VII

 
 

Ce selamlik était une espèce de pavillon complètement séparé du konak, presque en pleine campagne, ce qui aurait pu paraître peu prudent dans un pays infesté de brigands ; mais ils ne s’approchaient point du logis d’Hussein-Aga, parce qu’il passait pour avoir le bras long.

Je n’avais donc qu’un simple loquet à tourner pour être dans la lande, et je n’avais que la route à franchir pour me trouver dans les ruines du temple.

Du temple lui-même, il n’en reste plus que quelques assises cyclopéennes ; le surplus n’est qu’un amas de décombres informes ; mais une lune, qui pouvait passer pour un demi-soleil, dessinait en noir ou en clair les profils élégants des aqueducs en ogive, dont les Lusignan avaient sillonné la plaine. Au fond, tout près, la mer resplendissait, rayée dans toute sa largeur par le spectre scintillant de la lune ; on eût dit une longue traînée d’or, sur un bain d’argent vif. Pas un souffle de brise n’entrechoquait le feuillage métallique des lentisques et des caroubiers, de sorte qu’on entendait très distinctement le mouvement calme et régulier du flot, semblable à la respiration d’un Titan endormi.

Je dus bien vite renoncer à me promener dans les ruines, à cause des pierres croulantes. Instinctivement, je me dirigeai vers la chapelle byzantine. La lune se glissait, impudente, à travers les crevasses de la voûte, et venait lutiner les barbes en pointe des saints, comme si la païenne avait voulu leur donner une reprise de la tentation de saint Antoine.

De loin, on entendait les aboiements des chiens de berger, ou les notes lugubres et saccadées du koukoufiaou. (1)

Je m’assis sur le banc de pierre qui, suivant l’antique usage, flanquait la porte de l’église, et je me plongeai dans une torpeur qui n’était ni le sommeil ni le rêve, mais ce complet isolement des choses d’ici-bas, qu’Alfred de Musset cherchait au fond d’un verre empoisonné. Je me trouvais donc transporté, grâce à une trentaine de tasses de café absorbées pendant la journée, dans ce pays de l’imaginaire qui, pareil à la cloche pneumatique de Crooke, se peuple d’êtres d’une singulière activité et de visions d’une réalité surprenante, car tout cela n’est que notre propre spectre reflété par le miroir de la solitude, et les paroles qu’on y entend ne sont que notre propre voix que répercute l’écho. « Illusion ! » dira-t-on. Mais, ces illusions, c’est nous ; et qu’y a-t-il de plus réel que nous ?

Les Orientaux nomment kief cette espèce de nirwana, et ont inventé toute espèce de moyens de se le procurer. L’un des principaux est le café ; j’en avais bu plus qu’il n’en fallait pour faire déborder mon hippocrène. Aussi ne m’étonnai-je pas beaucoup d’improviser en vers comme Alfred de Musset, et je lançai aux péris, qui devaient fréquenter ces lieux, l’évocation suivante :
 

La vague plaintive

Berce en murmurant

Thétis qui s’endort sur la rive.

Artémise la blonde

Se lève en semant

Tout l’or de son écrin sur l’onde.

Le fol zéphyr, se glissant sous le bois,

Va lutiner sa nymphe et chuchote à mi-voix.

 

Alors Philomèle,

À l’écho lointain,

Redit sa douleur éternelle.

L’amoureux prélude

Fait taire soudain

Tous les bruits de la solitude.

Son chant s’égrène en perles dans la nuit,

Que la pâle Léthé lentement envahit.

 

Déjà les étoiles,

Flambeaux de la mort,

S’allument dans ses sombres voiles.

Tout dans la nature

Se recueille et dort,

Sauf le ruisselet qui murmure,

Un ver luisant promène son fanal ;

C’est Héro, dont Léandre attendait le signal.

 

Est-il temps, ma belle ?

Vas-tu t’éveiller ?

Entends-tu la voix qui t’appelle ?

Péri, nymphe ou fée,

Assez sommeiller ;

Ton bain est prêt dans la rosée.

Bravant les traits de ton arc argenté,

Un nouvel Actéon veut surprendre Astarté.

 

J’avais chanté ces strophes sur un air de Schubert. Jugez de ma surprise, lorsque, du fond de l’église, une voix enfantine me répondit sur un air grec très en vogue à cette époque  :
 

Surprends, si vouloir toi,

Franc, tête folle.

Ah ! pas farouche moi.

Donner parole.

 

Mais, point d’arc argenté,

Flèche assassine.

Moi, modeste beauté,

En crinoline.

 

Il n’y avait pas à se méprendre sur la nature de cette voix.

Ma péri ne pouvait avoir que le teint plus ou moins chocolat d’une fille de Cham. J’en étais là de mes réflexions, lorsque je reçus sur mon turban une mandarine trop mûre, lancée d’une main trop sûre.
 

Malo me petit, Galathea puella.

 

Elle voulait fuir, sans doute, vers les saules.

« Parbleu ! dis-je, si ce n’est pas une péri, c’est peut-être sa servante. »

Et je me précipitai dans l’église.

Galathée ne prit pas la fuite vers les saules. J’appréhendai, sans résistance, un fantôme voilé dont le bas finissait en cloche à melon. Dessous se trouvait la petite Abyssinienne qui avait fait mon lit.

« Ton nom ? lui dis-je brusquement.

– Moi avoir plusieurs noms.

– Il ne m’en faut qu’un.

– Zoë.

– Que faisais-tu au konak ?

– Je suis au service de lady Danaë.

– D’où es-tu ?

– De Massaoua ; moi venir d’Alexandrie.

– Que me veux-tu ? »

L’Abyssinienne me regarda d’un œil langoureux. Mais je n’eus pas l’air de comprendre, et, lui collant un souverain sur le front, je lui dis d’un ton impérieux :

« Conduis-moi à ta maîtresse. »

La fillette me regarda ébahie, puis elle partit d’un éclat de rire et me répondit :

« Moi vouloir bien, si toi vouloir laisser bander les yeux.

– Eh bien, bande-moi les yeux. »

Zoë sortit de sa poche un mouchoir parfumé, garni de dentelle, qu’elle me noua solidement derrière la tête ; puis, après m’avoir fait jurer que je ne chercherais point à l’enlever avant qu’on ne m’en donnât la permission, elle me prit par la main et m’entraîna dans une direction inconnue. Cependant, comme le murmure de la mer se rapprochait, je jugeai que nous retournions au konak. Nous descendîmes des degrés, que je pris la précaution de compter ; il y en avait cinquante. Après quoi, j’entendis une porte s’ouvrir, laissant échapper une atmosphère parfumée, et une voix féminine d’un timbre adorable me dit, en grec classique :

« Ôte ton bandeau. »

Mais, loin d’user de la permission, je restai fou de terreur, cherchant instinctivement une issue dans la muraille, car, cette voix, je l’avais entendue trois ans auparavant, au chevet d’une mourante. C’était celle d’une fille admirablement belle, que j’avais follement aimée ; la première. J’étais pauvre ; elle était aussi ambitieuse que belle. Un boyard me l’avait enlevée, en lui promettant d’en faire une étoile dramatique. Elle avait débuté sur la scène avec éclat ; le bruit de ses triomphes était venu me poursuivre jusqu’au fond de ma solitude. Puis, tout à coup, le silence s’était fait autour de cette idole d’un jour, et je l’avais presque oubliée, lorsqu’une servante de garni était venue me chercher de la part d’une inconnue. Dans un bouge se mourait une pauvre délaissée. Abandonnée de tous, elle s’était souvenue de moi, et j’étais accouru pour lui pardonner et lui fermer les yeux.

Mais cette scène navrante avait profondément ébranlé tout mon être physique et moral, et, pour reprendre possession de moi-même, j’avais obtenu d’être envoyé à Corfou.

Jugez de ma terreur, lorsque, au fond d’une solitude si lointaine, j’entendais cette voix que je croyais à jamais éteinte.

Pendant ce temps, des doigts très effilés, que je n’osais repousser tant j’avais peur de les toucher, se glissaient fort délicatement derrière ma nuque et dénouaient le bandeau.

Ô comble de l’épouvante ! C’était bien elle ; je le croyais du moins. Elle, fraîche, souriante, admirablement belle, avec son profil idéal. Elle, que j’avais clouée moi-même dans la bière, je la retrouvais impudente de santé ; c’était horrible !

« Fanny ! m’écriai-je.

– Mon ami, répondit-elle avec une adorable impertinence, entre cette Fanny et moi il n’y a rien de commun qu’une ressemblance qu’elle m’avait volée. Je comprends votre trouble, et je l’excuse ; mais rassurez-vous, je ne suis pas Fanny. Je suis une amie que vous ne reconnaissez point. Je me nomme Danaë, et je n’ai pas besoin de vous demander votre nom. La présentation est faite ; asseyons-nous et causons. »

Elle me prit par la main et me conduisit à un divan recouvert d’une peau de panthère, qui occupait le fond d’une pièce voûtée, ornée de peintures dans le style égyptien. Ce divan, avec la lampe d’argent suspendue à la voûte, était le seul mobilier de ce tombeau, car je reconnaissais parfaitement la disposition d’un hypogée chypriote.

La toilette de Danaë était en parfaite harmonie avec le funèbre local. Elle portait une longue tunique savamment plissée, à l’aide du fer. Un voile couvrait sa tête et ses épaules. Un cercle d’orfèvrerie lui ceignait le front, et un collier de pierreries ruisselait sur sa poitrine. De lourds bracelets entouraient ses bras, jusqu’aux courtes manches de son khiton, retenues aux épaules par de grosses émeraudes. Ses cheveux, d’un blond cuivré, étaient divisés de chaque côté en trois lourdes torsades crêpelées tombant librement, et ses pieds nus n’étaient protégés que par des sandales de pourpre, rattachées aux chevilles à l’aide d’un système très compliqué de bandelettes de même couleur.

Réalité ou fantôme, cette petite maîtresse du temps de Darius se prêtait, avec une merveilleuse complaisance, à un examen qui ne pouvait que lui être favorable. Quand j’eus achevé, elle me dit :

« Maintenant, me reconnais-tu ?

– Je ne reconnais que Fan… »

Elle ne me laissa pas achever.

« Ingrat ! s’écria-t-elle, tu ne reconnais que celle qui t’a préféré le plus vulgaire des boyards, et tu n’as gardé aucun souvenir de la chaste fiancée qui, pour rester fidèle à ton souvenir, s’est poignardée sur ton tombeau. »

Malgré l’incroyable terreur que m’inspirait sa ressemblance avec une morte, je ne pus retenir le plus irrévérencieux des éclats de rire.

« Moi, fiancé et assassiné ! m’écriai-je. Et par qui ? ô mon Dieu !

– Par l’odieux Prasondata, satrape de Darius.

– Alors, c’est l’histoire que m’a contée Émin-Effendi ?

– Notre propre histoire, cher ami.

– Et vous n’avez pas oublié le nom que vous portiez alors ?

– Je te l’ai dit, Danaë.

– Puisque vous avez si bonne mémoire, pourriez-vous me souffler le mien que je ne me rappelle plus du tout, oh ! mais, du tout ?

– Tithon.

– Tithon et Danaë ! Bien, j’y suis ; tu es la nuit, je suis le jour, et je viens tous les soirs me rajeunir avec toi, ma bonne petite femme.

– Oui ! mon volage petit mari, c’est moi qui t’attends toujours fidèle, qui te reçois tout meurtri ou tout abruti, comme ce soir, des luttes ou des orgies de la journée ; le plus souvent maussade, désespéré, insupportable. C’est moi qui te couche, qui te berce et qui t’endort, pour que tu te réveilles, le lendemain, frais et dispos, prêt à courir après toutes les folles créatures dans lesquelles tu crois retrouver quelque chose de moi. Aussi, je te pardonne tes infidélités, parce que tu n’aimes que moi dans les autres.

– Il y a donc bien longtemps que nous nous connaissons ?

– Depuis que le monde est monde. Des deux moitiés qui composent notre être, je suis la meilleure, et, si tu ne me vois pas plus souvent, c’est que ma forme ne peut se dessiner avec netteté que dans le recueillement. Les ténèbres de l’enfance et les emportements de la jeunesse m’avaient presque effacée de ton souvenir ; je suis la compagne de l’âge mûr et la consolation des vieilles années. Car, dans le miroir de mes yeux, tu te reverras toujours jeune. Mon vrai nom, tu l’as lu dans Rabelais : je suis Entelechia, ou, si tu le préfères, l’Éternité.

– Mais tu m’as dit que tu t’appelais Danaë ?

– C’est la même chose. Danaë veut dire la durée, ce qui doit s’entendre de la tienne. Tu es, donc tu as été, donc tu seras. Je suis ton passé et ton futur. »

J’en étais arrivé à un tel point d’hallucination que, sans hésiter, je répondis en vers :
 

Maîtresse inconnue,

Austère Junon,

Mes bras ne pressent-ils qu’une nue ?

N’es-tu que le rêve

Perfide d’Ixion ?

As-tu le corps des filles d’Ève ?

L’enfer n’a-t-il vomi, dans mon sommeil hanté,

Qu’un fantôme de morte en ses flancs enfanté ?

 

Pâle Galathée,

Suis-je Pygmalion

Ranimant une vaine image ?

Es-tu nymphe, fée,

Fille d’Albion,

Moqueuse lady de passage,

Mystifiant un passant sur sa route jeté ?

Que m’importe après tout rêve ou réalité,

 

Si jusqu’à l’aurore,

Reine de mon cœur,

Tu veux me tromper encore,

Et si je m’enivre

De tant de bonheur

Que nul ne voudrait y survivre !

Philtre d’amour céleste, ou breuvage de mort,

Si tu remplis ma coupe, ah ! verse jusqu’au bord !

 

« Il paraît que nous sommes à l’Opéra-Comique, répondit Danaë en souriant. Mais il me semble que tu te trompes sur ma nature. Je ne suis pas la fée de la vingtième année ; j’ai, à la fois, plus d’indulgence et d’affection. Tu m’as tellement habituée à tes extravagances, que je ne m’en fâche point.

 

Cette éternelle fiancée,

Qui jadis te donna sa main,

Chaque nuit doit jusqu’au matin,

Compagne sûre et dévouée,

Veiller auprès de son ami,

Écartant du bout de son aile,

Peines, tristesses et souci.

C’est le serment que la Péri

En ce moment lui renouvelle.

 

Maintenant, ajouta-t-elle, il se fait tard, et Zoë va te reconduire où elle t’a pris.

– Quand nous reverrons-nous ?

– Quand tu voudras. Songe bien à moi avant de t’endormir, et j’apparaîtrai. »

L’étrange apparition m’embrassa chastement comme une sœur. Zoë me remit le bandeau sur les yeux et me reconduisit où elle m’avait pris, c’est-à-dire à la porte de la chapelle. Je le crus du moins ; mais la vérité m’oblige à confesser que je fus réveillé, dans mon lit, par l’entrée d’Hussein-Aga. Le brave garçon venait me chercher pour me conduire auprès de lady Danaë Treville.

Cette dame était arrivée la veille et demandait à me parler.

Je m’habillai à la hâte, ému comme vous pensez. En sortant de mon selamlik, je vis, sous un arbre, une grosse dame assise au pied d’un caroubier ; l’Abyssinienne lui servait du chocolat. C’était lady Danaë Treville. Elle n’avait jamais été belle, et elle avait dépassé la cinquantaine ; mais elle avait connu ma mère, et elle me demandait de lui servir de chevalier jusqu’à Alexandrie, puisque nous voyagions dans la même direction. C’était une complaisance que je ne pouvais lui refuser.

Restait Zoë. Lorsqu’elle vint enlever mon lit, je la retins en lui collant une seconde guinée sur le front ; je l’interrogeai. Elle me répondit, non sans rougir à travers sa jolie peau cuivrée, qu’en effet, me voyant très surexcité la veille, elle m’avait suivi ; que je lui avais demandé à être conduit à lady Danaë, et que cette proposition lui avait paru si folle, qu’elle m’avait bandé les yeux et m’avait tout bêtement conduit à mon lit, sur lequel j’étais tombé comme un sac de noix.

« Et après ?

– Après, vous aviez la fièvre, car vous parliez beaucoup, tout en dormant. Vous m’aviez donné une guinée ; je vous ai soigné jusqu’au matin, et, puisque nous allons voyager ensemble, je vous soignerai bien, car vous me plaisez et vous êtes généreux. »

Sur ce, la jolie fille me baisa la main à l’orientale. Elle tint parole, et je n’eus qu’à me louer d’avoir accompagné lady Danaë, car elle était parente de lord Palmerston et toute-puissante. À mon retour en Angleterre, on me remit mon brevet de capitaine ; jamais campagne ne m’a autant rapporté. »

À peine le vénérable sir Guy avait-il terminé cet excentrique récit, que le serviteur indien de lord Ewald entra pour lui remettre un télégramme.

Il ne contenait que ces mots :
 

« Lisbonne. Lord Ewald, Athelwood. Expédié colis Édison.

ALICIA CLARY. »
 
 

–––––

 

(1) Hibou.
 

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(À suivre)

 
 

 

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(Claude-Sosthène Grasset D’Orcet, « Fantaisies romantiques – nouvelles, » in Revue britannique, reproduisant les articles des meilleurs écrits périodiques de l’étranger complétés par des articles originaux, soixante-sixième année, tome II, 1er avril 1890 ; illustrations de Raphaël Drouart pour L’Ève future de Villiers de L’Isle-Adam, Paris : Henri Jonquières, 1925)