I. – LE SORCIER
C’était en 1588, au fin fond de Poitou, dans la petite ville de Moutier-sur-Clain.
Depuis quelques semaines, le populaire de l’endroit et des campagnes à l’entour vivait dans les transes dès que s’éteignaient les dernières lueurs du crépuscule.
On n’osait plus sortir de chez soi à la nuit close. Et si, malgré tout, une affaire urgente vous réclamait au-dehors, on ne se risquait qu’en nombre et bien armé. Cela même était parfois insuffisant. On citait des cas où plusieurs personnes, marchant de compagnie, avaient eu fort à se repentir de s’être exposées aux offensive de la Bête enragée.
Le Monstre ! On ne parlait plus que du monstre ! Son audace déconcertante défrayait toutes les conversations. Chaque nouveau méfait, perpétré par lui, était colporté, déformé, amplifié. La peur blême le montrait partout. On signalait, de la meilleure foi du monde, sa présence à la même heure, en des points fort distants les uns autres. À croire qu’il jouissait du don prodigieux d’ubiquité.
Occupant les pensées le jour, il hantait, la nuit, les imaginations. Ses exploits revivaient dans les rêves. Et plus d’un bambin, après s’être endormi la tête sous les draps, se réveillait en sursaut, couvert de sueur, appelant sa mère à grands cris effrayés.
Les verrous des portes et les cadenas des fenêtres ne rassuraient qu’à demi les grandes personnes elles-mêmes. Elles se dressaient dans leur lit, le cœur battant au moindre bruit nocturne, au plus petit craquement, se demandant, anxieuses, si le formidable rôdeur ne cherchait pas à forcer l’entrée.
Qu’était donc l’animal fantastique qui jetait pareille terreur dans ce coin reculé du pays poitevin ? Une chimère ? Une licorne ? Un nouveau minotaure ? Un dragon ? Une hydre ?
Rien de tout cela. Un loup. Un vulgaire loup. D’une taille colossale, il est vrai, du moins à s’en référer aux déclarations de ceux qui faillirent être ses victimes. Mais peut-être l’épouvante avait-elle grossi ses dimensions à leurs yeux.
Quoi qu’il en fût, il commettait toutes sortes de déprédations, de dégâts et de ravages. Il déchirait ses poursuivants, brisait les clôtures, emportait et dévorait les petits enfants, étranglait les chiens et dévastait les bergeries.
Ses agressions étaient inopinées. Il surgissait toujours là où on ne l’attendait pas.
Servi par un flair diabolique, il éventait les embûches les mieux préparées, sautait par-dessus les fossés sournois, se détournait des pièges perfides, dédaignait l’appât des viandes empoisonnées…
Des battues s’organisèrent. On le chassa à coups d’arquebuse. Sans résultat. Les plus adroits tireurs perdaient leurs peines. Une opinion finit par s’accréditer : sa peau était à l’épreuve de la balle.
Ceci donna à réfléchir. Et les esprits sagaces et avertis ne s’abusèrent pas et comprirent sans peine de quoi il retournait.
Ce loup faisait ce qu’il était chargé de faire. Il accomplissait une mission, exécutait des ordres. Les ordres de qui ? De la puissance d’En-Bas.
Cet errant des ténèbres n’était pas un loup de nature, tuant pour vivre, sous le seul aiguillon de la faim. Son enveloppe de fauve masquait un des êtres maudits, en commerce régulier avec Satan, qui permet à certains de ses suppôts de revêtir à leur gré une apparence de bête, pour faire plus de mal autour d’eux.
Pas d’erreur. On se trouvait en présence d’un loup-garou. Mais où se cachait l’homme aux relations démoniaques qui se déguisait ainsi ?
C’était sûrement un individu d’allures mystérieuses, accaparé par d’horribles besognes, trafiquant de poison, inventeur de philtres et jeteur de sorts. Un sorcier, en un mot.
Il fallait le découvrir et le traîner au bûcher, qu’il avouât ou non. Son procès, on l’instruirait plus tard. Parmi les gens se singularisant par quelque côté, on chercha celui à qui le signalement classique s’appliquait le mieux. Et un nom fut chuchoté timidement : Thierry.
Ce Thierry, ainsi promu à l’indignité d’émissaire du Diable par la voix hésitante de quelques-uns, était un garçon de trente ans environ, qui exerçait la profession de médecin et y avait acquis une enviable renommée. Beaucoup le tenaient pour un maître. Certains malades, guéris contre tout espoir, allaient jusqu’à dire qu’il opérait des miracles.
Cet enthousiasme le laissait souriant. Il se rendait compte mieux que personne combien le champ de son savoir était restreint. Mais, par goût et par devoir, il faisait tout pour en augmenter l’étendue. Il travaillait avec acharnement, rajeunissait les vieilles méthodes et, persuadé que Dieu a renfermé dans les végétaux les meilleurs remèdes à nos maladies, étudiait les propriétés des herbes sauvages, des simples, qu’il s’en allait récolter çà et là.
Comme du mal naît parfois le bien et que, de la mort, la vie peut sortir, il s’intéressait particulièrement à ces plantes redoutables : la digitale, la belladone, la jusquiame, la straoniome, qui recèlent des poisons dans leurs tissus.
Ce sont là des herbes chères aux sorciers et aux marchands de tisanes de succession. Lui ne les employait que pour soulager ses consultants. Sa science était blanche.
Un esprit hardi peut avoir ses faiblesses. Thierry accordait une influence prépondérante à la blonde Séléné, et n’herborisait que sous le deuxième quartier de la lune.
Si absorbé qu’il fût par ses recherches et ses expériences, il n’en avait pas moins remarqué la fille du bourrelier, la jolie Jehanne, qui atteignait ses vingt ans. Il sollicita sa main. Fort bien de sa personne et jouissant de l’estime générale, sa demande fut accueillie avec empressement par le père et par la fille, et l’on fixa à trois semaines la date de la célébration du mariage.
La nouvelle se répandit vite. Et le grand Ferré en fut transporté de fureur. Il avait rêvé pour lui cette union.
II. – LE GRAND FERRÉ
Ce grand Ferré était un gaillard de trente-cinq ans, au teint basané, au regard défiant et sournois. Une balafre oblique lui coupait le front. Cette blessure lui venait de la dernière guerre. Il avait combattu dans les rangs catholiques sous le duc d’Anjou et le maréchal de Biron.
Rien en lui ne provoquait la sympathie. On l’évitait plus qu’on ne le recherchait. Sa vie présentait trop d’angles ténébreux.
Il n’était plus soldat : il restait maraudeur. Un peu braconnier aussi. Et brigand ? À l’occasion, sans doute. Il ne paraissait pas ardent à l’ouvrage, et ne s’employait que par intervalles dans les fermes.
Plus attiré par les écus du bourrelier que captivé par les charmes de sa fille, il avait, vers le temps où commence ce récit, pressé Androuet de lui accorder la jolie Jehanne.
Mais celle-ci, devant l’embarras de son père qui, pris à l’improviste, cherchait un prétexte poli pour éconduire le peu recommandable prétendant, intervint dans la conversation, déclara net qu’elle ne se sentait aucun goût pour le mariage, et que tout candidat à sa main, quelles que fussent d’ailleurs ses qualités physiques et morales, courait au-devant d’un échec.
Le grand Ferré n’insista pas et se retira fort désappointé. Son rêve s’écroulait. Il en eut un accès de sauvagerie et, pendant trois semaines, disparut sans qu’on pût savoir ce qu’il était devenu.
On le revit enfin. C’était au moment où l’on ne parlait plus que du loup-garou, et où quelques pauvres cervelles, pour lesquelles tout ce qui dépassait leur naïve ignorance relevait de l’œuvre démoniaque, murmuraient le nom de Thierry comme celui du sorcier présumé.
L’accusation, absurde en soi, aurait dû tomber de suite. Elle trouvait de l’écho cependant dans les âmes superstitieuses et apeurées, et cheminait sourdement. On l’accueillait, d’abord, par un sceptique : « Oh ! croyez- vous ? » Puis on s’accoutumait à l’idée, car l’interlocuteur, victime de ses propres illusions, fournissait ce qui lui semblait des preuves. Il disséquait l’existence toute d’étude et de charité du médecin, dont chaque geste devenait suspect, et dont les bonnes actions mêmes se tournaient contre lui.
Il guérissait beaucoup plus de malades que son prédécesseur et soulageait toujours ceux qu’il ne rendait pas à la santé parfaite. Cette science, tellement au-dessus de celle des médicastres de l’époque, était-elle vraiment de bon aloi ? Ne fallait-il pas la considérer comme enseignée à Thierry par un démon familier qu’il avait trouvé le secret d’asservir ?
D’ailleurs, il avait des allures louches. Il s’enfonçait parfois dans les bois, la nuit. Il devait se rendre à quelque rendez-vous sabbatique. On ne hante pas les ténèbres sans raison. Et l’on fait, certes, d’étranges rencontres, à minuit, au carrefour de la forêt. Cela sentait la diablerie à plein nez.
Le grand Ferré resta pensif de tous ces commentaires et ne dit ni oui, ni non. Mais quand il apprit, à sa grande stupéfaction, le mariage prochain de Jehanne, la jalousie qu’il éprouva et la colère qui bouillonnait en lui le convainquirent sur l’heure de la culpabilité de Thiery ; il fut le plus ardent à l’accuser de manœuvres occultes.
Ah ! il était maître en sortilèges, celui-là. Il s’emparait du cœur et de la volonté des gens et en disposait au gré de sa fantaisie. La jeune fille n’aimait que le célibat ; elle l’avait certifié, en toute franchise, et voici qu’en quelques jours, il la convertissait aux idées matrimoniales ! Quelle preuve plus convaincante de son infernal pouvoir ?
Et des souvenirs revenaient à l’ancien arquebusier. Il avait surpris Thierry, un soir, rapportant une brassée d’herbes du Diable, des jusquiames et des digitales. Pour composer quel philtre ? Et une fois, dans un jardin, le médecin avait cueilli une mandragore, plante curieuse dont la grosse racine bifurquée simule un corps humain muni de ses deux jambes, et cette mandragore s’était mise à chanter entre ses doigts !…
Rien d’étonnant, alors, à ce qu’il se transformât en loup, lorsque l’envie le prenait d’exercer des ravages. Ce fut l’avis de tous ceux à qui le grand Ferré communiqua le résultat de ses réflexions. Et nul n’estima invraisemblable qu’un homme qui faisait tant de bien le jour, – il soignait gratuitement les indigents et leur donnait même des drogues, – fût possédé, la nuit venue, d’une telle rage de cruauté !
Le grand Ferré pensait : « La jolie Jehanne n’a pas voulu de moi. Elle n’aura pas son Thierry. Son Thierry ne l’aura pas. J’ai de quoi le faire condamner au bûcher. Je le traînerai devant les juges. Ou plutôt non ! Je l’exécuterai moi-même pendant une de ses randonnées nocturnes, et je serai le sauveur du pays. »
Et tandis qu’il formulait cette résolution, il vit la fille du bourrelier qui partait au marché de la ville voisine. Il crut devoir lui toucher deux mots du service qu’il se préparait à lui rendre, et l’aborda, un peu narquois.
« On se marie donc, la belle ?… lui dit-il.
– Que vous importe ? répliqua-t-elle avec hauteur.
– Beaucoup. Vous ne vouliez d’aucun fiancé.
– J’ai changé d’avis, voilà tout.
– C’est-à-dire qu’on a changé votre âme ! Et celui qui a eu assez d’influence pour cela, est le même qui se déguise en loup-garou presque chaque nuit, et cause mille malheurs.
– Un loup-garou ? fit-elle, perdant contenance.
– Oui. Vous ne saviez pas, peut-être ? Apprenez, en ce cas. Ce loup est un sorcier, et ce sorcier, c’est Thierry.
– Je ne sais rien de ce que racontent les imbéciles, mais il n’y a pas de loup-garou de par le monde ! dit-elle en pâlissant, plus morte que vive.
– Oh ! vraiment ? C’est ce que je verrai. Car je connais le secret pour jeter bas de pareils animaux. Et je vous délivrerai de l’emprise de cet homme abominable, et vous me remercierez quand vous serez rendue à vous-même.
– Et moi, je vous défends de rien tenter contre Thierry.
– Soit. Et contre le loup ?
– C’est un loup ordinaire… Vous pouvez le tuer…
– Je le tuerai !
– Mais il peut vous mordre !
III. – LA FILLE DU DIABLE
Dans l’après-midi du même jour, Thierry vint voir sa fiancée et lui passa au doigt un anneau d’argent.
Heureuse de l’humble bijou, Jehanne s’efforça de se montrer en gaieté. Mais, malgré elle, des pensées inquiétantes assombrissaient son esprit et la tristesse embuait son visage. Thierry s’étonna de son humeur taciturne et de ses absences. Néanmoins, il ne la questionna pas.
De son côté, elle garda le silence sur sa conversation avec son premier prétendant. Elle reculait à s’entretenir du loup-garou avec celui qu’elle aimait.
Le grand Ferré se préparait pendant ce temps à satisfaire sa jalousie. Trois brins de trèfle à quatre feuilles gisaient dans un papier plié, au fond de sa poche. C’était la mort du loup assurée.
Vers neuf heures, il quitta son logis et pointa vers la campagne. Il allait d’un pas décidé, l’œil au guet, l’arquebuse prête. Thierry ne verrait pas se lever l’aurore ! Car Jehanne avait eu beau nier l’existence des loups-garous, pas si naïf que de la croire ! Il devinait trop qu’elle ne tendait, en contredisant l’opinion générale, qu’à préserver le suspect des risques d’un procès éventuel en sorcellerie. Elle ne le sauverait pas, quand même ! Et il lui tuerait son fiancé sous sa forme animale, puisque, prise à son propre raisonnement, elle avait dû feindre de se désintéresser de la bête, et trouver tout naturel qu’il l’attaquât et l’étendît.
L’ex-soldat arpentait la plaine. Rien ne bougeait. La lune, à son dixième jour, baignait les champs et les bois d’un brouillard lumineux. Il fit un long circuit, rôda aux alentours des fermes où le monstre avait déjà plusieurs fois mis à mal chiens et moutons, remonta le long de la rivière…
Toujours rien. Pas un aboi. Pas un cri.
Il perdit patience et inclina vers Moutier, s’expliquant de cette façon son mécompte : « Elle l’a averti de mon expédition. Il a peur et n’ose plus remuer ! »
Un peu en avant de la ville, s’élevait une chapelle dédiée à Saint-Joseph. Elle s’adossait aux taillis d’un boqueteau vers lequel elle projetait son ombre. Et voici qu’en côtoyant cette noirceur, le grand Ferré entendit un craquement dans les broussailles et une bête affreuse se rua sur lui, gueule ouverte.
Le choc fut irrésistible. L’aventurier, culbuté, lâcha son arme. À terre, il voulut, de ses poings d’hercule, repousser l’assaillant. Sa défense fut vaine. Des crocs aigus s’enfoncèrent dans sa gorge… En quelques instants, il expira.
Le lendemain, tout Montier ne parlait plus que de la fin tragique de l’homme à l’arquebuse. La terreur était au comble. Et Thierry lui-même, à qui on rapporta l’événement « pour voir, » convint que s’attarder sur les routes présentait, en effet, un réel danger. Cela ne l’empêcha pas, l’époque étant opportune, tandis que l’astre des nuits montait dans le ciel, d’aller cueillir certaines plantes qui lui faisaient défaut.
Et, comme sa récolte achevée, il suivait, pour rentrer, un chemin encaissé et étroit, bordé de murs, il entendit, au loin, une rumeur et des coups de feu. Aussitôt, il distingua un animal qui fuyait les chasseurs et accourait à sa rencontre.
« C’est le fameux loup ! »
Thierry saisit la hachette qu’il avait par prudence passée dans sa ceinture, et se mit en posture de combat. Le fauve s’arrêta net, puis bondit en arrière. Il refusait la lutte. Thierry marcha sur lui. Il rompit encore, et son hurlement s’étrangla, si plaintif, si sourd et si brisé, qu’on eût dit un sanglot.
En ce moment, des vociférations retentirent au bout du chemin. Des gens précipitaient leur course. La bête allait être prise. Alors, dans un effort désespéré, elle s’enleva pour « franchir » le jeune médecin, l’espace étant insuffisant pour passer entre lui et le mur.
Bien montée, la hachette fit son office, et l’extrémité d’une des pattes antérieures fut coupée. Thierry la ramassa, la jeta au fond de son sac, indiqua aux paysans la direction prise par le loup, seulement blessé, et rallia sa maison.
Sur le point de se coucher, il vida la poche de toile, selon sa coutume, et resta pétrifié d’épouvante. Parmi la verdure se trouvait, non une patte de bête, mais une main de femme avec son poignet ; et, à l’annulaire, brillait une bague que Thierry reconnut.
Il comprit, hélas ! et, de la nuit, ne put dormir. Le lendemain, il se rendit chez Androuet et demanda sa fiancée.
« Elle est malade, répondit le bourrelier. Une indisposition la force, me dit-elle, à garder le lit.
– Je désirerais la voir…
– Venez. »
Ils entrèrent dans la chambre de Jehanne. Et Jehanne, apercevant Thierry, poussa un gémissement étouffé et détourna sa tête pâle.
« Laissez-moi. Je suis souffrante.
– Mon devoir en ce cas est de vous secourir, à double titre ! Qu’est-ce ceci ? Des linges sanglants à votre bras ?
– Un simple bobo. Je suis si douillette.
– Votre état réclame des soins.
– Non, j’ai tout ce qu’il me faut.
– Vous vous trompez, Jehanne, rétorqua le médecin, sévère. Il vous manque une chose : votre main, celle que je vous tranchai dans le chemin creux, alors que vous aviez revêtu l’apparence d’un loup. »
Et il lui lança la main exsangue.
La jeune fille éclata en une crise de larmes.
« Ainsi, fit Androuet, c’était toi qui, dans la peau d’une brute des bois, courait la nuit les campagnes, étranglant gens et bétail ? En vertu de quel pouvoir mystérieux ? Et pourquoi ? C’est à devenir fou !
– J’étais bien loin aussi de le supposer ! avoua Thierry, frémissant.
– C’est une damnée, que cette créature !
– Par bonheur, elle n’est pas votre fille véritable, d’après ce que vous m’avez confié.
– Non, mais je la considérais comme telle, l’ayant adoptée à l’âge de cinq ans. Sa mère, veuve, venait de mourir… Certes, elle était bizarre, fantasque, méchante même, – par accès. Pourtant, jamais je ne me serais imaginé…
– Que j’étais la fille du Diable ? Je le suis ! Ma mère avait épousé un démon incube. Je l’appris de mon père qui m’apparut, ici même, à minuit sonnant, il y a deux mois ou presque. Il ajouta : « L’heure est venue de te souvenir de ton origine, de te montrer ma digne auxiliaire. Je t’octroie la faculté précieuse de te changer en loup, après chaque coucher de soleil. Uses-en et fais tout le mal, et tourmente sans répit les chrétiens !
Depuis, le soir, dès que je me suis retirée dans ma chambre, je sens un esprit pervers s’insuffler en moi. Une frénésie de meurtre me possède. Une âme de démone se substitue à la mienne. En deux secondes, ma transformation physique est accomplie. Et je saute par la fenêtre du rez-de-chaussée dans les ténèbres extérieures…
– C’est atroce ! s’exclamèrent Thierry et Androuet. Un être semblable ne doit plus faire partie de la société des vivants !
– Je vous fais horreur, n’est-ce pas ? Vous allez me dénoncer. Le tribunal… la torture… Non ! pas cela ! je ne suis plus possible, soit ! J’avais fait un beau rêve, tant pis ! Ma naissance est une malédiction. Il faut que je retourne au près des miens. »
D’un accent lugubre, elle clama :
« Mon père, mon père ! prends-moi ! »
Et le plancher s’entrouvrit. Un tourbillon de feu s’éleva. Une fumée nauséabonde obscurcit la pièce. Les deux hommes, anéantis, se cachaient le visage. Quand ils regardèrent, le lit de Jehanne était vide.
Il ne fut plus jamais question de loup-garou à Moutier-sur-Clain.
–––––
(H. de Marignan, « La Page du jeudi, » in Le Télégramme des Vosges, quotidien régional républicain, treizième année, n° 4631, 4637 et 4644, jeudis 1er, 8 et 15 octobre 1931)