Trois mois après que mon vieil ami, le Dr L…, m’eut cédé sa clientèle à Bedous, je fus appelé au château de Herchelles pour soigner une fille de ferme.
Je trouvai le billet d’appel, très laconique, en rentrant d’une visite lointaine, et, ne sachant si le cas était urgent, je laissai reposer ma bête fatiguée et franchis à bicyclette les six kilomètres qui me séparaient du château.
La femme pour laquelle on m’avait fait venir avait été atteinte d’un malencontreux coup de faulx, mais sa blessure n’offrait aucune gravité.
Toutefois le pansement fut long et minutieux, ainsi que le nettoyage préalable : jamais, jamais de ma vie, je n’avais vu de genoux aussi sales ! Et, quand tout fut terminé, huit heures avaient déjà sonné.
M. de Herchelles m’invita à partager son dîner, et, après m’être excusé pour la forme, j’acceptai volontiers, sachant que je ne serais plus attendu chez moi.
M. de Herchelles pouvait avoir une trentaine d’années ; il n’était pas beau, manquant de cette régularité de traits qu’exige la perfection, mais il avait une expression mobile et intelligente qui séduisait dès le premier abord, et dans sa conversation, jamais banale, on percevait une hypersensibilité extraordinaire, presque féminine, qui contrastait étrangement avec le physique solide de ce vigoureux gaillard.
Il était célibataire et habitait seul le corps principal du château. Son personnel, très nombreux et bien stylé, occupait deux ailes en retour, et les bâtiments de ferme, construits derrière, fermaient le rectangle dont le centre, planté en jardin à la française, était le lieu de réunion de toute la valetaille et le théâtre d’une incessante animation.
Je m’extasiai sur cette distribution qui, tout en laissant aux serviteurs beaucoup de commodité et d’agrément, leur ôtait tout prétexte de passer devant le château.
« Oui, me répondit M. de Herchelles, c’est très bien combiné. Ma vue est à moi, rien qu’à moi… et à mes invités, » ajouta-t-il courtoisement, sentant l’étonnement que pouvait me causer son ton un peu exalté.
Nous passâmes sur la terrasse pour prendre notre café, et je compris alors son enthousiasme pour « sa vue. »
Une pente gazonnée, plantée çà et là d’arbustes rares, descendait mollement jusqu’à un petit étang entouré de plantes en fleur. Sur la rive opposée, le terrain repartait en vallonnements successifs, et, couronnant la plus élevée des ondulations, se dressait une construction étrange : chalet, pagode ou pavillon, dont les toits pointus se hérissaient en noir sur le ciel comme les cornes d’un monstre accroupi.
L’ensemble était d’une beauté saisissante. Mais le bâtiment original attirait surtout mon attention.
« Qui habite cette singulière construction ?
– Personne en ce moment, répondit mon hôte, et d’ailleurs personne désormais, car je vais la faire abattre. J’ai déjà demandé des ouvriers, et, dès que les moissons seront finies et que je pourrai avoir des bras, je compte faire commencer la démolition de cette horreur. »
Je me récriai, mais M. de Herchelles sembla vexé par mon interruption.
« C’est une horreur ! répéta-t-il violemment. Ce pavillon a été construit par mon grand-oncle, Jean de Herchelles, à son retour de l’Inde, pour servir de laboratoire à des expériences de magnétisme et de chimie que ma grand-mère n’aurait pas permises sous son toit. Tant qu’il vécut, mon grand-oncle y habita, mystérieusement, sans laisser pénétrer ses mauvais secrets par personne. Un beau matin, on le trouva mort, et personne n’a jamais pu s’expliquer sa fin. Comment et de quoi mourut-il ? Énigme ! J’ai interrogé les quelques survivants de cette époque : ils n’ont rien su ou ne veulent rien dire. J’étais alors tout enfant, mes souvenirs sont trop vagues pour que je puisse reconstituer les données nécessaires et résoudre ce problème. Jean de Herchelles s’est-il empoisonné ?… A-t-il été foudroyé ou asphyxié au cours de ses manipulations ? Qui peut le savoir ?… À sa mort, ma mère fit brûler tous ses papiers, tous ses livres d’occultisme et de magnétisme. »
Je ne pus retenir un soupir de regret.
« Elle a bien fait, affirma Herchelles, et plût à Dieu qu’elle eût en même temps rasé ce maudit pavillon ! Mais, à cette époque, nous n’avions pas une fortune suffisante pour nous permettre le luxe d’abattre des maisons. Ma mère se borna à en faire transformer l’intérieur et à le meubler d’une façon simple, mais pratique, afin de pouvoir le mettre en location.
– Madame votre mère était une femme de grand sens.
– Pas en cette occasion, s’écria M. de Herchelles, pas en cette occasion !
– Les locataires ne doivent pourtant pas vous manquer, » dis-je, sans arriver à réprimer une nuance d’envie au souvenir de la vilaine bicoque en plein chef-lieu de canton que j’habitais alors.
M. de Herchelles sourit.
« Mon pavillon vous a tapé dans l’œil, dit-il. Et je commencerais volontiers nos futures relations, qui seront, je l’espère, de très bon voisinage, en le mettant à votre disposition, mais… ce n’est pas possible… Sachant ce que je sais… j’en aurais un remords éternel. »
La discrétion m’empêcha de questionner mon hôte, mais je ne restai pas longtemps en proie à ma curiosité, car, d’une voix blanche, changée, il continua :
« L’esprit du mal habite la pagode ; c’est mon principal locataire. Il règne en maître dans la maison.
– Quelle folie me contez-vous là ?
– C’est la vérité, la vérité pure. Tous ceux qui s’y sont succédé en ont subi l’influence.
La première famille qui la loua… le père mort d’un accident de chasse, tué par son fils ; la mère enfermée dans un cabanon. Puis, un ménage de vieux bien tranquilles : c’étaient de faux monnayeurs. Ensuite, deux femmes seules, la mère et la fille ; celle-ci, une blondinette charmante, que nous vîmes grandir, embellir, se fiancer avec un voisin. Huit jours avant le mariage, en se coiffant, la lampe à alcool sur laquelle elle chauffait ses fers éclate, et la malheureuse reste aveugle et défigurée… Eh bien ! qu’en pensez-vous ?
– Que ce sont des coïncidences malheureuses, auxquelles vous attachez de l’importance parce que vous les voyez de près. Dans une grande ville, ces accidents passeraient inaperçus.
– Non, non, s’écria M. de Herchelles, ce n’est pas le hasard qui cause ces événements : le hasard n’existe pas. Et d’ailleurs, la chose la plus horrible, c’est celle qui m’est arrivée à moi-même voici trois mois, celle qui m’a décidé à ne plus laisser pierre sur pierre de ce nid de malheur.
Ma dernière locataire est entrée dans la pagode il y a six mois. Je portais encore le deuil de ma pauvre mère, qui, soit dit en passant, succomba à une fluxion de poitrine prise en traversant le lac pour rentrer de la maison hindoue. Est-ce encore là une coïncidence ?… Mais, à ce moment, je n’avais pas encore démêlé clairement les causes du mal, et, comme vous, je m’en étonnais simplement sans en rechercher l’origine. Quoi qu’il en soit, la maison fatale était restée fermée pendant près d’un an, quand mon notaire m’annonça qu’il avait trouvé preneur. La location fut faite par son entremise, et Mme Marie Durand prit possession de sa résidence sans que j’eusse eu l’occasion de lui être présenté.
Je n’étais pas curieux de faire sa connaissance. Marie Durand, ce nom me représentait une personne d’âge moyen, nez moyen, esprit moyen, etc., etc., vous connaissez le signalement.
Mais, dès le lendemain de son installation, elle me fit demander si elle était autorisée à se servir du batelet qui est sur le lac. Je jugeai que la politesse la plus élémentaire m’obligeait à lui rendre réponse personnellement, d’autant que je voulais faire certaines restrictions au sujet du bateau. Je craignais quelque accident.
Mais à peine eus-je entrevu ma locataire que mon état d’esprit passa par des variations qui ne me laissèrent bientôt plus maître de moi-même.
Ce fut d’abord de la stupéfaction.
Il était impossible d’être moins « Mme Marie Durand » que celle qui portait ce nom. Figurez-vous une jeune femme, mince, longue et pourtant musclée comme un garçon ; pas belle peut-être, mais d’une originalité saisissante. Elle portait ses cheveux bouclés courts autour de la tête et nattés derrière en une longue tresse d’un noir bleu qui semblait froide, métallique et vivante comme un serpent. Ses yeux, immenses, changeaient de teinte suivant son humeur et semblaient parfois deux trous, entre le front très bombé et les os de la face assez proéminents. Mais ce qui la caractérisait surtout, c’était sa bouche, grande, fendue comme une blessure et laissant voir deux rangées de dents aiguës pareilles à celles d’un jeune loup.
Ses manières et son langage n’étaient pas moins singuliers que son physique. Elle avait l’aisance qu’une femme doit aux meilleures fréquentations, mais aussi le laisser-aller qu’elle prend dans les plus basses. Elle montait à cheval comme une centauresse et brossait des toiles que n’eussent pas désavouées certains de nos chers maîtres. Avec cela, musicienne dans l’âme, parlant toutes les langues et versée dans leurs littératures autant que dans la nôtre ; aucune des choses de l’esprit ne lui semblait étrangère.
Naturellement, ce ne fut pas pendant notre première entrevue que je découvris tous les talents de ma voisine, mais, hélas ! j’en devinai assez pour me donner la curiosité de déchiffrer cette énigme vivante… et j’y retournai le lendemain, et le surlendemain, et encore et encore, tant que je m’épris d’elle comme on s’éprend seulement du mal incarné. Mais, alors, je la prenais pour un ange !
Trois mois s’écoulèrent, et, malgré ma passion pour cette femme, malgré les ruses que j’employai pour essayer de connaître son passé, elle ne laissa pas échapper un mot qui pût me mettre sur la voie. Qui était-elle ? D’où venait-elle ?… Que voulait-elle, surtout ?… Je me le demande encore.
Elle m’accorda si facilement les premières caresses de l’amour que je ne prévoyais pas le refus très net qu’elle fit à mes prières lorsque je voulus la posséder. Elle ne me donna ni excuse ni raison ; elle dit simplement :
« Je ne veux pas. »
Et comme j’insistais, espérant vaincre ses résistances si elle daignait m’en dire le motif, elle répliqua :
« Je ne veux pas… parce que je ne veux pas : voilà tout. »
Concevez-vous mon exaspération ?
Je désirais Marie, au point de ressentir, en baisant ses lèvres, le plaisir de la possession complète ; je l’aimais tellement que, désespérant de l’avoir pour maîtresse, je lui offris le mariage.
J’avais tout lieu de croire qu’elle avait habilement manœuvré pour m’amener à cette proposition ; vous connaissez ma situation de famille, et vous savez peut-être qu’un de mes grands-oncles, mort sans enfants, a ajouté une soixantaine de mille francs de rente aux vingt mille que je tiens de mes parents ; Marie Durand n’ignorait pas ce détail.
J’étais écœuré de sa trop habile vénalité, mais je préférais encore être aimé pour ma fortune que… n’être pas aimé du tout.
Eh bien ! je m’étais lourdement trompé. À ma proposition matrimoniale, Mme Durand répondit exactement comme à mes supplications amoureuses : « Je ne veux pas. » Elle ajouta même d’un ton un peu tranchant : « Et je vous prie de ne pas me reparler mariage, car je vous fermerais ma porte. »
Je fus horriblement déçu. Il était inutile de lui demander des explications, je le savais par expérience, et je me résolus donc à profiter du présent et à attendre que l’avenir m’apportât une chance de succès. Il était environ dix heures du soir : j’avais dîné chez Marie et je comptais y rester jusque vers deux ou trois heures du matin, comme elle m’avait souvent permis de le faire. Je la pris sur mes genoux et elle se pelotonna dans mes bras.
Non, je vous jure qu’elle n’était pas, qu’elle n’a jamais été ma maîtresse… je n’ai jamais voulu prendre de force ce que me refusait sa volonté. J’ai peut-être été un imbécile, mais en tout cas je ne me suis pas conduit comme un goujat.
À ce moment, on frappa à la porte d’entrée ; mon maître-valet venait m’apporter une nouvelle qui, selon lui, demandait ma présence immédiate. Une superbe truie anglaise, importée à grands frais, venait de mettre bas, et le brave Pouylas m’implora de venir sans retard admirer la nichée.
Cette communication, cocassement intempestive, me donna une crise de fou rire. Je n’aurais pas la femme que j’adorais… mais j’aurais six petits cochons : la vie a des compensations. Toutefois, je fus content de trouver ce prétexte pour partir ; je me sentais excessivement énervé, et je n’étais pas fâché d’abréger la soirée et d’échapper à un tête-à-tête qui devenait pénible pour moi.
Au lieu de prendre la barque, je traversai le lac sur les petits ponts – ils sont là, à gauche, on ne les voit pas d’ici – et, suivi de Pouylas, j’allai inspecter les nouveau-nés. Ils étaient vraiment charmants, tout frétillants dans un grand baquet de son d’où émergeaient leurs peaux rosées. On avait allumé un grand feu dans la cuisine de la ferme pour les sécher, et toute la livrée s’était réunie pour admirer le spectacle. Les gens de ferme défilaient devant la cuve avec l’intérêt bienveillant que manifeste une famille devant un berceau. Les propos étaient d’ailleurs sensiblement les mêmes : « Comme ils sont jolis ! – Celui-là ressemble à la mère. – Non, je trouve qu’il tient plutôt du père. » – Etc., etc.
Quand j’eus témoigné mon approbation en des termes suffisants pour satisfaire même Pouylas, qui a l’âme exigeante, et fait distribuer quelques bouteilles pour fêter l’événement et fortifier les veilleurs, j’eus conscience d’avoir rempli tous mes devoirs et je regagnai la terrasse. Je m’assis sur ce même banc où nous voici tous deux, et je regardai le même paysage que nous contemplons en ce moment. C’était une nuit de pleine lune. J’aperçus un mouvement sur la rive opposée, et je me rendis compte que quelqu’un venait de détacher le batelet que j’y avais laissé et traversait le lac. Je crus distinguer la robe blanche de Mme Durand ; elle faisait souvent de ces promenades nocturnes – et mon cœur se mit à battre la chamade. S’était-elle ravisée ?… Venait-elle me dire… quoi ?… Je la vis aborder, là, sur la pelouse, à l’endroit où vous voyez la barque amarrée. La lune éclairait en plein sa silhouette. Tout semblait d’argent, le lac frissonnant, les saules trembleurs, l’herbe humide, et elle se détachait sur ce fond, pareille à un esprit. J’attendis un instant, puis, la voyant immobile, j’allai à sa rencontre. Au tournant de l’allée, je la perdis de vue, mais, quand j’arrivai près d’elle, je restai muet de surprise.
Face au lac, elle dansait. Une brise légère soulevait ses minces draperies, agitait les branchages, moirait le lac ; tout n’était qu’un miroitement d’ombres et de lumière. Sa danse était étrange et fascinante, tantôt onduleuse comme un serpent, tantôt sauvage et triomphante comme un péan de victoire. Ainsi dut danser Salomé devant Hérode… mais non, Salomé était une femme, tandis que celle-ci !…
Chacune de ses poses, chacun de ses gestes produisait un son. Je n’avais jamais rien entendu de pareil, mais je compris que c’était le bruit de ses pensées. Et, tout à coup, je sentis ses volontés appeler les miennes, les choquer, les faire vibrer douloureusement, et toutes ces dissonances produisaient une musique folle, grinçante, métallique, ensorceleuse.
Et, sur ce rythme, elle dansait, elle dansait !…
Puis, tout à coup, elle s’arrêta, et le silence fut instantané. Elle se tourna brusquement vers moi et, pour la première fois, je vis son vrai visage.
Son masque avait pris la cruauté moqueuse et sensuelle des faunes ; deux bouclettes de ses cheveux dérangés pendant sa danse s’érigeaient en cornes sur son front, et, de sa petite mule tombée, je vis émerger le pied fourchu du bouc immonde.
Ce que je fis, comment je rentrai chez moi, je n’en ai pas le moindre souvenir. Le lendemain, malgré la répulsion que me causait ma découverte, je me rendis de bonne heure chez Mme Durand ; elle me reçut d’un air singulier : « Vous avez fait un mauvais rêve hier, me dit-elle ; cela ne vous est pas sain de courir le pays la nuit. »
En vain je la priai, la suppliai de m’expliquer le mystère, en vain je me défendis de l’avoir espionnée ; je suppose qu’elle ne m’a point pardonné d’avoir surpris sa transformation, car, lorsque je fis une autre tentative auprès d’elle, je trouvai la maison hindoue fermée : Mme Durand était partie.
Je lui écrivis. Ma lettre me fut retournée avec la mention : « Partie sans laisser d’adresse… »
– Et vous ne l’avez jamais revue ? demandai-je, vivement intéressé par cet étrange récit.
– Elle habite encore le pavillon, me dit Herchelles à voix basse ; vous comprenez maintenant pourquoi il faut que je le détruise. »
À ce moment, une brume légère s’éleva du lac et prit vaguement la forme d’une silhouette féminine. J’allais en faire la remarque à mon hôte quand je le vis bondir en avant.
« Elle est là ! Vous la voyez ! Je la tiens cette fois-ci, la gueuse ! »
Ses yeux sortaient de leur orbite ; une écume blanchâtre lui coulait des commissures labiales.
Instinctivement, je me précipitai à sa poursuite. Il arriva à moitié colline, puis je le vis tournoyer sur lui-même et tomber comme une masse. Quand je le rejoignis, je constatai une fracture de la base du crâne, causée par le choc contre une pierre. Sa chute était due à une attaque d’épilepsie. Il ne survécut que quelques minutes.
Après sa mort, on vendit le château, les terres et la maison hindoue. Celle-ci, vu son état de délabrement, fut cédée à un prix si minime que même mes modestes ressources m’en auraient permis l’acquisition ; néanmoins je ne l’achetai pas. J’obéis à un sentiment de superstition stupide que je regrette amèrement aujourd’hui. Voilà dix ans que cette délicieuse résidence est habitée par des gens parfaitement heureux et qu’il n’y est pas arrivé le moindre accident.
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(Barraute du Plessis, Orosia et les treize cochons, Paris : Alphonse Lemerre, 1912 ; gravure de Franklin Booth, « The Valley of Silence, » in Annual of the Society of Illustrators, 1911 ; Gabriel Deluc, « La Danse dans le Bois sacré, » huile sur toile, 1910)