§ 1.

 
 

I cannot tell how the truth may be

I say the tale as ’twas said to me.

 

WALTER SCOTT.

 
 

En l’année 1710, il existait dans la grande et belle ville de Fribourg un médecin si célèbre par ses talents et sa vaste érudition que de tous côtés on venait le consulter ; il se nommait Barthold Kuffner : il était estimé de tous ceux qui le connaissaient. C’était un homme d’une cinquantaine d’années, d’une taille élevée, d’un port noble et gracieux. Il avait amassé par son travail une fortune assez considérable pour pouvoir se reposer de ses fatigues ; mais il aimait tellement sa profession qu’il préférait une vie d’étude et de recherches à une vie de plaisir et de dissipation. – Sa mise était fort simple ; en mémoire de sa femme qu’il avait tendrement aimée, car il était veuf, il portait un bonnet de velours noir et une mante qu’il attachait sous le menton.

Il avait rassemblé à grands frais une immense quantité de fossiles, de minéraux et de curiosités anatomiques de tous les pays, qui faisaient de sa collection la plus riche de toute la Suisse et même de toute l’Allemagne. C’était dans ce musée qu’il avait établi son laboratoire de chimie et de physique ; il y passait souvent les nuits à feuilleter de volumineux in-folios qui garnissaient les tablettes sous lesquelles étaient placés ses squelettes et, en général, tous ses échantillons d’astrologie. Mais quelque attentif que fût Kuffner à ses profondes études, il ne dédaignait pourtant pas les agréments de la vie tout en ayant soin d’en éviter les passions. – Il aimait beaucoup à fumer, et on pouvait le compter au nombre des plus chauds admirateurs de la plante des Indes.

Par une froide soirée du mois de janvier, Kuffner était assis dans son musée devant une table couverte des œuvres de ses auteurs favoris ; il fumait une longue pipe turque, et de temps en temps s’humectait la gorge d’une goutte de vin de Rhin dont une bouteille était placée à côté de lui.

La lampe accrochée au mur non loin de la cheminée dissipait à peine l’obscurité de la chambre, tandis que les rayons de la lune qui perçaient à travers les vitraux coloriés de la fenêtre, éclairaient tristement les crânes qui étaient entassés par terre.

En cet instant, un coup frappé à la porte de la rue proclama l’arrivée d’un visiteur, et un domestique annonça M. Frédéric Herskmeiff, jeune peintre assez habile.

Herskmeiff parut son chapeau sous le bras.

« Bonjour, docteur, dit-il, je suis bien aise de vous voir, car il y a longtemps que je n’ai eu ce plaisir. Cependant, si je vous dérange, ne vous gênez pas, congédiez-moi.

– Non, non, mon fils, reste ; ma pauvre cervelle, il est vrai, a été appliquée ce soir à un rude travail ; mais, grâce à ma persévérance, j’ai tout terminé et j’éprouve de la satisfaction à me délasser en ta compagnie. Assieds-toi donc près du feu. »

En achevant ces mots, le physicien se rapprocha de son jeune ami et se mit à causer familièrement avec lui.

« Vos occupations sont bien arides, remarqua Herskmeiff.

– Oui, mais elles sont profitables, répliqua le médecin, et pour ce qui est de l’épithète aride, elle n’est rien moins que juste, car j’ai toujours soin d’arroger mon travail d’une semblable potion. »

Et il lui montra du doigt la bouteille de vin de Rhin.

« C’est une bonne médecine, reprit Herskmeiff, et moyennant un pareil traitement, je m’estimerais heureux d’être votre malade.

– Il ne tient qu’à vous qu’il en soit ainsi, » dit le vieillard en lui présentant une pipe de Knaster et une coupe qu’il remplit jusqu’aux bords.

– Je vous rends grâce, mon cher maître, et je bois de tout mon cœur à votre santé, s’écria le peintre, en vidant le verre d’un seul trait.

– Et que dites-vous du tabac, mon fils ? n’a-t-il pas une odeur merveilleuse ? demanda Kuffner.

– Je n’en ai jamais fumé de si bon, » répondit Herskmeiff, en envoyant au plafond une bouffée de fumée.

Ils jouissaient tous deux en silence, et chacun à sa manière ; mais le jeune homme ne pouvait s’accoutumer à l’épouvantable décoration de l’appartement, qui faisait de ce lieu un véritable Golgotha. De quel côté qu’il jetât les yeux, il n’apercevait autour de lui que des ossements épars, des têtes de morts, des squelettes ou des animaux difformes empaillés dans des altitudes plus menaçantes et plus effrayantes les unes que les autres ; mais comme il vit que le physicien le regardait, il prit un air indifférent et feignit d’admirer sa collection.

« Vous avez là de bien grandes raretés, lui dit-il.

– C’est vrai, répondit celui-ci ; vous pouvez même ajouter qu’elles ont excité la cupidité de beaucoup de personnes. J’ai si peur qu’on ne me les vole que je me tiens toujours ici, afin de pouvoir les surveiller sans cesse. Je suis comme l’avare au milieu de ses trésors.

– Je conçois facilement vos craintes, après les dépenses énormes que vous avez dû faire pour rassembler tous les divers objets qui composent ce précieux musée ; je m’imagine que vous seriez désespéré d’en perdre un seul, quoique pour moi je vous avoue que je n’y attacherais aucun prix.

– Cela se peut, mon fils, mais moi, je ne pourrais survivre à cette perte. Je possède aujourd’hui ce qu’il y a de plus rare en Allemagne, et il me serait impossible de trouver jamais une collection semblable à celle-ci, car elle n’a pas sa pareille dans l’univers entier. »

Ici, le digne docteur exhala de sa pipe un nuage de fumée, et sa figure prit un air de satisfaction qui ne lui était pas ordinaire.

La pipe et le verre tinrent le médecin et son hôte dans une occupation continuelle.

Ce dernier sentit s’évanouir sa timidité ; il commença à s’aguerrir avec ce qui l’entourait et à s’accoutumer à la figure horrible et décharnée du squelette qui était tout debout, sur un piédestal, derrière sa chaise. Mais sitôt que, par un mouvement d’inquiète curiosité, il tournait la tête, il ne pouvait s’empêcher de frissonner ni se rendre maître de la frayeur qui glaçait ses sens et resserrait tous ses pores. Kuffner, qui s’aperçut de sa taciturnité et de sa préoccupation, tâcha, par sa conversation, d’éloigner les pensées désagréables dont il le voyait assiégé.

« Allons, mon fils, encore un verre de vin et de la gaieté ; mordieu, de la gaieté ! je ne connais que cela d’aimable dans cette vie. – Chante-moi une chanson, un air, une villanèle, quelque chose de plaisant, cela me réjouira et me rajeunira d’une dizaine d’années.

– Bien volontiers, répondit le jeune artiste ; j’espère qu’en faveur de l’intention, vous me pardonnerez ma mauvaise exécution.

– Mais que vas-tu me chanter ?

– Je l’ignore encore moi-même.

– Eh bien ! chante un virelai français, je ne connais rien de si comique. Tu sais le français, je pense ?

– Je l’ai appris depuis mon enfance. »

Et pour prouver ce qu’il avançait, Herskmeiff se mit à crier à tue-tête ce passage d’une vieille ballade parisienne :
 

« Ah ! belle blonde

Au corps sy gent,

Perle du monde

Que j’aime tant.

 

De dolce chose

Ay grand désir,

C’est de tollir

Baiser de rose.

 

Ah ! belle blonde

Au corps sy gent,

Perle du monde

Que j’aime tant. »

 

« Ce n’est pas assez gai cela, interrompit le physicien en tapant du poing sur la table et en se versant une nouvelle rasade, ainsi qu’à son compagnon, tête et sang ! ce n’est pas ainsi qu’on procédait de mon temps ! »

Herskmeiff, pour céder au désir de son hôte, entonna à l’instant et en bon allemand un refrain des plus joyeux ; si joyeux même, qu’on nous excusera sans doute de ne point le rapporter ici.
 
 

§ 2.

 
 

O! horror! horror! tongue non hart

Cannot conceave non name thee!

 

SHAKESPEARE. (Macbeth.)

 
 

Minuit sonnait à l’horloge de la belle église de Fribourg, que le peintre et le docteur étaient encore assis à boire et à fumer. – Plusieurs fois le premier avait voulu prendre son chapeau et partir, mais son hôte, par ses instances réitérées, l’en avait empêché.

À chaque nouveau verre de vin de Rhin qu’Herskmeiff vidait, la force de raisonnement qui l’avait aidé à combattre la terreur qui s’emparait de ses esprits, l’abandonnait graduellement ; ses sens s’affaiblissaient de plus en plus ; le moi disparaissait en proportion, et bientôt livré au seul instinct de la brute, c’est-à-dire à l’impression des choses extérieures, il se sentit pénétré de cette sensation vague et indéfinissable que nous éprouvons souvent en songe, lorsque, face à face avec l’objet de notre plus invincible aversion, de notre plus grand effroi, nous ne nous sentons pas la force de fuir pour lui échapper. Notre pensée alors s’élance hors de son enveloppe terrestre et vole loin du danger ; mais notre corps, paralysé par un pouvoir magique, se refuse à la suivre, et la contraint par là de rentrer dans sa prison pour partager son sort.

Kuffner, attribuant à l’admiration le mouvement d’inquiétude qui forçait son jeune ami à se retourner toutes les cinq minutes pour s’assurer si le squelette n’avait fait aucun mouvement, crut combler ses vœux en lui disant quelques mots sur son origine.

« Ce bel échantillon ostéologique, placé sur un piédestal derrière vous, est le squelette de Broofner, fameux bandit qui fut pendu il y a quelque vingt ans. C’est un superbe morceau, comme vous voyez, et il serait même l’un des plus parfaits de toutes les collections de l’Europe, si, par malheur, le genre de mort qu’il a subi de son vivant ne lui avait pas un peu tordu le cou et l’épine dorsale du côté gauche. J’ai promis de fortes récompenses à plusieurs habiles ouvriers s’ils parvenaient à corriger cette fâcheuse imperfection ; mais aucun d’eux n’a pu y réussir. C’est que la corde, – la corde est un vilain supplice ; il n’y pas moyen de faire des collections tant que notre conseil n’aura pas rayé du Code pénal cette abominable coutume, » dit le médecin en regardant avec attendrissement le défunt Broofner, qui, sous le pâle reflet de la lampe, se détachait de la tapisserie brune contre laquelle il était adossé comme une statue au milieu d’un jardin, éclairé d’un seul côté par les rayons de la lune.

– De par saint Antoine ! s’écria Herskmeiff en bâillant, vous vous trompez étrangement, si vous me croyez capable d’admirer de pareilles horreurs. »

Kuffner ne s’offensa point de cet outrage fait à sa collection ; sachant bien quel sentiment l’avait dicté, il pencha sa chaise pour frapper sur l’épaule du jeune homme, en lui disant :

« Du courage ! mon fils, du courage ! car c’est là ce qui vous manque. Que diable ! à votre âge, on se raisonne, et l’on ne se laisse pas ainsi épouvanter par quelques ossements blanchis par le temps. Que saint Grégoire me soit en aide ! mais, en vérité, si je n’avais pas eu plus de fermeté dans ma jeunesse, je ne sais pas comment j’aurais pu faire mon chemin ici-bas. »

Le docteur parlait à un sourd, car sa médecine avait fait un effet si prodigieux sur le jeune peintre, qu’il s’était endormi subitement en murmurant quelques paroles inintelligibles, qu’il prit pour une réponse à sa remarque. Il le secoua par le bras pour le réveiller, mais inutilement : le vin de Rhin, qu’il avait bu en plus grande quantité qu’à son habitude, avait agi promptement sur son cerveau, et l’avait plongé dans une léthargie dont il paraissait difficile qu’un tremblement de terre même pût le tirer. Il le laissa donc jouir en paix des bienfaits de Morphée, bienfaits auxquels il ne tarda point à participer à son tour.

C’était un bien beau monument que l’église de Fribourg, avec sa haute flèche qui s’élançait jusqu’aux nuages comme pour communiquer avec les anges, son majestueux portail, son architecture gothique à la fois si riche et si simple, ses admirables sculptures, sa chaire en bois de cadre si artistement ornée, ses antiques créneaux, ses épaisses murailles noircies par les siècles, et son horloge si curieuse et si rare qui faisait entendre une suave mélodie à l’expiration de chaque heure ! – Ah ! oui, c’était un bien beau monument que la vieille église de Fribourg, alors qu’elle était encore, après plus de quatre cents ans d’existence, ce qu’elle était le jour où les fidèles pénétrèrent pour la première fois dans son enceinte sacrée, alors que le ciseau du moderne restaurateur n’était point venu détruire l’harmonie de son ensemble, la régularité de ses détails ; alors qu’une pioche, conduite par un génie vandale, n’avait point osé toucher aux restes précieux que le temps lui-même avait respectés.

Herskmeiff dormait donc, mais il s’en fallait de beaucoup que son sommeil fût tranquille : les plus épouvantables images le poursuivaient dans ses rêves et faisaient de son repos un horrible supplice. Les objets effrayants qu’il avait vus dans l’appartement vinrent de nouveau s’emparer de son imagination ; il se figura que tous les reptiles, tous les insectes monstrueux qui étaient rangés en bataille sur des tablettes symétriques, s’élançaient à terre et se traînaient le long du plancher pour grimper sur lui, afin de le saisir, de l’enlacer, les uns dans leurs replis calleux, les autres dans leurs pattes velues, pour l’étouffer et pour sucer son sang. – Il se débattit violemment et jeta par terre une douzaine de bocaux et de fioles remplies, pour la plupart, d’essences et de liqueurs dans lesquelles surnageaient des fœtus plus ou moins développés.

Quel que fût le bruit que firent ces bouteilles en tombant, le docteur ne s’éveilla point ; il croisa seulement l’une de ses jambes dans une posture plus commode, et se mit à ronfler de plus belle.

En cet instant, l’horloge de l’église sonna trois heures du matin, et cette heure apportée par la brise nocturne aux oreilles du peintre avec le son harmonieux et argentin du carillon, le sortit de la léthargie dans laquelle l’avait plongé la liqueur dont il avait bu outre mesure.

La lampe s’était éteinte depuis longtemps, et la chambre n’était plus éclairée que par les derniers rayons de la lune qui répandaient sur les divers ornements du musée Kuffner une teinte mystérieuse, rendue plus vague et plus lugubre encore par les ombres gigantesques des squelettes qui se projetaient au loin sur les murailles et sur le plancher.

Herskmeiff éternua, se moucha, bâilla, et étendit les bras au-dessus de sa tête pour rendre la souplesse à ses membres engourdis par le sommeil ; mais, au même instant, il se sentit saisir par-derrière, et des doigts glacés entourèrent son cou… Il voulut crier ; il n’en eut ni la force, ni le pouvoir ; le canal aérien, gêné par la pression qui le comprimait, ne lui permit d’exhaler que des sons rauques et voilés. Ses joues devinrent par degrés pâles, rouges et violettes ; ses yeux sortirent de leur orbite ; sa langue sèche et brûlante pendit hors de sa bouche. Troublé, éperdu, pressentant que bientôt il aurait cessé de vivre, sentant sa respiration s’embarrasser et devenir de plus en plus courte, il voulut se lever ; le désespoir lui rendit une partie de la vigueur que quelques secondes de cette épouvantable torture venaient de lui faire perdre ; il porta ses mains à son cou pour le dégager, mais l’excès de la terreur faillit le suffoquer, lorsqu’il ne rencontra que des phalanges décharnées qui, froides comme les anneaux d’une chaîne, s’enfonçaient dans sa peau frémissante.

Exaspéré, il réunit tous ses efforts et, par un mouvement aussi subtil que violent, il parvint à se débarrasser de l’horrible étreinte à laquelle il était prêt à succomber, et se réfugia à l’autre bout de l’appartement, d’où il jeta un coup d’œil effaré sur l’endroit qu’il venait de quitter. – Il en crut à peine ses sens : il se figura être le jouet d’un songe, quoique, pourtant, en se tâtant, il acquit la certitude qu’il était bien éveillé et qu’il possédait le libre exercice de sa raison. – Le squelette de Broofner était encore, il est vrai, tout debout à la même place qu’il occupait la veille ; mais à l’attitude menaçante qu’il avait prise, mais à ses gestes multipliés, mais au feu qui semblait s’échapper des deux horribles trous de sa tête, le malheureux jeune homme devina l’intention où il était de se mettre à sa poursuite.

Effrayé et ne sachant comment se défendre, il saisit le premier objet qui lui tomba sous la main ; c’était un os monstrueux qui avait environ six pouces de tour sur deux pieds et demi de longueur, et qui provenait de la jambe d’un Patagon mort depuis peu en Suisse, où il n’avait pu s’acclimater.

Fort de cette arme redoutable, et résolu à vendre chèrement sa vie, il marcha d’un pas ferme à la rencontre de son ennemi, et commença l’attaque par lui asséner un rude coup sur l’épaule. Comme il gesticulait toujours et menaçait de vouloir l’étrangler de nouveau, il redoubla et finit bientôt, après une lutte de quelques minutes, par lui abattre un bras. – Cet avantage décisif remonta son courage, et il revint à la charge avec une ardeur digne des plus fameux paladins du moyen âge. Mais, par malheur, tandis qu’il étrillait ainsi son osseux adversaire, le bout de sa massue alla frapper à la tête le médecin encore endormi et le renversa sur le plancher privé de sentiment. Herskmeiff ne s’en aperçut pas et continua à châtier avec plus de vaillance que jamais le scélérat Broofner et ses odieux compagnons.

Il y avait quelque chose d’affreux dans cette lutte formidable, au milieu des plus épaisses ténèbres, avec cette légion de réprouvés échappés au cimetière. – On n’entendait que le bruit des ossements, qui volaient à terre brisés en mille éclats, et les cris de triomphe que poussait le vainqueur à chaque victime qui tombait sous ses coups. Un instant après, l’appartement ne présentait plus qu’une vaste scène de désordre et de carnage. Le peintre, échauffé par la mémorable victoire qu’il venait de remporter sur ses nombreux ennemis, frappait de tous cotés et ne connaissait rien : momies, squelettes, animaux, scarabées, insectes, reptiles, mammifères, pierres précieuses, sphinx de bronze, camées, mosaïques, arabesques, vases étrusques, bassins de Pompeïa, aiguières d’Herculanum, tomahawks indiens, tambours malais, parasols chinois, bocaux, alambics, bouteilles et fioles, roulaient pêle-mêle sur lui avec leurs tablettes et leurs piédestaux. – Se figurant qu’il avait affaire à d’autres revenants, il brandissait sa massue et se préparait à les exterminer en un clin d’œil, lorsque la porte, en s’ouvrant, livra passage à une demi-douzaine de domestiques, qui, réveillés en sursaut par le vacarme qui partait du musée, s’imaginaient que quelques chats y prenaient leurs ébats et venaient mettre le holà.

Ils furent donc bien étonnés lorsqu’ils trouvèrent le plancher jonché d’inestimables débris, et le preux Herskmeiff monté sur un monceau d’ossements et de verres cassés, l’œil enflammé, la face enluminée, et prêt à s’élancer sur eux. Ils se virent obligés de lui demander quartier ; car, les prenant sans doute pour un nouveau renfort d’ennemis, il se mettait déjà en mesure, sans s’inquiéter de leurs cris, de les réduire en poussière.

La vérité ne tarda pas à paraître dans tout son jour à la clarté des flambeaux. Le jeune peintre, en bâillant, avait heurté le squelette de Broofner et avait détendu les ressorts qui le faisaient se mouvoir dans toutes les positions pour les démonstrations du docteur lorsqu’il professait son cours d’anatomie. Telle était l’unique cause du phénomène qui l’avait épouvanté. Néanmoins, il jura intérieurement de ne plus jamais passer de nuit dans le laboratoire de son vieil ami.

Quant à celui-ci, lorsqu’il sortit de son évanouissement et qu’on eut pansé sa blessure, heureusement fort légère, il voulut examiner les avaries qu’avaient subies ses chères collections. Cette vue fut pour lui un coup de poignard ; il s’arracha les cheveux, déchira ses vêtements et s’abandonna à un désespoir tel qu’il en tomba dangereusement malade, et que ses jours furent longtemps en danger. Cependant, quand il eut recouvré la santé, il n’eut rien de plus pressé que de retourner dans son musée pour tâcher de réparer lui-même le dommage qu’y avait causé la trop grande vaillance de son inconséquent protégé ; et ce fut dans cette triste occupation que s’écoulèrent les dernières années de sa vie.
 

(The Olio.)
 
 

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(Anonyme, in Journal de Paris, nouvelliste du matin et du soir, n° 2119, jeudi 20 juin 1833 ; repris, dans une version légèrement écourtée, dans Le Voleur, gazette des journaux français et étrangers, sixième année, deuxième série, n° 36, 30 juin 1833. La gravure est tirée de la publication originale dans The Olio)

 
 
 

 

 

 
 
 

W. : THE PHYSICIAN OF FRIBOURG ; OR, A NIGHT OF TERROR

 

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(W., in The Olio ; Or, Museum of Entertainment [Londres], volume 5 [January to July], 1830 ; repris dans Reynold’s Miscellany of Romance, General Literature, Science, and Art, volume IX, n° 221, samedi 2 octobre 1852)

 
 

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☞  L’histoire du médecin de Fribourg a rencontré une indéniable fortune dans la presse allemande ; nous la retrouvons ainsi dans plus d’une vingtaine de publications différentes, recueils ou périodiques, entre 1840 et 1899, généralement sous le titre : « Berthold Kuffner und sein Gast » [Berthold Kuffner et son invité]. Cette version abrégée devient une anecdote édifiante, dans laquelle le visiteur de Kuffner s’avère être un voleur confessant son forfait sous l’emprise de la peur. Elle a également fait l’objet, à trois reprises au moins, d’une adaptation dans la presse néerlandaise. Nous en donnons quelques exemples ci-dessous.
 

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