Je n’aime pas quand il pleut ; d’abord, parce que ça me mouille (1), ensuite parce que ça rend mon ami Marius Lafoucade tout triste, et vous savez, le Lafoucade triste ne vaut pas la moitié du Lafoucade en allégresse.
Marius Lafoucade est de Marseille et les temps gris le navrent à tel point que ce fils du soleil ne rit plus, ne chante plus, ne parle plus.
Que voulez-vous faire d’un Lafoucade qui se tait ?
Aussi, quand il pleut, ou simplement quand le temps est variable, je préfère éviter Lafoucade.
L’autre soir, le vent faisait rage, la pluie tombait à siaux, quelqu’un cogna à ma porte.
Une sorte de croque-mort entra. C’était Lafoucade, furieux.
« Tu commences à me dégoûter, avec ton sale Paris ! Ah ! une jolie capitale ! Faut-il être bête pour habiter ce trou à grenouilles !
– Calme-toi, Lafoucade ; la pluie t’égare.
– Non, je ne veux pas me calmer… Dans ces circonstances, je serais le dernier des lâches, si je me calmais ! »
Lafoucade se calma tout de même.
Sa tristesse me désolait, et, à tout prix, je voulus le distraire.
« Viens, je t’emmène au concert.
– Non, je ne veux pas aller au concert.
– Pourquoi ?
– Parce que !
– Viens donc, un concert éclairé entièrement à l’électricité !…
– Ah ! l’électricité, mon pauvre vieux, ce que ça me laisse froid !
– C’est un avantage, pour une lumière de théâtre.
– Pour moi, la lumière électrique ou la chandelle des seize, c’est kif-kif.
– Tu es bien sévère pour le progrès.
– Depuis une certaine nuit où j’ai été éclairé d’une certaine façon, je me suis complètement désintéressé de toute lumière artificielle.
– Continue, tu m’intéresses. »
Au-dehors, la pluie avait cessé, un bon feu flambait dans l’âtre et Lafoucade, réchauffé, se réconciliait avec l’existence.
Il commença le récit suivant :
« C’était dans les tous premiers temps du Tonkin. Je finissais mon temps. On n’avait pas toutes ses aises. Des pirates nous enveloppaient de toutes parts et il fallait avoir l’œil au vent et le doigt sur la détente. Un jour, des espions viennent nous apprendre qu’une bande de pirates s’est réfugiée dans un village voisin. La nuit arrive, on se forme en colonne et nous voilà partis, commandés par le lieutenant de vaisseau Lépluché. Tu connais Lépluché ?
– Non.
– Mais il est de ton pays… de Cherbourg !
– Je ne suis pas de Cherbourg, moi.
– Non, mais c’est toujours du Nord-Ouest… Comment ! vous ne vous connaissez pas, tous les hommes du Nord-Ouest ? Nous, en Méditerranée, nous nous connaissons tous.
– Vous avez de la chance… Continue ton histoire.
– Donc, nous voilà partis… Il faisait une nuit noire, mon pauvre vieux, mais noire ! On se serait cru dans une mine de houille à Taupin. Pas de lune, pas d’étoiles et pas de becs de gaz dans les rizières. Tout à coup, nous nous sentons éclairés, à la tête de la colonne, par une lumière douce, étrange, fantastique.
Nous regardons autour de nous et nous apercevons… devine quoi ?
– Ne me fais pas languir.
– Une bande de tigres, mon vieux, innombrable, qui nous accompagnait. Les yeux de ces fauves brillaient comme des braises, et tous ces regards réunis constituaient une lumière superbe.
– De quelle couleur ?
– On croyait marcher dans de l’or gazeux.
– Mâtin ! fis-je gravement.
– Si tu ne me crois pas, tu peux demander à Lépluché, qui est capitaine de frégate maintenant et officier de la Légion d’honneur. Ce n’est pas un blagueur, lui.
– Mais toi non plus, mon vieux Lafoucade ; je ne mets nullement ton récit en doute, et, la preuve, c’est qu’une idée admirable vient de me germer dans le cerveau : la fondation d’une Société anonyme d’éclairage par les yeux de tigres.
– Pourquoi pas ? fit Lafoucade.
– Évidemment, rien de plus simple. D’abord, ce sera bien plus pittoresque que les becs de gaz. Sur d’élégantes colonnes en fonte, on installera des cages contenant quelques tigres adultes. Des cages solides, bien entendu, car une fuite de tigre offrirait des inconvénients plus sérieux qu’une simple fuite de gaz.
– Oh ! on s’en apercevrait tout de suite.
– Oui, quand on se sentirait quelques crocs pointus pénétrer indiscrètement dans votre cuisse, ou des griffes de cinq centimètres gratter votre échine, on dirait : « Tiens ! il doit y avoir une fuite de tigre par là. » Les gaziers seraient remplacés par des dompteurs. La vie parisienne gagnerait un peu d’intérêt à cette simple modification.
– Au point de vue économique, peut-être ?…
– On y gagnerait. J’ai une idée : la crémation n’est pas encore bien installée chez nous. Si on la remplaçait dès maintenant par la tigrivoration ? Moi, ça me sourit d’avoir pour tombeau le ventre brûlant d’un tigre royal. Sans compter que la Société anonyme gagnerait beaucoup d’argent sur le fumier. Car, tu sais que le fumier de tigre est excellent pour les rhododendrons et les pétunias.
– Non, j’ignorais.
– On établirait dans les environs de Paris d’immenses haras pour la reproduction, et quand les étalons seraient un peu fatigués, on leur ferait boire de la liqueur Gaudiers, qui leur rendrait leur jeunesse et leur activité premières. »
*
Quelques jours après cette conversation, j’eus l’occasion d’être présenté à M. le capitaine de frégate Lépluché.
« Pardon, commandant, avez-vous vu beaucoup de tigres, au Tonkin ?
– Pas un… mais, en revenant en France, j’en ai vu un dans une ménagerie de Saïgon ; un pauvre vieux tigre aveugle qui avait dû être une jolie bête dans son temps. »
Cette réponse ruina dans l’œuf la Société anonyme d’éclairage.
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(1) À ce propos, je ferai observer aux lecteurs qui m’adressent de flatteuses correspondances, qu’ils me prouveraient plus clairement leur admiration en m’adressant de menus cadeaux utiles ou superflus. Un parapluie, en ce moment, serait le bienvenu.
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(Alphonse Allais, in Le Chat noir, sixième année, n° 304, samedi 5 novembre 1887 ; repris sous une version écourtée et modifiée dans « La Vie drôle, » in Le Journal quotidien littéraire, artistique et politique, deuxième année, n° 265, lundi 19 juin 1893 ; in Le Voleur illustré et la Semaine illustrée réunis, soixante-sixième année, n° 1877, jeudi 22 juin 1893 ; in La Joie de la maison, journal hebdomadaire illustré, troisième année, n° 130, jeudi 29 juin 1893 ; « Variétés, » in Le Lorrain, écho de Metz & d’Alsace-Lorraine, douzième année, n° 189, jeudi 13 juillet 1893 ; « Choses et autres, » in Gazette de Lorraine, nouvelles d’Alsace, vingt-troisième année, n° 167, jeudi 20 juillet 1893 ; « Au Jour le jour, » in La France de Bordeaux et du Sud-Ouest, lundi 25 février 1895 ; sous le titre : « Une Nouvelle Méthode d’éclairage, » « Chronique, » in Le Petit Oranais, journal politique, littéraire, mondain, sportif, agricole, commercial et maritime, vingt-troisième année, troisième série, n° 4472, mercredi 13 juillet 1904 ; « Contes et nouvelles, » in Le Midi socialiste, journal quotidien du prolétariat, deuxième année, n° 326, dimanche 14 novembre 1909 ; « Les Auteurs gais, » in Le Petit Bourguignon, journal politique quotidien, trentième année, n° 10746, dimanche 31 juillet 1910 ; « Propos fantaisistes, » in Le Grand Écho du Nord et du Pas-de-Calais, quatre-vingt-douzième année, n° 214, mardi 2 août 1910 ; in Le Peuple, organe quotidien de revendications et de réformes sociales de l’île de la Réunion, quatrième année, n° 843, vendredi 20 janvier 1911 ; in Le Canard, journal humoristique, dimanche 16 septembre 1916. Dans sa version abrégée, ce texte a été repris en volume dans le recueil Le Parapluie de l’escouade (Œuvres anthumes), Paris : Paul Ollendorff, 1893 ; puis dans En Ribouldinguant, dessins de Joaquim Xaudaró, Paris : « Les Auteurs joyeux, » collection Ollendorff, Société d’éditions littéraires et artistiques, Librairie Paul Ollendorff, sd. Eugène Delacroix, « Tête de tigre, » huile sur toile, c. 1860 ; Gustave Surand, « Deux Têtes de tigres, » huile sur panneau, sd, et « Tigre dévorant un paon, » huile sur toile, 1934)