Au matin, dans le village, où les boutiques sont humbles et rapetissées en jouets d’enfant, l’enclume du forgeron propage son chant de coq qui salue l’éveil du grand feu.
Successivement, des visages apparaissent aux fenêtres, aux portes ; les fruits et les légumes épanouissent leurs saines couleurs aux étalages. On a vite oublié qu’il a fait nuit ; des carrioles passent, et parce que l’atmosphère est vibrante, chacun s’imagine qu’il est heureux.
Pourtant, au bout de la route, sur les feuillages que le lointain confond, on voit une tache noire, accrochée en crêpe de deuil sur la verdure ; cette tristesse se rapproche et les gens chuchotent du mystère avec des airs craintifs.
« C’est Elle, c’est Elle. »
Le vent soulève de la poussière : derrière ce poudroiement, on distingue un fantôme sombre et les mères font rentrer leurs enfants.
Apparaît, créature déconcertante, une vieille dame que la mort sans doute a oubliée, car elle a des allures anciennes, des vêtements d’autrefois. Il est vrai qu’elle vit si peu, si blême, souvenir presque éteint d’aïeule démodée dont les photographies jaunissent dans les albums de famille. Très maigre, vêtue d’une robe noire, la figure cachée sous une capote 1830 à voilette raide, une fourrure marron entourant, de sa douceur chaude, le cou faible et les grêles poignets, elle allait d’un pas saccadé de somnambule, qui l’eût fait prendre pour une poupée du dernier siècle, si les poupées ne se faisaient plus jeunes et mieux potelées. De sa main droite, elle appuie, brillante sur sa poitrine, une énorme clef ; l’autre main porte une ombrelle fanée à long manche, qu’elle tient toujours fermée par tous les temps.
Oh ! l’étrangeté des âmes vieilles !… Chacun se détourne de la figure anguleuse ; tous les regards fuient son regard halluciné.
Résurrection inquiétante du passé, une silhouette rôde, exsangue, invraisemblable, et on la craint.
*
On racontait bien des choses sur la vieille dame qui vivait hors du présent.
« Elle a l’air de dormir tout éveillée.
– Elle est un peu timbrée, pour sûr.
– Moi, quand je la vois, disait une fillette, je fais le signe de la croix, parce que c’est peut-être un revenant. »
Certains la prétendaient riche et avare ; d’autres pensaient qu’elle avait été détraquée par une grande douleur, « un de ces coups terribles, vous savez, comme il en arrive dans la vie » ; mais parce qu’elle n’était pas malfaisante, la défiance de la plupart s’atténuait de pitié.
En vérité, elle n’était ni ladre, ni voyante, non plus que folle ; mais d’une noblesse très ancienne, elle représentait l’extrême aboutissement d’une race dont le sang se raréfie en s’affinant. Épousée jeune par un duc très riche, elle avait mené une existence précieuse de plaisirs. Mais le soir, la fête terminée, quand les portes du château repoussaient au-dehors tout ce bruit, pour ne plus garder que du silence, la fragile duchesse rêvait longuement d’être mère et ses langueurs sentimentales voulaient dorloter un enfant. Mariée depuis plusieurs années, elle s’attachait à son espoir, craignant qu’il ne faiblît. À travers ces joies, où les heures étaient enlevées comme une poussière scintillante dans un coup de vent, parmi les élégances très soignées de la société de 1830, et ces bals dont elle était la plus jolie marionnette, sa pensée absente rêvait de maternité recueillie et ce désir était si fort qu’il accaparait toute sa vie, toute son âme.
Enfin, après une alternative d’espoirs et de découragements, elle devint mère et ce fut une joie délirante qui mit des fleurs partout, dans le château et au cœur de ses invités.
Mais la mort ne put s’empêcher de souffler sur ce bonheur : au bout de six mois, la duchesse avait perdu son enfant et son époux. Elle abandonna le château et disparut, emportant le petit cadavre, avec un affolement d’être désemparé qui tient, glacé entre ses mains, ce qui fut son unique raison de vivre.
*
Le rapt cruel de son désir avait gelé son cœur ; qu’allait-elle faire maintenant de sa bouche, de ses mains, où s’attardaient depuis des années un immense besoin de caresses enfantines, tendresses en partance aboutissant à l’impasse obscure du tombeau ? Elle s’était enfuie sur la route au hasard, aiguillonnée par l’idée folle de soustraire son trésor à de noirs ravisseurs, d’échapper à la mort qu’elle emportait dans sa fuite. Au long de la route blême, un grondement anime le paysage nocturne ; un torrent passe là et, sur le pont, la pauvre femme s’est arrêtée ; elle regarde l’eau dont les tourbillons la fascinent.
Oh ! s’engouffrer et descendre au fond de l’orage liquide ! Mourir près du cadavre cher, parmi le heurt sauvage des galets ! Noyer sa douleur et grossir de ses cris l’énorme clameur de l’abîme ! C’est, penchée au-dessus du parapet, serrant le petit dans ses bras, une silhouette de désespérance.
Mais elle ne pouvait se décider à entraîner l’enfant dans sa chute, – cela l’aurait meurtri, le chéri si mignon, – et elle l’embrassait en pleurant et, le posant là, elle lui disait adieu, résolue à se précipiter. Puis, se reculant elle reprit le corps livide, le pressant contre elle, et repartit, hagarde, comme si l’abîme aussi avait voulu le lui ravir.
Soudain, un grand calme l’apaisa : sa volonté triompherait de la Sèche Bohémienne qui vole les enfants ; elle tendait le poing avec un geste tragique, en mère qui défie Dieu lui-même de lui ôter la chair qu’elle enfanta.
Sa bouche frissonna contre la figure bleuie en murmurant : « Je te garderai ; je te ressusciterai. » Son amour suffirait à le ranimer ; ses yeux s’agrandirent, eurent la fixité d’un regard hypnotisé ; elle suivit le chemin vers un village qu’elle savait humble et tranquille. Dans la grande nuit solitaire où se mêlaient la tristesse et le silence, elle allait, fatale, aimantée par une idée fixe d’aimer et de vivre en dépit de tout.
*
La petite ville s’était blottie au creux d’une vallée étroite et verdoyante, que divisait inégalement le ruban mince d’une rivière. Sa rive gauche étalait nonchalamment de belles maisons en pleine clarté, alors que, sur l’autre rive, c’était l’escalade de la montagne par une masse compacte de masures sordides ; une église, d’un style indéfinissable, avait jailli comme une prière de cet amas de misère : elle versait à la ville le tintement de son horloge et les coups sourds de ses glas. Une vie effacée et monotone se révélait à peine par le roulement de rares voitures bruissantes ; point de sifflet strident hurlant l’arrivée d’un train : celui-ci passait fort loin d’elle ; l’agitation fiévreuse de l’époque avait oublié de l’envahir.
Nul endroit ne pouvait mieux convenir à la duchesse pour y exalter son désespoir ; elle loua un appartement modeste dans une vieille maison, dont l’image tremblait perpétuellement au friselis de la rivière : du passé s’obstinait à rester là. La dame était si pâle, si étrange, que la demeure paraissait non pas habitée, mais hantée. Car la nouvelle venue, suffisant à l’entretien de son ménage, ne recevait personne. Parfois, elle sortait muette dans les rues, jetant sur les enfants des regards haineux, qui paraissaient leur reprocher de vivre. Ses vêtements flottants semblaient des vêtements qu’on vient de laisser, qui, tout en gardant encore la forme du corps, ne contiennent que du vent.
Elle vivait avec un cadavre ! C’était là son mystère, ses airs absents d’être mal ressuscité.
Des deux pièces qui composaient sa demeure, une restait inviolablement fermée comme un sanctuaire, toujours tendue de blanc, gardant une atmosphère de puérile innocence et d’extase attendrie. Dès son arrivée, elle avait désemmailloté l’enfant, mais, au lieu de le rouler dans un linceul, elle le revêtit d’une robe gracieuse de satin blanc, lui couvrit la tête d’un bonnet de rubans et de dentelles. Elle pressait contre son sein la poupée froide, l’élevait au bout de ses bras pour la contempler et lui sourire, agaçant la lèvre morte avec son doigt, ainsi qu’on fait aux nouveaux-nés.
« Comme il est sage, mon mignon, » – elle le couchait, – « là, fais dodo et ne pleure pas. » – Avec une joie de mère, elle l’habillait, le déshabillait, lavait et poudrait sa chair durcie. Ah ! c’était bien une poupée, une froide poupée de porcelaine, dont les bras et les jambes n’étaient plus articulés.
Pendant trois jours, elle le garda ainsi, le plaçant près d’elle pendant les repas, veillant sur son sommeil au coin du feu, l’entourant de tous les gestes de la vie. De même que les fillettes, pressentant l’avenir, cajolent un simulacre, elle, rappelant les douceurs de sa maternité déçue, dorlotait une chose morte.
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Mais la décomposition s’avançait, devenait effrayante : ce furent des émanations de charogne, saturant l’air, léchant les tentures, saupoudrant tout d’une odeur violente et horrible. La mère s’entêtait, rêvant d’embaumement – jadis, on perpétuait ainsi le corps des rois et des princesses… Un spécialiste fut amené, qui déclara la pourriture trop grande. – Alors, elle fouilla des livres, renfermant les procédés de conservation des morts, imagina des bains aseptiques, puis des injections sous-cutanées de phénol : hélas ! la peau moisie se soulevait par lambeaux verdâtres adhérant à l’aiguille. – Elle alla dans son affolement opiniâtre jusqu’à lui infuser de son propre sang.
Elle pleurait de ne pouvoir arrêter cette putréfaction ; l’idée lui vint d’employer de l’alcool, au souvenir des débris anatomiques, vus autrefois dans des bocaux. Elle ne pourrait plus toucher son enfant, mais elle le verrait près d’elle, moins anéanti que livré à la terre dans un opaque cercueil.
Une grande jarre de verre reçut le cadavre chéri : celui-ci était devenu un véritable monstre à la peau bigarrée de taches jaunes et de plaques violacées. Il nageait, ballotté dans le liquide, se heurtant aux parois du verre, contre lesquels s’écrasait sa chair amollie ; il grimaçait, se disloquait avec des contorsions ridicules.
Alors, la vie la plus folle commença, avec le cauchemar lamentable d’une femme appelant et choyant son enfant à travers le verre, qu’elle ternissait de ses baisers. Malgré tout, l’égarement de cette affection maternelle demeurait touchant, car les illusions, si tristes soient-elles, font vivre l’amour.
Le jour de l’anniversaire, elle inventait, puérile et solennelle, une réception présidée par le cadavre posé sur une table au milieu de la pièce. Il s’était ratatiné, la peau plissée, la bouche entrouverte, les yeux mi-clos, le teint pareil à un fruit trop mûr.
Cela dura longtemps ; c’était maintenant une vieille dame, qui sortait parfois et passait dans les rues, muette, semblant ne pas respirer ; c’était une vieille dame surannée, aux habits d’autrefois, aux gestes désappris ; sa main sèche appuyait une grande clef contre sa poitrine ; ses yeux étaient immobiles dans une figure de pétrifiée. Elle marchait à pas menus, sans bruit, si pâle qu’on eût dit une ombre, une ombre d’hiver.
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Un jour, on la trouva morte ; elle s’était asphyxiée, serrant encore dans ses bras le bocal où tremblait une masse informe et gélatineuse.
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(Jean Clary et Marcel Rieu, in Pan, revue libre, troisième année, n° 2, février 1910. Léon Cogniet, « Scène du Massacre des Innocents, » huile sur toile, 1824 ; Edvard Munch, « Héritage, » huile sur toile, 1897-1899)