CHAPITRE XVII
Cependant, Éhio et Charles continuaient à vivre aux Archives dans la société de Charles et des autres membres du Gouvernement Historique.
Le jeune homme avait beaucoup changé depuis son retour de l’Île. Les fatigues que lui imposait son rôle de prophète, la notion de ses responsabilités et divers soucis inexprimés creusaient de rides profondes son visage amaigri.
Souvent, une mystérieuse lassitude voilait son regard et courbait sa taille. Charles devait alors user de toute la persuasion dont il était capable pour l’obliger à poursuivre son apostolat.
« Songez que la Révolution a besoin de vous ! » disait l’historien.
Kjoès secouait tristement la tête.
« La révolution ! murmurait-il ; sommes-nous vraiment capables de la mener à bien ? Où allons-nous ? Dans quelle aventure avons-nous précipité le peuple ? N’aurait-il pas mieux valu conserver le vieil état de choses ?
– Que parlez-vous d’aventure ! répondait Charles avec une sombre ardeur ; nous sommes en train de remettre dans sa véritable route l’humanité depuis trop longtemps dévoyée.
– … Et si nous nous sommes trompés de direction, Charles ?… Si nous avons conduit notre troupeau dans une voie sans issue ?
– … Qu’importe ! D’autres viendront qui retrouveront le bon chemin. Quant à nous, nous aurons fait notre devoir, joué notre rôle. L’essentiel était de tirer nos semblables de l’engourdissement où ils gisaient et dont la persistance eût été la fin de l’Histoire. Nous avons réveillé l’homme endormi ; qu’il suive maintenant sa destinée !
– Peut-être eût-il été plus sage de le laisser reposer sous la garde de ses anciens Maîtres ?
– Oh ! Kjoès ! c’est vous qui parlez ainsi ! Vous, une victime des Vieux !
– Il est des jours où je les excuse. Sous leur règne, l’espèce humaine était heureuse. »
Charles secoua violemment la tête.
« On n’est jamais heureux dans l’esclavage, dit-il. Rappelez-vous, Kjoès, comment ces hommes nous ont abusés, quelle tyrannie ils ont fait peser sur nous, avec quel odieux égoïsme ils se sont réservé la bonne part des joies de la vie, ne nous laissant connaître que des plaisirs artificiels et frelatés. Rappelez-vous enfin qu’ils ont voulu vous ravir Éhio, qu’ils ont ensuite tenté de vous garder en captivité dans leur domaine !
– C’est vrai ! vous avez raison, » fit Kjoès, rêveur.
Chaque jour, il devait prononcer des discours dans la cabine du poste diffuseur et poser devant les miroirs du téléphote, afin que sa parole et son image, transmises au loin par les ondes électriques, entretinssent l’enthousiasme dans l’âme des multitudes.
Objet toujours disponible d’un culte exigeant, il ne s’appartenait plus. À tout instant, des fidèles fanatisés réclamaient l’audition de sa voix, l’apparition de son visage, et souvent le contraignaient de se mêler à eux pour quelque manifestation.
Depuis fort longtemps, il lui était impossible de se trouver seul à seul avec Éhio, elle-même fort occupée par sa situation d’héroïne.
« Plaignez-vous donc ! lui dit Charles, à qui il confiait ses tourments ; vous êtes devenu semblable aux dieux que nos ancêtres révéraient jadis. Un dieu n’a pas le droit de se dérober à l’adoration de ses créatures.
– Hélas ! je suis aussi un homme ! » répondit Kjoès, en songeant aux délices passés de son amour.
Comme il insistait pour obtenir licence de rencontrer sa maîtresse plus fréquemment, et avec quelque intimité, l’archiviste agacé finit par lui dire :
« Mon ami, ce que vous demandez, il n’appartient pas aux membres du Gouvernement de vous l’accorder. Le peuple voit en nous des chefs ; il se trompe, nous sommes seulement les ministres d’un pouvoir supérieur à toutes les volontés humaines, les instruments chargés d’assurer pour un temps la continuité de l’Histoire par l’interprétation raisonnée des précieuses leçons du passé, car l’Histoire, chacun sait cela, ne se continue qu’en se répétant. Or, je ne vois guère d’exemple, à aucune époque, qu’un prophète et une vierge aient été autorisés à coucher ensemble. »
Toutefois, devant le désappointement du jeune homme, il voulut bien soumettre la question au Conservateur des Précédents, arbitre naturel de ce genre de conflits. La réponse de Polak se trouva, d’ailleurs, en tous points conforme aux prévisions de Charles et les deux amants furent condamnés à vivre chacun de son côté, dans une pénible chasteté.
*
Un jour, le paléoscribe appela d’urgence Kjoès auprès de lui.
« Ils veulent commencer à cultiver la terre, » prononça-t-il avec une gravité singulière.
Kjoès ne comprenait pas.
« Que dites-vous ? demanda-t-il.
– Le peuple a résolu d’abandonner l’existence artificielle des villes pour revenir à la vie normale, celle qui fit si longtemps le bonheur de nos aïeux, celle que l’on mène encore dans le domaine des ci-devant Maîtres. Une délégation est venue m’exposer les projets de ceux qui s’intitulent déjà les Agriculteurs. Selon leur désir, il faut débarrasser le sol de la couche stérilisante qui le recouvre, le labourer profondément à l’aide de machines, le mettre enfin en état de produire à nouveau cette riche végétation dont l’humanité tirait jadis sa nourriture, sa vigueur, son énergie. Les travaux doivent commencer incessamment ; ce sera superbe !
– Mais c’est absurde ! s’écria Kjoès ; il ne suffit pas de labourer la terre pour la rendre productive, il faudrait encore l’ensemencer ; or, nous n’avons point de graines ; rien ne poussera. Nous devons empêcher les citoyens d’Ipse d’entreprendre cette inutile besogne ; ils courent au-devant d’une désillusion certaine !
– Qu’en savez-vous ? dit Charles. Pourquoi la terre ne porterait-elle pas en elle-même tous les principes de la vie végétale, principes endormis, mais prêts à germer sous l’action de l’air et du soleil ? Rappelez-vous la fleur mystérieuse, que vous avez trouvée un jour, aux environs d’Herraë, et que nul, évidemment, n’avait semée.
– Mais, objecta encore Kjoès, en admettant que le sol, profondément bouleversé, consente à redevenir fertile, qui peut être assuré qu’on y trouvera en quantité suffisante les plantes utiles ? Toutes les espèces végétales ne sont pas comestibles ; il a fallu aux hommes des milliers d’années d’expérience pour apprendre à distinguer des autres les bonnes espèces, et des milliers d’autres années ont été nécessaires pour en améliorer la qualité par une savante culture. »
Mais Charles, impatienté, ne l’écoutait plus.
« Et quand bien même nous essuierions un échec, il n’importe, dit-il ; nous aurions agi, c’est l’essentiel ; l’action porte en elle-même sa récompense. Au surplus, homme de peu de foi, qu’est-ce qui vous autorise à mettre en doute la réussite de l’entreprise ? Tous vos raisonnements ne seront jamais que des raisonnements, c’est-à-dire peu de chose devant les infaillibles suggestions de l’instinct populaire. Laissez faire le peuple ; il ne saurait se tromper entièrement, et, si, d’aventure, il se trompe, son erreur est toujours belle et harmonieuse. »
L’impatience des agriculteurs était réellement très vive, et sans doute eussent-ils entrepris sur-le-champ le défrichement des terres si Charles ne leur avait éloquemment exposé l’opportunité de faire précéder les travaux d’une cérémonie inaugurale dont l’ampleur et le faste devaient marquer dignement, pour les siècles à venir, le départ d’une ère nouvelle.
Aussitôt répandue dans le public, cette idée rallia l’unanimité des suffrages. Tout en frémissant à la pensée qu’on avait failli négliger une formalité aussi importante, chacun s’étonna de n’en avoir point pressenti spontanément l’indéniable nécessité. C’est, en effet, le propre des traits de génie qu’ils semblent, après coup, d’une conception facile et à la portée de toutes les intelligences. Un immense concert d’actions de grâces s’éleva de toutes parts en l’honneur de l’archiviste dont la présence d’esprit avait, une fois de plus, sauvé le genre humain, en lui épargnant la honte de commettre, par omission, une aussi grave inconvenance.
Charles, chargé par la confiance populaire d’arrêter les détails de la solennité, commença par se recueillir trois jours durant, sans vouloir accepter la moindre nourriture ni le moindre conseil.
Le quatrième jour, il s’enferma, en compagnie de plusieurs secrétaires, dans une des réserves dépendant du Musée des Précédents, Ce n’est qu’après avoir compulsé tous les documents susceptibles de l’éclairer à cet égard, qu’il fit connaître sa décision : la cérémonie, renouvelée des anciens, affecterait un caractère tout à la fois symbolique et propitiatoire et aurait pour objet principal le premier coup de bêche, donné par quelque personnalité vraiment qualifiée, dans le sol vierge de la campagne.
Les préparatifs, activement poussés, se révélèrent grandioses. Toute une partie de la muraille nord de la ville fut pourvue de portes assez larges pour laisser passer la multitude. Trente chaussées provisoires, hâtivement construites, devaient transporter les assistants, aussi nombreux qu’ils pussent être. Sur les lieux de la cérémonie, à cinq arches d’Ipse, d’immenses tribunes dressèrent vers le ciel leur architecture démesurée. Enfin, comme on avait tout prévu, des postes de secours s’élevèrent çà et là, dont certains étaient munis d’incinérateurs.
Au jour fixé, de grand matin, plusieurs séries d’explosions ébranlèrent tout à la fois l’atmosphère de la ville et les nerfs des citoyens. Il se produisit une courte panique qui s’apaisa lorsque les parleurs eurent expliqué qu’il s’agissait de détonations officielles, ordonnées par le Gouvernement en signe d’allégresse, selon une très ancienne coutume dont Charles avait eu la chance de retrouver la trace dans ses archives.
À cet instant précis, les clôtures mobiles s’ouvrirent toutes ensemble, livrant passage à un impétueux courant d’air venu du dehors. D’innombrables bannières multicolores, dont tous les édifices étaient ornés depuis la veille, se mirent à claquer joyeusement tandis que retentissaient les premiers éternuements des citoyens enrhumés par cette rafale inattendue.
Tout de suite, trente colonnes de pèlerins s’étaient formées aux lieux où s’amorçaient les nouvelles chaussées mobiles et commencèrent à s’avancer lentement à travers la campagne.
Beaucoup de ces hommes et de ces femmes mettaient pour la première fois le pied hors de la Cité. En franchissant les portes, la plupart perdirent brusquement le souffle, tels des baigneurs plongés dans une eau glacée. Une singulière expression d’angoisse se lisait sur le visage de chacun. Un silence de qualité exceptionnelle leur faisait escorte parmi la désolation des terrains stérilisés.
Lorsque les personnages officiels vinrent occuper les tribunes réservées, il y avait déjà plusieurs heures que les derniers citoyens étaient arrivés dans la plaine et une lourde fatigue commençait de peser sur la foule. Nombre d’assistants, incapables de se tenir plus longtemps debout, s’étaient assis ou même couchés sur le sol inégal dont les aspérités s’imprimaient dans la chair. Ils se levèrent péniblement. Des cris éclatèrent, de bienvenue ou de mauvaise humeur, on ne savait, qui furent immédiatement couverts par les allègres fanfares jaillissant de monstrueux mégaphones.
Il faisait très chaud ; le soleil, haut perché dans le ciel, dardait sur les nuques des traits meurtriers. De temps à autre, quelques personnes tombaient, un rideau rouge devant les yeux et des milliers d’étincelles dans le cervelet ; on les évacuait avec peine vers les postes de secours.
D’autres, qui n’avaient jamais contemplé l’astre du jour au naturel, s’étonnaient de le trouver si petit et dépourvu de ces rayons décoratifs dont les artistes ne négligent jamais de l’entourer dans les images qu’ils en tracent.
De massifs nuages blancs cernaient méchamment l’horizon, puissants générateurs d’électricité. De minute en minute, des disputes futiles, mais violentes, éclataient entre inconnus que tourmentaient à leur insu de trop actifs échanges d’ondes.
Alors commencèrent les discours. Vingt orateurs, tour à tour, firent résonner leur voix, amplifiée par les diffuseurs. Comme il était impossible aux spectateurs placés à quelque distance d’apercevoir l’homme qui parlait, il leur semblait que les appareils acoustiques s’amusaient à recommencer d’eux-mêmes, vingt fois de suite, l’éloge de la Révolution, de la Culture et de la cérémonie grandiose à laquelle on assistait.
Sournoisement, la température s’éleva encore de plusieurs degrés. Peu à peu, les citoyens qui s’étaient levés, par déférence, à l’arrivée des officiels, se laissaient retomber sur le sol, victimes de la chaleur et de la gravitation. Les gros nuages, naguère immobiles à l’horizon, s’étaient insensiblement avancés vers le zénith et semblaient prêts à se joindre sur la tête des hommes assemblés ; ils étaient maintenant d’un noir d’encre, rehaussé çà et là d’une frange éclatante.
Les discours se prolongèrent quelque temps encore ; enfin, ils s’achevèrent. Après de brefs accords triomphalement lancés par les appareils sonores, le silence se fit solennel.
Des témoins de cette scène inoubliable affirmèrent par la suite qu’à ce moment on entendit un bruit faible, mais nettement perceptible, produit par l’action de dix-huit cent mille rayons visuels dirigés en même temps vers l’étroit enclos où s’accomplissait le geste symbolique. (1)
Quelques secondes s’écoulèrent ainsi, au milieu du recueillement général, puis un cri retentit, mille fois répété :
« Le Prophète !… Le Prophète !… »
Kjoès s’avançait, infiniment majestueux dans sa grande robe blanche. Près de lui, un haut dignitaire de la Révolution portait dans un écrin ouvert la bêche emblématique construite sur les indications des archéologues.
Les membres du Gouvernement suivaient, à cinq pas.
Parvenu au centre de l’enclos, en un endroit où le sol avait été rendu plus tendre par de copieux arrosages, Kjoès s’arrêta. Quelques secondes, il demeura immobile, le visage levé vers les nues, comme s’il eût espéré du ciel une mystérieuse inspiration.
Tout à coup, il saisit la bêche, l’éleva verticalement, le manche droit en l’air, puis, d’un geste auguste et puissant, l’enfonça profondément dans la terre.
Aux yeux de tous, quelque chose de définitif venait de s’accomplir. Un formidable cri d’allégresse et de soulagement accompagna le geste sacré qui devait délivrer le monde de maux encore mal définis, mais incontestables. Quand les cordes vocales de la multitude commencèrent à faiblir, des musiques laudatives s’élancèrent à leur tour des pavillons acoustiques, saluant l’avènement d’une ère nouvelle.
Subitement, un mouvement d’inquiétude et de surprise agita les foules assemblées. De larges gouttes d’eau commençaient à tomber des nuages dont la conjonction venait de s’opérer. Un éclair livide raya le ciel, suivi d’un grondement monstrueux. Presque aussitôt, des écluses semblèrent s’ouvrir quelque part, dans les hautes régions de l’atmosphère, et des nappes liquides s’abattirent, collant instantanément les vêtements trempés sur la peau des citoyens d’Ipse.
Il se produisit alors, avec une soudaineté inconcevable, le plus extravagant mouvement de panique que l’on puisse imaginer. Un million d’hommes et de femmes se ruèrent simultanément vers les chaussées de fortune qui, surchargées, gémirent, grincèrent, puis cessèrent de fonctionner.
Renonçant alors à suivre ces étroites pistes, la foule se répandit de tous côtés, tel un énorme troupeau fuyant devant l’orage. On voyait à tout instant des inconnus s’abattre sur les genoux, à bout de forces, la poitrine haletante, le visage noir, à demi asphyxiés pour avoir trop couru. Dans leur hâte à gagner un refuge, les plus forts, les plus véloces bousculaient ou renversaient les autres. Beaucoup de femmes périrent écrasées ; beaucoup aussi se noyèrent dans les mares profondes que l’averse formait de place en place sur ce sol imperméable et semé de dépressions.
Autour des postes de secours et des diverses constructions provisoires dont l’abri précaire excitait la convoitise des fugitifs, il se livra des combats furieux et sans cesse renaissants, de nouveaux assaillants venant constamment déloger ceux qui avaient pu prendre possession de la place. Cette lutte sauvage cessa seulement lorsque les fragiles édifices, ébranlés par tant d’assauts, eurent été complètement détruits.
La retraite précipitée du peuple vers la ville donna d’ailleurs lieu à beaucoup d’autres scènes, pareillement dramatiques. On apprit peu après que trente mille personnes avaient péri au cours de cette journée à jamais mémorable.
Il convient de le dire : durant les premiers instants, une telle ampleur dans le chiffre des pertes laissa l’opinion publique légèrement désemparée et comme incertaine de ce qu’elle en devait penser.
Pour fixer les esprits, il fallut la proclamation enthousiaste de Charles exaltant le sacrifice des victimes « dont le sang, disait-il, devait être le généreux et indispensable engrais aux nobles travaux de la culture. » Il déclara en outre que les noms de ces trente mille martyrs, inscrits en caractères lumineux, orneraient la façade principale du Palais du Gouvernement Historique.
Au surplus, l’ancien archiviste ne se contenta pas de célébrer la mémoire des obscurs citoyens dont le trépas devait assurer la prospérité d’une humanité régénérée, il se félicita également des actes individuels ou collectifs de brutalité qui avaient causé leur mort. « Jamais, observa-t-il judicieusement, on n’eût osé, sous l’ancien régime, concevoir spectacle aussi noblement viril. C’est donc que la Révolution a provoqué, dans les mœurs amollies des sociétés modernes, un changement dont il est permis de tirer les plus heureux présages. »
Cette fière déclaration produisit le meilleur effet sur les masses, dont elle galvanisa l’énergie et affermit la vocation agricole. Les travaux commencèrent sans retard et de tous les côtés à la fois. Le Gouvernement avait tout d’abord prévu un plan d’ensemble selon lequel les labours devaient être exécutés rapidement et sans fatigue à l’aide de puissantes machines spécialement établies à cet effet ; malheureusement, les Gouls, devenus tout-puissants, s’élevèrent avec vigueur contre cette conception. Les représentants qu’ils envoyaient dans les différents conseils soutinrent que les machines déshonorent le travail, lui enlèvent toute vertu en le rendant trop facile et transgressent l’antique commandement : « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front. » À les entendre, le sol ne consentirait à se couvrir de moissons que s’il avait été préalablement ouvert par des bêches à main semblables à celle dont Kjoès avait fait usage le jour de l’inauguration.
Charles, qui n’avait point songé à cette idée, en demeura frappé et l’adopta avec empressement. En conséquence, il fut décidé que la plaine qui s’étendait au Nord-Est d’Ipse serait divisée en un grand nombre de lots que chacun devrait cultiver par ses propres moyens. Toutefois, après diverses expériences, il fallut reconnaître ce que ce beau projet comportait d’irréalisable. Le maniement de la bêche, qui a pu sembler un jeu à nos vigoureux ancêtres, constitue un travail exténuant pour l’homme moderne désaccoutumé de tout labeur musculaire. Au bout d’une demi-heure, les plus robustes devaient y renoncer. Plusieurs Gouls, pour s’être obstinés dans leur effort, tombèrent inanimés et ne reprirent leurs sens qu’après des heures de soins empressés et de bains régénérateurs.
Afin de concilier le louable zèle des agriculteurs et leur faible endurance à la fatigue, l’on dut imaginer un compromis entre l’outil et la machine ; c’est ainsi que naquit la bêche automatique que chacun pouvait utiliser sans grande dépense de force.
La plaine, morcelée comme il avait été prévu, prit bientôt un aspect d’animation extraordinaire, chacun s’efforçant de dépasser son voisin en ingéniosité et en diligence.
C’était la première fois, depuis des temps incommensurables, que les hommes possédaient en propre autre chose que des ustensile domestiques ou des pièces d’habillement. On constata tout à coup une résurrection inattendue du vieil instinct de la propriété, que l’on croyait à jamais aboli, et de sa contrepartie, le vol. De nombreux citoyens furent surpris en train d’agrandir indûment leur champ au détriment de celui du voisin, en déplaçant subrepticement les limites. Jadis confiants autant qu’on peut l’être, Burupes et Gouls devinrent soupçonneux à l’excès. Des clôtures furent élevées à grand-peine pour protéger une terre sans valeur qui s’étendait à l’infini, pareillement aride et désolée.
Le vol, délit naguère inconnu, n’était pas prévu dans l’ancien code. Il fallut combler cette lacune au moyen d’une loi nouvelle, et comme le Conservatoire des Précédents ne trouvait aucune référence qui permît de l’établir sur des bases juridiques, on décida de procéder par voie de référendum. À l’unanimité, le fait de s’approprier le bien d’autrui fut proclamé le plus abominable des crimes, le seul qui méritât la mort. Cinquante exécutions capitales, opérées publiquement et en grande pompe, vinrent sanctionner, au milieu d’un enthousiasme délirant, cet édit de la justice populaire.
Les travaux agricoles commençaient à prendre tournure lorsque les Vieux, retirés dans leur île, se décidèrent à entretenir régulièrement, par messages parlés, leurs anciens sujets. Se disant inspirés par le seul intérêt d’un peuple égaré qui courait à sa perte, ils exhortaient les rebelles à faire leur soumission, s’offrant, dans leur dévouement, à reprendre la charge du pouvoir.
Une explosion de sarcasmes accueillit d’abord cette proposition que l’on attribua, d’un commun accord, au dépit. Charles s’efforça d’en ruiner l’effet en lui opposant des proclamations enflammées :
« Courage, citoyens, disait-il ; nous touchons au but, les tyrans le savent bien, et c’est par pure jalousie qu’ils veulent vous détourner de votre tâche sacrée. »
Pourtant, sans se décourager, les Vieux continuèrent de lancer des appels à la raison du peuple. Ils prédisaient avec une éloquence sombre mais singulièrement troublante l’échec des entreprises agricoles, dont ils dénonçaient au surplus le danger. En détruisant la couche stérilisée du sol, prétendaient-ils, le fer des outils allait libérer d’innombrables germes pathogènes qui exerceraient bientôt de mortels ravages dans l’organisme affaibli des hommes.
À la vérité, et sans qu’on voulût encore se l’avouer, les faits semblaient donner raison à ces fâcheuses prophéties. D’étranges cas se déclaraient çà et là. Des individus, jusque-là sains et robustes, présentaient soudain les symptômes d’un mal inconnu, assez semblable en ses débuts à une crise d’embarras gastrique. Quelques heures plus tard, ils expiraient avec des diarrhées et des vomissements impressionnants.
Le Gouvernement essaya de donner le change en prétendant qu’il s’agissait d’intoxications dues à certains agents secrets des Vieux, qui se seraient glissés parmi le personnel des stations alimentaires. Il en résulta quelques massacres de citoyens suspects dont le visage déplaisait à la foule. Malgré cela, les cas se multiplièrent rapidement, au point de peupler en fort peu de temps tous les établissements sanitaires. D’autre part, avant même que la terre eût consenti à produire le moindre végétal, on assista à la naissance d’insectes rampant sur le sol ou volant dans les airs et qui, les uns comme les autres, inspirèrent aux travailleurs un dégoût et une terreur invincibles. Les Vieux, qui firent de ce phénomène l’objet de communications réitérées, présentèrent les minuscules animaux comme les plus funestes agents des nouvelles maladies infectieuses. Par contre, Charles prétendit qu’il fallait se féliciter de leur apparition : n’était-ce pas le premier témoignage de la vie nouvelle qui se manifestait ? Après ces êtres inutiles et importuns, d’autres apparaîtraient peu à peu, semblables aux bêtes de forte taille que Kjoès et Éhio avaient aperçus au cours de leur voyage et dont la chair savoureuse nourrissait les habitants de l’Île. Entre ces deux thèses également plausibles, l’opinion publique demeurait incertaine et divisée.
La grande épidémie de mal vert ne se déclara guère avant la cinquième sécade qui suivit la fête inaugurale. Elle fut foudroyante, terrible, et n’épargna pas même les gens qui, demeurés au sein de la cité, s’étaient abstenus de travailler la terre. En quelques jours, le nombre des cadavres devint si considérable que les incinérateurs se montrèrent impuissants à les absorber tous. On vit, en maints endroits, des morts séjourner dans les lieux publics sans que personne s’inquiétât de les faire disparaître. Ceux qui tombaient subitement sur les chaussées mobiles s’en allaient ainsi jusqu’au bout du parcours et tombaient alors dans les rouleaux de retour. Il fallut établir une sorte de vaste filet pour les recueillir en cet endroit et éviter de la sorte des arrêts dans la marche des voies.
Un autre fléau s’abattit sur la région d’Ipse : des orages continuels, d’une violence extraordinaire, dus aux perturbations provoquées dans l’atmosphère par l’arrêt ou le fonctionnement irrégulier des stations météorologiques. Ce phénomène, dont on ne se souciait guère au temps où tout le monde vivait à l’abri sous le dôme des cités closes, jetait maintenant l’épouvante parmi les travailleurs ruraux, qui redoutaient, à juste titre, les atteintes mortelles de la foudre et, peut-être plus encore, les brusques chutes de pluie, si mauvaises pour la santé. Toutes les fois qu’un orage éclatait, le même affolement incœrcible précipitait le peuple entier des agriculteurs vers les portes de la ville, où d’effroyables échauffourées se produisaient.
*
Ce jour-là, un Conseil suprême réunissait les ministres révolutionnaires dans un des halls du nouveau Palais Historique.
Rangés en cercle sur des fauteuils-lits, Charles, Polak et les dix autres membres du Gouvernement procédaient, avec tout le soin et la prudence désirables, à des échanges de vues. Chacun d’eux occupait une stalle munie des quatre-vingts appareils perfectionnés qui sont les auxiliaires indispensables du penseur moderne et pourvue d’écrans isolants orientés de manière à prévenir les phénomènes d’induction cérébrale.
Au centre du cercle, à la place d’honneur, Éhio et Kjoès présidaient la séance où ils avaient voix consultative.
Charles venait de soumettre à l’approbation de ses collègues le principe d’une nouvelle cérémonie destinée à ranimer l’enthousiasme défaillant des masses. On délibérait sur l’opportunité de cette mesure lorsque le téléphone annonça une communication de l’Office des renseignements. Il fallait une nécessité bien impérieuse pour que les fonctionnaires de ce service eussent pris sur eux de déranger les ministres en plein conseil.
« Écoutons, » dit Charles.
Alors, l’appareil fit entendre la terrible nouvelle :
« Les Vieux viennent de rentrer à Ipse. Après avoir effectué sans être inquiétés leur débarquement, ils ont repris leur ancienne place au Capitole et dans les Bureaux Directeurs, d’où ils prétendent gouverner à nouveau la Cité. »
Un silence pénible suivit cette déclaration. La surprise, l’anxiété, l’incertitude paralysaient l’assemblée. Enfin, les ministres parvinrent à dominer leur émotion ; tous parlèrent à la fois :
« Ce n’est pas vrai ! Cette nouvelle est un mensonge, disait Sakounié, le ministre de l’Opinion Publique ; c’est une manœuvre de nos ennemis politiques.
– Jamais les Vieux n’auraient osé entreprendre une aussi folle équipée ! appuyait Myllis, la directrice des Prévisions.
– Ils savent bien que cette ridicule tentative ne rencontrerait aucune chance de succès…
– On nous a trompés.
– C’est une plaisanterie, une mystification ! »
Après que maints autres propos pareillement oiseux eurent été échangés, Kjoès demanda la parole.
« Nous ne pouvons demeurer dans cette incertitude, dit-il ; tâchons de nous renseigner le plus exactement possible. »
Charles sollicita, de différents côtés, des précisions. De toutes parts, la nouvelle se trouva confirmée : sans rencontrer d’opposition, sans coup férir, les Vieux avaient réintégré leurs anciens postes de commandement. Déjà, ils lançaient des ordres et des proclamations, comme s’ils eussent été les maîtres incontestés de la ville.
À écouter ces détails, les ministres révolutionnaires éprouvaient une stupeur sans bornes.
« Et nous ! s’écriaient-ils, et nous, n’existons-nous pas ? »
Enfin, Charles se leva. Son visage paraissait empreint de la plus farouche résolution et le génie de l’Histoire l’inspirait visiblement.
« Mes amis, dit-il d’une voix solennelle, les tyrans menacent l’œuvre sacrée de la régénération, fruit de nos efforts et de nos sacrifices. Souvenons-nous que la vie de chacun de nous appartient jusqu’à son dernier souffle à la Révolution et jurons de périr plutôt que de subir à nouveau l’infâme domination des antiques oppresseurs de l’humanité ! »
Ces paroles historiques, qui figurent aujourd’hui sous le numéro 58-15-R3 dans les Anthologies, eurent pour effet de galvaniser l’assemblée. Des cris, des applaudissements, des hourras saluèrent la fière déclaration du président. Mais celui-ci, en homme d’action qui connaît la valeur des minutes, ne s’attarda point à savourer cet encens. Pressé d’agir au mieux des intérêts de tous, il se leva, salua brièvement ses collègues et sortit sans faire connaître ses intentions.
Ce noble exemple fut aussitôt suivi. Un à un, sans échanger une parole, les autres membres du Conseil gagnèrent la sortie. Kjoès, incertain de ce qu’il devait faire, les vit partir avec un étonnement mêlé d’une vague appréhension. Quand il se décida enfin à se lever, il s’aperçut qu’Éhio elle-même s’était retirée avec les autres. Il en ressentit quelque dépit, puis, se voyant seul dans l’immense pièce, sortit à son tour.
Dehors, sur les places publiques et sur les chaussées fixes, régnait une agitation désordonnée. Des gens couraient ; d’autres, réunis par petits groupes jacassants, se communiquaient leurs impressions. Des clameurs indistinctes éclataient çà et là.
Devant le palais Noir et Blanc, un rassemblement fort dense entourait un parleur mécanique dont la voix insensible récitait une des premières proclamations des Vieux. Kjoès, que nul ne songeait à reconnaître dans le désarroi général, se mit en mesure d’écouter la harangue, mais l’agitation de la multitude était telle que l’organe puissant de l’appareil parvenait mal à se faire entendre. Le jeune homme, maintenu au dernier rang de l’agglomération, ne percevait guère que des bribes de phrases incohérentes.
« Citoyens burupes et gouls, récitait la machine, on vous a trompés… les personnages ambitieux qui se sont indûment emparés du pourvoir… l’absurdité manifeste des entreprises agricoles… nous n’avons qu’amour et sollicitude pour nos malheureux sujets, un instant égarés… confiants dans le bon sens du peuple… Un individu malade et exalté, devenu un simple instrument entre les mains de fripons sans génie… nous n’avons pas voulu assister plus longtemps sans intervenir à la ruine de la Cité… fraternité… civilisation… justice. »
Après quelques périodes indistinctes, dont le rythme précipité indiquait qu’elles devaient constituer la péroraison du discours, le parleur se tut. Il y eut dans la foule un silence assez dramatique, mais de courte durée. Tout de suite après, des cris s’élevèrent, d’abord isolés, puis gagnant rapidement de proche en proche.
Bientôt, ce fut une clameur immense, incompréhensible tout d’abord, mais qui peu à peu devenait plus nette, plus intelligible. Et tout à coup, comme si toutes ces voix venaient subitement de s’accorder, Kjoès, atterré, distingua les paroles de l’abominable chant :
« À bas Kjoès ! À mort Kjoès ! À mort Charles ! À bas la Révolution ! À bas le Gouvernement Historique ! À bas l’Histoire ! Vivent les Vieux ! Vivent nos bons maîtres ! »
Il s’enfuit.
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(1) Cette assertion a été vivement contestée par nombre de physiciens.
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(À suivre)
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(in Paris-Soir, quatrième année, n° 874, 875, 876 et 877, vendredi 26, samedi 27, dimanche 28 février et lundi 1er mars 1926)