Le 21 mars 1918 se produisit, entre Somme et Oise, la fameuse et vaine ruée allemande. Une énorme concentration d’artillerie avait, par ses feux croisés, chassé les Anglais dans leurs abris. Les gaz toxiques, quand se déclencha l’attaque, les y tinrent prisonniers. Leurs tranchées furent franchies à l’improviste, et le flot de l’infanterie se répandit rapidement. Des vagues incessantes, se chevauchant, se dépassant, engloutissant blockhaus, postes et fortins, submergèrent les réseaux de défense, débordèrent les positions de tir et se glissèrent jusqu’au-delà des troisièmes lignes.

Soudain, une grêle de balles tomba sur les réserves britanniques, que l’imprévu de l’attaque et son caractère mystérieux plongèrent dans la perplexité. Les avions ennemis, fondant sur les agglomérations de l’arrière, finirent d’y semer le désarroi. Déjà, des avant-gardes de cavalerie paraissaient à l’orée des bois ou aux abords des villages. L’émigration civile se précipitait comme une avalanche de misère. Dans l’espoir de propager la panique, l’état-major allemand y avait mêlé ses espions, porteurs de terrifiantes nouvelles, et cet affolement des populations n’était point pour favoriser la liberté de manœuvre de l’armée.

Il n’y avait d’autre parti à prendre que celui de la retraite. Mais le commandement voulait assurer la protection de ses effectifs et de son matériel, et pour se donner le temps de les mettre hors d’atteinte, il les fit couvrir par de l’artillerie volante, des sections de mitrailleuses, des groupes de cavalerie et par l’une de ses escadres terrestres, forces dressées comme des récifs pour briser les lames assaillantes.
 

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C’est ainsi que le tank Go-Ahead se mit en marche dans la direction de l’ennemi. Son allure était lourde, nonchalante et balancée. Il avait l’air de palper le sol de ses larges pattes et de vouloir l’écraser de sa masse énorme. D’un pas hésitant, il s’éloigna à travers la plaine, sillonnée déjà, aux lointains, par les bataillons d’assaut, et côtoya des routes encombrées de camions, d’artillerie, d’attelages, d’ambulances, de troupes mêlées, d’émigrants traînant leurs hardes.

Le temps était magnifique. Contrastant avec la brutalité des gestes humains, une douceur pénétrante s’étendait sur la nature et semblait enivrer de caresses les îlots de verdure naissante. Un printemps précoce gonflait la terre de désirs heureux, et l’air était poudré d’un soleil porphyrisé qui semblait couler de partout.

Peu à peu, l’équipage du navire terrestre se sentit entouré d’un cercle plus farouche. Sur les bivouacs abandonnés en hâte, des obus sifflaient, hululaient, éclataient avec une exclamation de rage. Dans le ciel cinglé d’invisibles fouets bourdonnaient des essaims d’avions. Les champs, nus, déserts, ballonnaient comme des morts. Les masures, délaissées, bâillaient par leurs portes restées ouvertes. On ne voyait plus de l’armée en retraite que des traînards. L’aridité de ces paysages sans vie, de ces étendues sournoises, entrait dans les esprits, les figeait, les desséchait. Déjà, sous leur gigantesque carapace, les nautoniers n’avaient plus leur âme habituelle. La pensée abolie, ils exécutaient la manœuvre comme autrefois les galériens du rang de cale, ne recevant d’autres impulsions, dans le bruit d’enfer de leur machine, que celles de la routine et de l’instinct.
 

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La lourde bête de fer se défilait derrière une croupe de terrain lorsqu’une bombe, au hasard, tomba contre elle, l’éclaboussant de terre et d’éclats. L’on s’arrêta pour visiter la machinerie. Pendant ce temps, l’officier s’était écarté un peu, attiré par une sorte d’observatoire naturel. Comme il vaguait par la sente capricieuse qui suivait les fondrières d’une gorge voisine et en gravissait ensuite l’escarpement, il se trouva soudain nez à nez avec un officier prussien. Sans un mot, les deux hommes se mesurèrent du regard. Du même geste, ils tirèrent leur revolver et se mirent en joue. Les deux coups partirent. Ce fut l’officier allemand qui tomba.

Averti du contact avec l’ennemi, on se remit aussitôt en marche. Un bois de baliveaux masquait la vue. On le traversa sans voir personne et on arriva devant une ferme d’où, à l’approche du tank, des cavaliers se dispersèrent. Au bout de la prairie, un cheval sellé, ayant brisé sa longe, franchissait déjà le ruisseau. Un coup de canon abattit la muraille. Un crachement furieux des mitrailleuses culbuta plusieurs hommes. Le reste disparut dans une fuite rapide.

Poursuivant sa route, la forteresse mouvante, masquée par un rideau d’arbres, parvint au bord d’une rivière que les capotes grises traversaient sur des pontons. Elle vira, braqua ses tourelles, fit rugir ses bouches à feu et coula les embarcations hasardeuses.

De nouveau, un fourré d’arbustes, s’avançant en promontoire à la frange d’un bois, barra le chemin au monstre.

Un bataillon ennemi avait fait halte derrière ce bosquet. Brusquement, les Boches entendirent souffler à grands coups une haleine d’enfer. Ils virent les branches s’écarter, les jeunes arbres s’agiter, plier, pencher lentement jusqu’à terre. Une brèche s’ouvrit. Et le formidable reptile parut, foulant, piétinant, écrasant tout sur son passage. Ce fut un sauve-qui-peut désordonné. Avec un implacable mépris, l’aveugle bête, faisant feu par toutes ses gueules, pilla de son pas pesant les tentes, les équipements, les armes, les blessés. En quelques instants, la frayeur fit place nette, aidée par les obus et les balles, qui fauchaient des rangs de fuyards.

Puis, l’œuvre accomplie, le tank Go-Ahead reprit majestueusement sa route.
 

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Au moment de pénétrer en pleine zone de bataille, le mastodonte se trouva engagé dans un étrange chaos, d’où s’élevaient, comme à travers les fumées du cauchemar, les formes équivoques d’une fantasmagorie funèbre. On était entré, sans y prendre garde, dans un cimetière qu’on eût dit remué par une énorme charrue. Les pierres descellées, les croix renversées, les colonnes brisées semblaient éventrer les sépulcres. Des cercueils émergeaient de tombes ouvertes. Des corps momifiés fraternisaient avec des cadavres récents. Des fantômes d’arbres, aux vertèbres frissonnantes, rampaient, à demi calcinés, sur les dalles.

En traversant ce lieu tourmenté, chaque homme de l’équipage éprouva confusément la sensation d’être frôlé par un souffle mystérieux qui, en une seconde, emplissait la citadelle roulante, en prenait possession, l’animait d’une âme insolite. Ce fut bref et à peine saisissable. Cependant, l’enveloppe métallique en frémit ; une sorte d’incantation évoqua les visages de ceux qui se sont fixés de l’autre côté de la vie, et, devant les yeux un instant hagards, passa comme l’éclair la vision de tout un inconnu que d’habitude on oublie, tant, secrètement, on le redoute.

Mais je précise, en l’analysant, une impression qui fut trop fugitive pour qu’on puisse affirmer qu’elle ait été causée par un phénomène qui se produisit réellement, et, si l’on veut rester dans le domaine du vraisemblable, on doit croire qu’elle ne fut rien d’autre qu’un frémissement des nerfs devant un spectacle déplaisant.
 
 

 

Cependant, on était entré dans le système de défense que l’adversaire avait réussi à submerger. On n’y voyait que débris, arbres décharnés, guitounes détruites, canons sans artilleurs, fils de fer roulés en buissons, piquets à demi déracinés. La terre était trouée et sale comme une guenille. Des formes gisaient dans des attitudes rigides, et d’autres semblaient agiter le sol de gestes mutilés. Une odeur de sang encore frais et de chairs moites vous entrait dans la gorge, vous montait jusqu’au cerveau. On sentait par moment que le caterpillar s’enfonçait dans une bouillie d’hommes et de chevaux mêlés aux épaves. On était enveloppé de torsades de fumée où fulguraient des lueurs soudaines, et la plaine avait des convulsions semblables à des crises contenues de méchanceté.

Impassible, la nef monstrueuse traversait tout, franchissait les obstacles, écrasait les troncs et les roches. Parfois, elle enjambait une mare, et l’eau sautait entre ses roues comme un chien entre les jarrets d’un cheval. Ses énormes chenilles aux anneaux sans fin lui faisaient suivre les ondulations du terrain avec la souplesse, la lenteur et la prudence d’un reptile géant. Tantôt, elle avait l’air de s’échouer. Tantôt, elle se cabrait et restait suspendue sur un ravin, agrippée au talus de toute la puissance de ses ongles. Après avoir tâté plusieurs fois l’autre bord d’un fossé, comme si elle cherchait un point d’appui, elle se décidait tout à coup à sauter. Elle piquait de l’avant, se redressait, faisait le gros dos, s’aplatissait, ballottait ses flancs, secouait son arrière-train, s’ébrouait, s’asseyait, repartait, toujours flegmatique et redoutable.

L’équipage avait le sentiment de plongeons qui lui donnaient le vertige, de culbutes d’un bord à l’autre qui lui faisaient perdre pied. Un tangage et un roulis impitoyables cahotaient les hommes, accrochés à leurs pièces. Le vacarme du tir, de la marche trépidante, des rouages grinçants, mêlé au tumulte du dehors, leur produisait l’effet d’un voyage dans les entrailles bouillonnantes de la terre. L’énorme carapace tressaillait toute sous l’éruption de ses foudres meurtrières. La coupole du centre s’élevait et s’abaissait comme une tête de tortue irritée. Les tourelles mobiles vibraient longuement du cri strident de leurs canons. Les yeux du monstre lançaient des balles étincelantes. Son âme palpitait. Ses poumons haletaient terriblement. Et, clopin-clopant, la carcasse d’acier s’avançait sur l’adversaire, éléphant fabuleux dardant la mort par toutes ses trompes.

Un grand ferment d’énergies obscurcissait l’horizon. À travers des pétillements, les vagues humaines s’élançaient les unes après les autres et sans répit. Sur les routes, au loin, on voyait des rassemblements se former, des chevaux galoper, des colonnes défiler, intarissables. Dans la longue bande onduleuse des régiments en marche, l’artillerie du bord taillait, comme avec une sonde gigantesque, d’effroyables tranches de chair. Éparpillés dans la plaine, d’autres tanks accomplissaient la même besogne. Mais les soldats allemands pullulaient comme ces colonies d’insectes qui, en un instant, couvrent de leur multitude le pied qui les écrase, et il eût fallu une chaîne ininterrompue de batteries pour barrer la route à ces fourmilières obstinées. Aussi, dans la toile d’araignée de l’étendue, les colosses de fer n’avaient-ils guère, vus de haut, que l’apparence de frêles moucherons s’épuisant en efforts perdus.
 

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Dépassée maintenant par les vagues d’infanterie, la forteresse vivante n’avait plus d’issue, et la lenteur de sa marche lui laissait peu d’espoir de rentrer dans ses lignes par surprise. Les pertes qu’elle continuait à infliger à l’ennemi déterminèrent donc celui-ci à en finir avec elle. La musette chargée de grenades, les fantassins boches l’encerclèrent d’abord à distance. Une compagnie de pétroleurs, arrêtée au passage, s’équipa et vint se placer devant eux. Puis, cette armée de démons fut lancée à l’assaut. Sur les capotes grises, on vit danser les têtes monstrueuses que formaient les casques sphériques. Dans leur course, les assaillants hurlaient, gesticulaient, jetaient des éclairs, étaient frappés de la foudre. Les grenades, en éclatant, soulevaient des tourbillons de fumée. De longs jets de flamme sortaient des lances à feu. Toute une féerie diabolique s’évoquait à travers des vapeurs.

Plusieurs fois, l’assaut fut repoussé. Néanmoins, quelques audacieux avaient réussi à s’approcher de la machine. Ils se jetèrent dessus, s’y agrippèrent, s’efforcèrent à l’escalader, pour lancer à l’intérieur leurs bombes à main. Mais, dans ses trépidations, la bête de fer secouait les grappes d’hommes accrochés à ses flancs et les piétinait avec rage.

Déjà les défenseurs montraient le visage pâle, les yeux brillants, les mâchoires serrées des gens résolus à mourir. Leur peau, semblait-il, étincelait. Ils vibraient ainsi qu’un métal sous le marteau. Aucune idée n’arrivait plus à se fixer dans leur esprit, mais, comme un trait mortel, s’était planté dans leur chair le sentiment du sort qui les attendait.

Un à un, les hommes de l’équipage furent tués à leur poste. Il ne resta bientôt plus qu’un canonnier. Le chauffeur, à un certain moment, se baissa et fit le geste de jeter quelque chose hors de la plateforme. C’était son pied, déchiqueté par une grenade et qui menaçait d’enrayer la direction.

C’est à cet instant précis que l’officier crut voir s’ouvrir sous ses yeux le livre de sa destinée. Plus il se défendait contre les avertissements de son imagination, plus lui en revenait aiguë la hantise. L’horreur de sa fin, au cas où le réservoir à essence viendrait à être touché, lui apparaissait avec un relief puissant. Il se regardait flamber comme une torche et, à cette évocation, ses muscles se tordaient douloureusement. Sa volonté réagit avec une telle force que l’idée du salut se représenta à sa conscience. Mais le salut, où était-il ? Un instant, il entrevit la possibilité, le devoir même, peut-être, de se rendre. Ce fut comme une lueur. Puis un immense désir de se laisser aller, de glisser au néant s’empara de lui. Il mit pied à terre. Ses poings, toujours crispés, signe qu’il renonçait à tout espoir, retombèrent comme des choses sans vie. Pourtant, un appel impérieux s’éleva encore du fond de son âme. Mais c’était trop tard : un coup de revolver, dans la même seconde, l’abattit.

Blessé à mort, il ne perdit pas tout de suite connaissance, et, avant d’entrer en agonie, il fut témoin de la chose la plus surprenante qu’on pût voir.
 
 

 

Le chauffeur et le dernier canonnier de l’équipage avaient succombé. Le tank, livré à lui-même, n’en continuait pas moins son œuvre. Ses canons et ses mitrailleuses s’étaient tus. Les assaillants qui pénétrèrent à l’intérieur ne virent, à leurs places, que des hommes morts. Pourtant, l’énorme machine vivait toujours. On eût dit qu’une puissance surnaturelle l’animait. Sa marche hésitante avait des sursauts, des élans brusques, qui paraissaient prémédités.

Le mourant regardait cela comme en songe. Une idée s’était emparée de son esprit et, sans qu’il s’arrêtât à ce qu’elle avait d’anormal, elle y prit corps, et il en fut ébloui.

Son intuition le persuada que les ombres du cimetière profané s’étaient ruées dans le tank au moment où il traversait leur asile. Le monstre, en effet, semblait habité par des spectres. Ivre de vengeance, il s’avançait en agitant ses canons éteints comme des massues. Sa façon de rouler à la dérive, avec des arrêts soudains, des soubresauts, des ruades, lui donnait un air menaçant. D’une secousse, il se débarrassait de ceux qui pensaient s’accrocher à lui. Parfois, il butait, se terrait, baissait et relevait la proue, guettant ses victimes, puis se précipitait, sournois, sur des groupes humains, qu’il écrasait. Ses coups de bélier étaient plus redoutables de ce qu’on ne savait jamais dans quel sens ils seraient portés. La bête, en ses virevousses, cognait de tous les côtés à la fois.

Cependant, à force de tentatives, un certain nombre d’assaillants réussit à aborder la citadelle en furie. Celle-ci finit par se trouver si pleine de Boches qu’il eût été difficile d’y trouver place pour un homme de plus. C’est le moment qu’attendait sans doute l’équipage fantôme. Car, subitement, de la façon la plus inopinée, le réservoir s’enflamma, faisant sauter la coque d’acier et brûlant vifs tous les occupants.

Alors, résigné à mourir, l’officier entra dans le coma.
 
 

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(Ernest Florian-Parmentier, dessins de P. Barbe, in Automobilia : l’automobile aux armées, revue bimensuelle illustrée, n° 33, lundi 30 septembre 1918. Du même auteur, on pourra lire avec intérêt « L’Avaleur de peuples, » que nous avons déjà publié sur ce site)