs des perturbateurs essayaient déjà d’enfoncer la grande porte.
Pour rétablir l’ordre et la tranquillité, on dut avoir recours à la force armée, et il y avait eu des blessés et des morts. Peu à peu, cependant, la multitude se dispersa et la nuit rendit du calme aux esprits ; seulement, nul ne se serait avisé de conseiller au gentilhomme de se montrer, durant quelque temps, dans les rues de la ville.
Quand ce récit parvint aux oreilles d’Albert-le-Grand, une lumière subite traversa son esprit ; son visage se dérida ; l’expression de ses traits, depuis longtemps mélancolique, devint riante, et il s’écria plein d’enthousiasme : « Mon œuvre n’est pas perdue ! À cette absence de cœur, je reconnais mon automate ! Homunculus existe ; je vais le retrouver ! »
Le jour même, il partit, accompagné de deux frères, pour la grande ville. En moins de vingt-quatre heures, ils étaient arrivés à destination.
Présumant avec raison que leurs frocs effraieraient l’automate, ils se déguisèrent en hommes d’armes et ils se rendirent, dès le lendemain, chez Homunculus. Albert, transformé en chevalier, demanda à parler au maître de la maison. Loin d’inspirer de la méfiance, leur déguisement servit à leur livrer passage ; car, depuis les derniers événements, Homunculus s’était mis sous la protection de la gent armée.
Lorsqu’Albert fut en présence du prétendu gentilhomme, il reconnut avec joie son automate. Dès que le valet qui l’avait introduit se fut retiré, il courut vers sa création, et, pressant rapidement le ressort caché que lui seul connaissait, Homunculus se trouva immédiatement immobilisé. En quelques minutes, l’automate fut démonté, et les deux frères qui attendaient à la porte étant entrés, chacun d’eux cacha sous son manteau quelques pièces de la machine. Albert prit le buste, et ainsi, comme jadis les sénateurs romains firent disparaître leur premier roi, les moines transportèrent dehors, sans être aperçus, le pauvre Homunculus.
Peu de jours après cet enlèvement, l’automate était de nouveau installé dans la cellule, soumis comme par le passé aux ordres de son inventeur et maître. Comme autrefois, il remplissait auprès de lui la double fonction de secrétaire et de domestique. Albert rayonnait de joie et surveillait maintenant son œuvre avec un soin jaloux. Plus de chances d’évasion désormais pour l’infortuné Homunculus ! Heureusement pour lui, son manque de cœur lui épargnait tous regrets et toute tristesse.
Un mois après le retour forcé de l’automate, le célèbre Thomas d’Aquin, surnommé le Grand Bœuf de la Sagesse, vint rendre visite au couvent des dominicains ; il avait entrepris ce voyage dans le but de voir Albert et d’apprécier par lui-même ses inventions merveilleuses. À peine arrivé, il demanda le célèbre magicien. Un frère lui indiqua la cellule qu’il habitait et se retira ensuite.
Thomas d’Aquin ayant frappé à la porte, Homunculus, sur les ordres de son maître, vint ouvrir aussitôt. À sa vue, l’inspiré du Seigneur fut saisi d’effroi ; il avait senti de suite l’absence de cœur et deviné l’homme factice dans le domestique du dominicain. Il dut même prendre Homunculus pour le génie du Mal ; car, ayant levé un noueux bâton de chêne, qui lui servait d’appui, il en frappa un coup si violent sur la tête de l’automate, que cette fois la machine fut pour jamais détruite.
Les explications qui suivirent l’automaticide furent violentes. Albert n’eut aucun ménagement pour le futur saint, mais toute sa colère ne servit à rien. L’œuvre du maître était anéantie sans retour. Pourquoi Thomas d’Aquin ne vint-il pas au couvent avant l’évasion d’Homunculus ? – Que d’ennuis, hélas ! épargnés à la pauvre humanité !
Avec le temps, le dominicain parvint à se résigner, à se consoler presque de la perte qu’il avait faite. Il n’en fut pas ainsi de la femme de l’automate. La grande dame ne put s’expliquer la disparition subite de son mari ; incapable de s’habituer à cette séparation inconcevable, elle mit tout en mouvement pour le retrouver.
Ses recherches demeurèrent sans résultat. Albert garda un silence obstiné, et les frères qui lui avaient prêté leur concours pour l’enlèvement de l’automate, furent aussi contraints à se taire, car le dominicain les y avait obligés sous la menace des peines les plus sévères. Après sa mort seulement, ils osèrent parler, et c’est à eux que l’on doit la relation de cette histoire.
Bien des années se sont écoulées depuis cette époque. Les faits racontés plus haut sont en partie oubliés ; mais, hélas ! les descendants de l’automate sont toujours vivants. Les deux fils qu’il avait eus de son mariage, ont perpétué sa race. Quelquefois, elle semble éteinte ; mais subitement, par la puissance du phénomène de l’atavisme, des individus entièrement identiques au premier Homunculus reparaissent sur la scène du monde. Vous demandez avec étonnement : – Où les rencontrer ? – Sans chercher bien loin, vous en trouverez des types merveilleusement accomplis : on en voit dans tous les rangs de la société ; chaque sexe compte ses représentants, et il vous sera particulièrement aisé d’en découvrir des exemplaires réussis parmi les courtisans et les gens du monde.
FIN
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(Ralph Schropp, L’Automate, Paris : Librairie française et étrangère, Auguste Ghio, 1880 ; Reno Hébert, « Les Automates, » huile sur toile, 2013)
☞ Ce récit a été publié presque intégralement avant sa parution en volume, avec l’aimable autorisation de l’éditeur, dans La Revue du dimanche, journal hebdomadaire, deuxième année, n° 48 et 49, dimanches 4 et 11 janvier 1880. Il a été repris en 2012, présenté et annoté par Philippe Éthuin, aux éditions Publie.net, dans la collection ArchéoSF.