Le 27e jour du mois A B (le mois A B est celui, qui correspond au signe zodiacal la Vierge ; et ceux qui se marient durant ce mois ne doivent pas manquer de porter nuit et jour la Jaspe pour contrebalancer l’influence de ce signe qui s’oppose au bonheur du foyer et contribue à éloigner l’actif de la Passive et la Passive de l’actif), Moi, Amen ben Azert ben Ma ben Ra, me reposais à l’ombre d’un arbre séculaire dans mon beau jardin situé sur le versant septentrional du petit Atlas, j’écoutais le cri-cri que produit le grillon en frottant ses élytres ; cette habitude du grillon de se gratter continuellement n’a rien de commun avec celle de mes amis les Marabouts qui, ne se lavant jamais, ne cessent de se gratter, parce que la vermine les dévore ; non, il a pris cette habitude dans le passé lointain, car, d’un tempérament joyeux, « honneur à lui, » il trouvait ainsi le moyen de s’exprimer au moment où la nature était encore sans voix. Je regardais les cigognes qui, étendant leurs lourdes et larges ailes, volaient çà et là à travers le ciel sans nuage et venaient se reposer sur le Minaret en ruines où, depuis de longues années, elles ont établi leur nid. De mon vêtement de toile fine et blanche s’exhalait une odeur agréable de musc et d’essence de rose qui se mêlait au parfum du fin tabac du Yeuidgé, dont la fumée s’élevait de ma cigarette en spirales minces et gracieuses. Le son monotone et cadencé du Tam-Tam m’arrivait d’un village arabe situé sur le flanc de la montagne, se mêlant aux doux sons du fifre de roseau d’un jeune berger, et aux yous-yous aigus des jeunes Mauresques.
Je songeais avec plaisir, et non sans un juste orgueil, à la longue et illustre lignée de mes ancêtres, à la place honorable que j’occupe dans le monde, à ma réputation bien établie d’homme juste et bon, savant et pieux. Je songeais aussi aux signes de respect que me prodiguent mes serviteurs quand ils sont en ma présence et à l’estime que me témoignent mes pairs quand ils désirent mon amitié et mon appui. Je songeais aussi à ma famille si parfaite en sa manière de vivre, de mœurs si agréables et si paisibles, et, tout en songeant ainsi, accablé par la chaleur, je me sentais envahir par une douce somnolence : après m’être désaltéré d’eau parfumée du jus de mandarines mélangé de miel, tenue au frais dans un vase en terre poreuse, je m’enveloppai dans l’ample capuchon de mon burnous, m’étendis sur le gazon de pennesetum longistyllum, qui ne craint pas la sécheresse, et m’abandonnai au sommeil.
Est-ce une illusion, mais il me semble que moi, Amen, d’une origine ancienne et occulte, dormais comme le faisaient mes ancêtres, les yeux ouverts ; quoi qu’il en soit, je tressaillis tout à coup en sentant quelque chose de froid et de visqueux toucher ma main gauche ; regardant ce que cela pouvait être, je vis une espèce d’éclaboussure de gelée ressemblant à du blanc d’œuf. Pendant que je me laissais aller à ma surprise, un grillon bondissait vers moi, me montrait d’une patte la gelée blanche et gazouillait : « Savez-vous ce que c’est ? Si vous l’ignorez, demandez-le ; les Revenants ne parlent jamais les premiers. » Surpris et intéressé, je m’exprimai ainsi : « Éclaboussure admirable, puisque vous êtes venue sur ma main d’une manière si inattendue et mystérieuse, veuillez expliquer à votre serviteur qui vous êtes, ce que vous êtes, et pourquoi vous êtes venue. » Alors, de la gelée, sortit une toute petite voix qui me dit : « Je suis l’Alpha et l’Oméga, le commencement et la fin, le premier et le dernier. – Mais dis-je, l’Alpha et l’Oméga, le commencement et la fin, le premier et le dernier de quoi ? » Et la voix répondit : « De vous-même, car je suis l’origine du Cosmos, de l’être organique. Vous vous enorgueillissez, ainsi que beaucoup de grands de la Terre, de votre origine illustre ; regardez-moi, je suis votre premier ancêtre, la racine la plus profonde de votre arbre généalogique ; regardez, émerveillez-vous et inclinez-vous ! »
Alors, tandis que tout surpris je gardais le silence, je vis la gelée remuer et la voix continua : « Quoi ! Vous êtes tellement dégénéré, tellement dépravé que vous dédaignez le plus ancien des cultes, le culte des ancêtres ? » Et moi, Amen, voyant remuer la gelée, je fus frappé de de ce qu’il y avait de vrai dans ces paroles, et je répondis : « Loin de moi la pensée de répudier et d’oublier mes ancêtres, Éclaboussure de gelée des plus admirables ; en me voyant ainsi trembler, je commence à comprendre pourquoi, depuis les myriades de mondes d’étoiles jusqu’au blanc-manger, de l’immensité des nuages et des eaux jusqu’aux esprits des chefs des hommes, depuis la Philosophie jusqu’à la science, et de la science jusqu’à la Théologie, tout ce qui existe tremble. » – Alors, la gelée cessa de trembler ; me levant, je ramassai une fleur parfumée de pamplemousse et, y plaçant soigneusement la gelée, je la portai avec précaution au tombeau de mon ancêtre dont la mémoire est vénérée au loin ; et je la déposai respectueusement en disant : « La gelée à la gelée ; tout n’est que gelée ! »
Mon rêve continuait et, tout en me rendant compte que j’étais toujours dans mon beau jardin sous le vieil olivier où s’étaient reposés mes ancêtres qui maintenant dorment dans leurs blancs tombeaux, moi, Amen, j’éprouvais une espèce de malaise, un manque de plénitude du moi sans lequel l’homme n’a pas un sentiment exact de sa propre valeur, et, recherchant la cause de ce malaise, habitué que je suis à méditer sur les causes cachées, je murmurai convaincu : « La cause, la cause, c’est cette malheureuse gelée, mon ancêtre » ; et, par suite de la tendance philosophique de mon esprit, je retrouvai peu à peu le juste équilibre de ma dignité nécessaire pour bien juger les choses extérieures, ce qui est le secret de toute vraie satisfaction. Tout à coup, je sentis quelque chose de froid et de mou qui touchait ma main ; regardant ce que ce pouvait être, je vis une créature ressemblant à une feuille de teinte rougeâtre, longue d’à peu près deux pouces, qui venait de se placer délibérément là où auparavant était la gelée. Surmontant une certaine sensation de dégoût et me souvenant du gazouillement du grillon : « Les Revenants ne parlent jamais les premiers, » je dis doucement : « Ô créature unique, d’où venez-vous et pourquoi venez-vous ici ? » Alors, une voix, semblant sortir du corps de cette créature comme celle d’un ventriloque, répondit : « Comment, vous ne me connaissez pas, ô mon descendant si savant ? Je suis l’ancêtre de votre lignée directe du vrai Vertébré, je suis l’amphioxus, l’ancéolatus, et, quoique habitant le sable de la mer, je suis venu, suivant l’exemple de mon ancêtre, le Monéro albuminoïde, pour réclamer ma parenté avec vous. – Mais, balbutiai-je, sentant le désir presque irrésistible de repousser cette créature, je n’ai, en vérité, aucune sympathie pour vous ; je ne vois aucun lien entre nous. – Que c’est donc étrange, répondit-elle, très étrange ; encore une preuve que la sensation n’est pas toujours la vérité ; mais puisqu’il en est ainsi, peut-être vous paraîtra-t-il intéressant de savoir qu’il y a à peu près trente-cinq ans, quand vous étiez à l’époque la moins avancée de la vie embryonnaire, vous étiez le fac-similé de ce que je suis moi-même ? »
Pendant qu’elle parlait, j’avais examiné attentivement cette créature, et, à ces derniers mots, l’indignation faillit m’étouffer et je répliquai : « Vous prétendez que je vous ressemble, comment ? Vous n’avez pas de cerveau, pas même de crâne pour l’envelopper ; en effet, vous m’avez pas de tête ; vous n’avez pas de cœur, non plus ; vous êtes un acrania. – Justement, répondit la voix ; sans tête, sans cerveau, sans cœur, vous l’avez dit, chaque être humain passe par ce degré, comme ses ancêtres ; quelques-uns en sortent, mais la plupart sont nés, vivent et meurent comme Acrania ; au reste, que cela ne vous tracasse pas ; si vous ne me croyez pas, qu’importe ? La croyance ou la non-croyance n’ont aucune action sur les faits. Vous êtes assez développé pour rechercher les preuves de la véracité de ce que je dis ; vous n’avez pour cela qu’à étudier l’humanité sans parti pris ; d’ailleurs, moi Amphioxus, je suis une personne digne de respect, et même de vénération, car il est douteux que, sans mon aide, l’homme eût jamais pu sortir de l’albumine primaire ; et de plus, sans moi, les Romains n’eussent jamais mangé de lamproies. C’est un des nôtres qui, le premier, a concentré les centres nerveux pour en former un cerveau ; c’est précisément le contraire de ce que fait l’homme du développement actuel qui, lui, dissipe et épuise la matière cérébrale pour nourrir ses centres nerveux en désordre. Dieu, quelle rétrogression ! »
Ayant ainsi parlé, l’Anphioxus disparut, me laissant moi, Amen ben Azert ben Ma ben Ra, dans un état de trouble indescriptible qui fut calmé tout à coup par le son monotone des vagues de la mer.
Alors, dans ma vision, je me trouvai transporté dans une autre demeure située à Sous sur la côte occidentale de l’Atlantique, école du mysticisme qui envoie au loin ses Talebs.
Il me semblait que j’étais en bateau, bercé doucement par une mer calme par un beau clair de lune.
Je jouissait de cette belle nuit et sentais mon être entier pénétré d’une douce satisfaction. Tout à coup, à l’arrière du bateau s’élève la tête d’un requin gigantesque montrant sa redoutable mâchoire. Tirant une dague de ma ceinture, je me préparais à combattre pour défendre ma vie ; à mon grand étonnement, je vis le monstre se reculer un peu, et il parla ainsi : « Chut, chut, des querelles entre parents ! Ce serait fâcheux ; ne pouvez-vous comprendre, ne serait-ce qu’une fois par hasard, qu’un Requin peut jouer le rôle d’ami ? Je suis aussi un de vos ancêtres, puisque je suis un Sélacien ; il n’est pas douteux, en effet, que les ancêtres de l’homme fussent de vrais requins. » Ne sachant que dire, et craignant que mon silence ne fût mal interprété, je demandai : « Ô Sélacien tout puissant, êtes-vous cannibale ? – Pas du tout, répondit le Sélachie, je dédaigne de dévorer mes semblables ; mon unique pensée est de détruire, pour m’en rassasier, les êtres qui me sont supérieurs ; je suis de sang froid, rapace, toujours plein de haine, et je ne cesse jamais de tromper, de tendre des embuscades et d’anéantir tout ce qui m’est supérieur. Et dans votre monde, vous agissez tous ainsi ; vous vous unissez tous dans ce but malfaisant. »
À cet aveu si froidement cynique, je demeurai pénétré d’horreur. « Tous, insista le monstre, en avançant sa tête hideuse, nous sommes unis par nos désirs comme nous le sommes par notre commune origine, quoique les Sélachi les plus développés, c’est-à-dire ceux de la terre, se subdivisent en six branches. – Par exemple ? questionnai-je. – Oui, répondit le monstre marin :
1° Les Sélachi psychiques ou théologiques
2° Les Sélachi athées scientifiques
3° Les Sélachi athées sociaux
4° Les Sélachi athées moraux
5° Les Sélachi athées politiques
6° Les Sélachi athées physiques.
– Comme c’est étrange, lui dis-je. Je suis un habitant de la terre qui ai fréquenté librement les hommes et les animaux et je n’ai jamais entendu parler de ces Sélachi. » Alors, le monstre, élevant son corps de 18 mètres au-dessus des eaux et ouvrant sa mâchoire effrayante, se mit à rire longuement, et quand il eut fini : « C’est facile à expliquer, dit-il ; ces Sélachi développés ont abandonné le vieux nom de Requin et s’appellent maintenant des ecclésiastiques, des scientistes, des socialistes, des moralistes, des diplomates et des matérialistes ; mais on peut les englober tous sous une même rubrique. – Et ce nom ? » demandai-je. Le Sélachi, cachant sa tête hideuse et disparaissant dans les eaux profondes, répondit : « DES ANARCHISTES ! »
Me suis-je évanoui de frayeur, après la disparition de ce monstre, ou ai-je perdu de toute autre façon le sentiment de ce qui m’entourait, je ne sais ; en tous cas, je me trouvais, dans ma vision, transporté à côté d’une rivière tributaire du grand fleuve le Congo (j’ai beaucoup de titres du Congo).
Là, je vis une créature curieuse, ressemblant un peu à un poisson, le corps couvert d’écailles et cependant de l’ordre amphibie. De la gelée jusqu’à l’Amphioxus, ce qui fait huit générations, et de l’Amphioxus jusqu’aux Sélachi, ce qui fait trois générations, tout m’avait répugné. Je me sentais au contraire attiré vers cette créature qui se reposait dans une espèce de grotte construite avec de la boue desséchée et tapissée de feuilles sèches ; tandis que je me reposais à l’ombre d’un arbre gigantesque, contemplant avec intérêt et sympathie cette créature, elle se mit à parler ainsi : « Je suis bien aise de vous plaire, ô fils de l’homme, car, moi aussi, je suis un de vos ancêtres, je suis le Dipnoy, le premier architecte, le seul qui ait su se plier aux circonstances et s’accommoder à la fortune toujours changeante. – Je suis très heureux de faire votre connaissance, dis-je tout doucement ; mais je le serais bien davantage si vous vouliez vous expliquer plus amplement. – Certainement, me dit-elle. Je suis le pont entre le poisson et les amphibies, et tous les hommes ont passé par ce chemin, car il est unique. Grâce à une longue persévérance et au prix de vives souffrances, j’ai appris à m’accoutumer aux changements du milieu ambiant. Pendant longtemps, alors que les ruisseaux étaient desséchés par la chaleur brûlante de l’été, nous pouvions à peine respirer et étions tout prêts de périr par suite du manque d’air mélangé à l’eau que nous avions l’habitude de respirer ; ému des souffrances de mes congénères, je sentais naître en moi le désir de les soulager, et ce désir persistant me conduisit au moyen de le réaliser. – Vous m’intéressez énormément, Dipnoy ; dites-moi vos réflexions, vos désirs et de quelle façon vous les avez réalisés. – Mon histoire est bien simple, répondit le Dipnoy ; quand les eaux commençaient à manquer, je conseillai aux plus endurants de mes frères de faire des grottes avec la boue de la rivière, et de les recouvrir d’une épaisse couche de feuilles pour nous protéger contre les rayons brûlants du soleil ; puis nous nous exercions à respirer l’air sec aussi longtemps que possible et à ne nous plonger dans les eaux peu profondes que lorsque nous nous trouvions presque épuisés ; nous pûmes ainsi nous accoutumer petit à petit à respirer à volonté l’air dissous dans l’eau et l’air sec.
En un mot, au lieu de travailler péniblement à accommoder le milieu ambiant à nos nécessités réelles ou imaginaires, nous nous sommes accommodés nous-mêmes au milieu dans lequel nous étions obligés de vivre, et maintenant, à l’époque où les eaux coulant abondamment de leurs sources remplissent les ruisseaux et vivifient tout autour d’elles, nous jouissons de leur fraîcheur ; mais quand les eaux « tarissent » et que tout devient sec et aride, nous nous réfugions dans nos demeures et attendons avec patience le retour des jours heureux. – Vous êtes vraiment digne de la 12e génération, béni et savant Dipnoy, et heureux sont vos descendants humains qui savent profiter de votre sagesse. Celui qui peut modifier son entourage pour satisfaire à ses nécessités est grand, mais bien plus grand encore est celui qui peut s’accommoder à n’importe quel entourage. Ils sont des milliers et des milliers, ceux qui savent accommoder leur entourage à leurs nécessités ; mais les Dipnoy humains, où sont-ils ? » – Et un petit Protée, tout proche, répétait : « Les Dipnoy humains, où sont-ils ? » Mais le silence régnait partout et nulle réponse n’arrivait, ni du fond de l’eau, ni des environs, ni du ciel ; pourquoi ? Peut-être parce que personne ne le savait.
– En ce moment, je sentis quelque chose toucher tout doucement mon pied chaussé de sandales ; regardant, je vis un animal qui, à première vue, me parut être un lézard. « Que désirez-vous ? demandais-je un peu brusquement ; vous mangez les meilleurs fruits de mon jardin et je vous vois bien assez chez moi sans encore avoir besoin de vous rencontrer près du Congo. » Mais, ayant regardé plus attentivement cette créature : « Pardon, lui dis-je, je me trompe ; vous n’êtes pas un lézard, mais sans doute une de ces filles de feu immortalisées par le temps ; vous êtes une Salamandre. – Certainement, répliqua la créature, et quant aux lézards, n’en parlons pas ; ni vous, ni moi ne sommes responsables de nos petits-enfants. En entendant les sentiments que vous exprimez à l’égard du Dipnoy humain, je me rends compte que vous êtes un homme intellectuel, un philanthrope et un philosophe, et moi qui suis aussi un de vos ancêtres (car il n’est pas douteux que, dans le temps, les hommes étaient de vraies Salamandres), je viens à vous pour solliciter votre aide. – Je serai très heureux de vous aider, répondis-je ; que puis-je faire ? – Nous avons, nous, les Salamandres, beaucoup de dédain pour notre descendant, l’homme ; non seulement il est incapable d’apprécier la jouissance d’une demeure sub-aquatique, comme mon grand-père le Dipnoy, non seulement il ne peut pas supporter la chaleur du soleil, mais encore, ce qui est plus grave, il est absolument incapable de conserver l’intégrité de son corps.
Tous les chirurgiens de l’époque actuelle sont nos descendants directs, mais ils nous ont jusqu’à présent si peu fait honneur, que nous ne nous sommes pas souciés de les reconnaître. Dernièrement, dans un Congrès universel des Salamandres, une petite majorité a cependant décidé d’essayer de faire quelque chose en faveur des chirurgiens humains dont l’ignorance est par trop grande. – Ne vous livrez donc pas à la diffamation, lui répondis-je ; la Faculté est la Faculté, hors d’elle pas de salut ; qu’importe leur manque de savoir, puisque la loi est pour eux ? – Je ne sais rien de ce qui est maudit ou béni par la Faculté ; j’ignore la loi, dit la Salamandre, je ne sais qu’une chose : c’est que l’art véritable de la chirurgie est la reconstitution des organes atteints ou détruits, et cet art, vos chirurgiens l’ignorent. Nous, au contraire, les Salamandres, possédons cet art dans toute sa perfection : si nous perdons un œil, un membre, une queue, et même la tête (il n’y a rien de pire pour un homme, et même pour une Salamandre, que de perdre la tête), l’organe ou le membre manquant est rapidement reconstitué ; il est donc incontestable que nous sommes les seuls vrais chirurgiens. – Eh bien, lui répondis-je, que pouvons-nous à cela ? – Ainsi que je le disais, poursuivit la Salamandre, nous avons décidé dans un Congrès de venir en aide à nos descendants, et nous avons résolu d’ouvrir des Écoles de chirurgie Salamandrianes dans quelques grandes villes pour y enseigner l’art de la réintégration des organes vivants. Vous qui êtes un homme savant et puissant, pouvez-vous nous donner quelques conseils sur les meilleurs moyens de réaliser notre œuvre philanthropique ? »
Pendant que la Salamandre me tenait ce discours, j’aperçus un mouvement étrange vers le haut du torrent. En regardant attentivement, je reconnus la tête d’un requin blanc qui, de ses yeux froids comme l’acier, nous épiait, et la Salamandre me dit : « Je ressens une sensation étrange, comme si l’on me versait de l’eau froide le long du dos. – Vous n’avez rien à craindre, lui dis-je ; votre situation infime et votre petite taille font votre sauvegarde ; vous n’avez qu’à vous cacher dans un petit trou pour échapper à la colère de cet ennemi gigantesque ; il est bon toutefois que vous sachiez que le monstre qui nous épie et qui cherche à nous entendre, n’est autre que l’athée médical Sélachi. – De quel crime suis-je donc coupable, s’écria la Salamandre, pour qu’il me regarde avec tant de fureur ? – Suivant lui, du crime le plus grand de tous. – Et ce crime ? interrogea la Salamandre qui tremblait de tous ses membres. – C’est la réintégration du corps et son immortalité en dehors de la Faculté. – Mais qu’est-ce donc que l’Athée médical, Faculté ? interrogea la Salamandre. – C’est un certain corps de savants qui ont reçu de l’État l’autorisation de faire tout le mal possible au corps humain et d’empêcher que d’autres essayent de le soulager. Ma chère petite Salamandre, avant que je puisse vous donner le conseil que vous me demandez, il faut que vous répondiez à une question : Avez-vous cette autorisation de l’État ? autrement dit, avez-vous un Diplôme ? – Non, me dit la Salamandre, nous n’avons que le pouvoir de rendre au corps ce qu’il a perdu, et cela sûrement et à volonté. – C’est assurément un pouvoir merveilleux et utile, lui répondis-je, d’une valeur inestimable à l’heure actuelle, car c’est là justement ce qu’il nous faut pour traverser l’époque de transition qui doit conduire les hommes psychiques à l’immortalité sur terre ; cependant, cela vous paraîtra peut-être étrange, le seul conseil consciencieux que je puisse vous donner est de ne rien faire et de tâcher de sauver votre peau. Il est vrai que vous pourriez contribuer très efficacement à l’œuvre dont parlent constamment les Athées Sélachi cléricaux et médicaux, savoir : la prolongation de la vie, l’allégement de la souffrance physique et la rédemption du corps ; mais vous n’avez aucune autorisation de l’État, et guéririez-vous tout le monde physique, quelle serait votre récompense ? Un procès-verbal, et, pour la première fois, une condamnation avec application de la loi Bérenger, et si vous récidivez, que Dieu ait pitié de vous ; peut-être trouveriez-vous la place trop chaude, même pour une Salamandre. »
Ayant ainsi parlé, je vis la Salamandre disparaître dans un trou, suivant le conseil que je lui avais donné.
Le requin blanc, ne trouvant plus personne contre qui exercer sa colère (car malgré les droits à lui conférés par la loi et par l’usage, il ne pouvait agir contre moi qui n’étais répréhensible en rien), le requin blanc s’enfuit et disparut à ma vue.
Ayant retrouvé le calme de l’esprit, ainsi qu’il convient à l’aristocrate et au philosophe, moi, Amen ben Azert ben Ma ben Ra, me sentis dans ma vision doucement soulevé sur un nuage et transporté sur la côte occidentale de la grande île Australienne, pays qui renferme une grande quantité de curiosités naturelles et beaucoup d’antiquités remarquables. Dès que mon char aérien, « qui, à mon avis, est supérieur à n’importe quel automobile du présent et de l’avenir, » m’eût déposé sur un grand tapis de fleurs de l’espèce amarantacée, je me vis entouré de kakatoès au superbe plumage couleur citron, de perroquets et de perruches à l’allure vive, qui criaient et babillaient en volant d’un palmier à un autre, ou se perchaient sur les branches des grands eucalyptus en se balançant gracieusement sur les tiges faibles du Banksia. Émerveillé de la beauté de ce spectacle, je ne me lassais pas de le contempler, quand tout à coup je sentis une langue fraîche et douce qui me léchait la main ; en regardant, je vis une Marsupiale portant dans sa poche trois petits qui venaient de naître.
« Qui êtes-vous, jeune mère, et en quoi puis-je vous être utile ? demandai-je, en voyant son regard timide et suppliant fixé sur moi. – J’espère que ma visite ne vous déplaît pas, me dit-elle d’une voix douce ; je suis votre ancêtre de la 17e génération et je suis heureuse de vous souhaiter la bienvenue, une perruche de mes amies échappée de sa prison dorée m’ayant assuré qu’autrefois tous les hommes étaient comme moi, c’est-à-dire des Kangouroos sautant. » – Et comme, en l’entendant, je ne pus retenir un brusque sursaut : « Ce mouvement, me dit-elle, en me regardant attentivement, n’aurait besoin que d’être un peu plus accentué pour devenir le saut du Kangouroo ; en vérité, nous sommes bien proches parents. D’ailleurs, je ne suis pas venu pour réclamer votre parenté, mais en réalité poussée par une idée fixe qui a pris naissance dans mon esprit depuis que mon amie la perruche m’a dépeint les mœurs et les coutumes des hommes de notre génération. – Et cette idée ? demandai-je, intrigué de savoir comment elle avait pu prendre naissance dans l’esprit passif et conceptionnel de ce Kangouroo. – Oh ! elle est bien simple et tout à fait pratique, me répondit-elle. La perruche m’a rapporté que les êtres humains passifs se plaignent de la peine que leur donnent leurs enfants ; ils se divisent en trois classes : les aristocrates, les intellectuels et les prolétaires. Les premiers paient les domestiques pour soigner leurs enfants ; les intellectuels trouvent que leurs enfants les empêchent de se consacrer à leurs travaux ; les travailleurs les rejettent d’une main à l’autre, afin de pouvoir gagner leur vie ; de plus, dans toutes les classes de la société, la question des appartements chauds, bien entretenus, bien aérés pour les enfants et leur surveillance, est l’un des topiques du siècle. – Tout cela est vrai, répondis-je, mais que pouvons-nous à cela, ma bonne petite Kangouroo ? » – Alors, cette bonne mère, me regardant gentiment : « Voici mon idée : puisque toutes les femmes étaient autrefois de vraies Kangouroos sautantes, vous pourriez, quand vous visiterez les grandes villes dont m’a parlé la perruche, préconiser devant ces dames le système de la poche. Ce système réunit toutes les conditions d’hygiène et faciliterait la surveillance personnelle ; elles y trouveraient de grands avantages d’économie. – Je vous le promets, ma chère petite Kangouroo, qui portez tant d’intérêt à tout ce qui est jeune et dépendant ; la prochaine fois que je me trouverai dans une grande ville, je parlerai à ces chefs d’école, qui plaident l’amélioration du sort de la femme, de l’immense avantage de l’adoption de la poche. On tend précisément à revenir aux anciennes coutumes, au point de vue religieux, social et moral, et peut-être les belles dames de tous ces pays approuveront-elles ce système. Je ferai d’ailleurs tout ce que je pourrai pour les y décider et ramener le beau temps des Marsupiales. – Pas cela, pas cela, n’en faites rien, interrompit la perruche libérée en riant aux éclats, vous y perdrez votre temps. »
Tandis que la perruche m’assourdissait de son rire moqueur, je vis une ombre obscure se projeter sur le parterre de fleurs amarantacées ; levant les yeux, je vis un gorille, un corbeau sur l’épaule, qui me saluait en montrant ses grosses dents blanches. « Oh ! grand et puissant Amen, dit-il d’une voix enrouée, rappelant un peu le nasillement américain, ne soyez pas étonné que je connaisse les langues européennes ; j’ai été pendant des années employé dans un cercle littéraire de New-York, et nulle phase de la pensée humaine ne m’est inconnue. Je me suis échappé de New-York en emmenant avec moi ma perruche, et maintenant nous vivons en liberté ; mais je n’ai rien oublié de l’expérience que j’ai acquise durant mon séjour dans cette grande ville. Je suis l’ancien petit-fils du Marsupial et le frère de l’homme ; je comprends les hommes et les singes ; mais pourquoi les séparer ? Le meilleur des hommes n’est-il pas un singe développé ? N’avez-vous pas dans les différentes classes de la société toutes sortes de types, des bons et des mauvais, des hurleurs qui remplissent le monde de leurs plaintes, des miséreux qui demandent en pleurant la charité à Dieu et aux hommes, des capucins qui doivent être rangés parmi les plus menaçants des Sélachi théologiques ? – Mais, lui dis-je, vous ne prétendez pas que mes ancêtres descendent des vôtres ? – Pas du tout, répond le gorille ; pour ma part, je considère l’évolutionniste athée, matérialiste Homo, comme un animal des moins satisfaisants et des plus malheureux ; mais, ayant été son esclave, il peut se faire que mon jugement à son égard soit faussé par la rancune ; je dirais donc simplement qu’eux et nous, tirons notre commune origine des anciens Simiæ et du groupe Catarrhinien. Quant à l’homo primogenius et à ses descendants, mon ami le Corbeau, qui a vécu pendant des siècles et dont la mémoire est fournie de beaucoup de légendes préhistoriques, vous racontera, si vous le désirez, ce qu’il sait de l’origine de l’homme matérialiste évolutionnaire et des différents états par lesquels il a passé. – J’en serais très reconnaissant au Corbeau ; les archives humaines du passé lointain sont fresques perdues et il ne reste guère de ces questions, qui sont d’un intérêt vital, qu’une histoire fragmentaire et défigurée. Je vous en prie donc, oiseau centenaire, d’une sagesse occulte, parlez. » – Alors, le corbeau, toujours perché sur le dos du gorille, parla ainsi : « Écoutez, ô Amen ben Azert ben Ma ben Ra, ô fils de l’homme, voici ce que nous autres Corbeaux savons de la naissance de l’homme primitif des athées matérialistes : c’était un être couvert de cheveux longs et foncés, ayant de longs bras à l’aide desquels il se tenait presque debout ; ses jambes étaient courtes, droites, sans mollet ; ses genoux étaient courbés, son crâne long et sa voix semblable à celle d’un singe. Ce singe-homme était né d’un couple d’une espèce particulière d’Alali, dont la race est depuis longtemps éteinte ; ils habitaient le vaste continent de Lémurie. Nous, les corbeaux des derniers temps, nous souvenons du cri plaintif qui résonnait sur toute la Terre au commencement d’une nouvelle ère théologique : « Le grand Pan est mort. » Les corbeaux les plus anciens se souviennent du cri qui retentit au moment où ces êtres naquirent : « Voici l’homme. » Le continent entier, honteux d’être son lieu de naissance, commençait à s’effondrer et à disparaître dans l’Océan. Car, d’après la légende, le véritable homo primogenius devait être formé par Dieu à sa propre ressemblance, et être l’incarnation, dans une enveloppe matérielle, de l’intelligence suprême ; aussi, s’attendait-on à voir dans l’homme primaire un être sans tache, pur, puissant et merveilleux, et on l’espérait comme un gage pour l’avenir où l’être mortel doit acquérir l’immortalité. Aussi, quand ces êtres sombres et hideux furent proclamés l’homme, la consternation fut-elle indescriptible. C’était cependant bien le nouveau homo qui fut le père d’Alali – qui fut le père d’Anthropoida – de Menocerca – de Prosimiac – de Marsupialia – de Prumacumalia – de Protammia – de Urodela – de Sozobranchii – de Dipnoi – de Selachii – de Monorrhini – de Acrania – de Himatega – de Scolecida – de Jur. bellaria – de Gastrœada – de Ciliata – de Synamœbœ – de Amœbœ – de Mouero – de Papua – de Hottentolus – de Cafer – de Necer de Aclstralis – de Polynesius – de Mongolus – de Arcticus – de Americanus – de Mediterraneous – de Atheus Scienticus.
– Atheus Scienticus, disait la perruche, ce n’est pas bon ; il ne faut jamais jouer ou se servir des mots latins ; c’est trop ordinaire. – Ainsi, disait le gorille, de la gelée au Homo Atheus Scienticus, en tout, trente-deux générations. – Très difficile de se souvenir de tout cela, disait la perruche. – Pas du tout, répliqua le gorille ; l’homme n’a qu’à compter ses dents ; une dent pour chaque génération, 32 dents, 32 générations. – Avez-vous des preuves de ce que vous avancez ? demandai-je, très intéressé par le discours du corbeau. – Certainement, répliqua-t-il, si vous pouviez m’accompagner en volant jusqu’à l’Océan Indien, je vous indiquerais la place à peu près exacte où le premier homme et la première femme Simiœ ont vu le jour. Puisque vous avez une propriété sur le territoire français, peut-être avez-vous entendu parler de Madagascar et puisque vous en avez une autre, sur terre anglaise, vous pourriez avoir aussi entendu parler de la Haute-Inde. – Certainement, lui dis-je, j’ai visité ces deux pays. – Eh bien, cela ne vous a pas beaucoup avancé, car les premiers Simii hommes ne sont nés ni dans l’un ni dans l’autre de ces pays, mais bien à peu près à mi-chemin entre les deux. Enfin, continua le corbeau, de ces deux êtres singes, l’un ressemblait au père, l’autre à la mère ; pendant les âges suivants, la distinction s’accentua et, au moment où le dernier morceau du vaste continent disparaissait, ils étaient très mélangés ; il y avait des hommes-singes noirs, des hommes-singes marrons, des hommes singes aux longs cheveux droits et des hommes singes aux cheveux laineux, des hommes singes se tenant à moitié debout, d’autres tout à fait debout, les uns aimaient la lumière, les autres l’obscurité : aussi, quand les deux derniers vestiges de leur première demeure eurent disparu, quelques-uns s’en allèrent vers la lumière à l’Orient, d’autres s’enfuirent à l’opposé du soleil levant. – Alors ? demandai-je. – Ceux qui voyageaient en Asie, poursuivit le corbeau, furent aperçus par les hommes dont Dieu fut l’origine. Ces derniers, très étonnés et inquiets, reconnurent que ces êtres avaient une certaine ressemblance de forme avec la leur et ils se montrèrent bons et aimables envers eux. Il y avait bien quelques savants qui disaient : « Ces êtres sont développés par une puissance ennemie pour provoquer le désordre et nous faire tomber encore plus bas ; séparez-vous d’eux et considérez-les comme les autres animaux qui sont destinés à mourir. » Leurs paroles ne furent pas écoutées, et le Simii et le Dieu, l’homme animal et l’homme psycho-intellectuel, se mélangèrent. Ils se sont assimilés graduellement et aujourd’hui il est rare de rencontrer un véritable Dieu-homme. – Et le produit de ce mélange ? demandais-je. – Le produit, répliqua le gorille en faisant une grimace hideuse : c’est la bouillabaisse humaine actuelle.
– Je ne crois pas un mot de tout cela, dit la Perruche, mon avis est que personne ne sait rien du tout.
– Vous parlez comme une perruche, et encore, comme une perruche très impertinente, dit le gorille en colère ; je regrette presque de ne vous avoir pas laissée dans votre cage. – Je n’ai pas à vous remercier, lui répondit sarcastiquement la perruche ; vous ne m’avez emmenée que pour vous montrer le chemin en volant au-dessus de vous. Ceux qui désirent rencontrer du désintéressement, de la véritable amitié, du dévouement, ne doivent pas s’adresser chez les singes et leurs descendants.
– Ne vous querellez pas, dis-je avec autorité ; nous sommes ici pour apprendre, pour raisonner, et non pour nous disputer ; quelqu’un a dit tout à l’heure que l’homme athée matérialiste est un animal non satisfaisant et des plus malheureux ; qu’il veuille bien s’expliquer.
– C’est moi qui ai fait cette remarque ou plutôt qui ai avancé cette thèse, dit le gorille, en rejetant sa tête en arrière et étendant sa main droite, et cette thèse, je peux la soutenir.
– Soutenez-la, lui dis-je ; nous attendons.
– Écoutez-donc, dit le gorille, et que ma voix résonne du Cap Londonderry jusqu’à Point-Larrez. Faites attention à mes paroles, ô Pétaurus volant, ô Baudicoot courant, ô Phalenger grimpant, ô Marsupial sautant, et ne vous bouchez pas les oreilles, ô vous, l’Ornithoryncas qui êtes une curiosité naturelle semblant être un mélange de la loutre et du canard comme s’étaient mélangés le Simii et l’homme-Dieu, et vous, les cacatoès, les perroquets, les perruches, ne criez pas, ne babillez pas, quand je commence à expliquer mes idées et celles des autres tout comme si j’étais un virtuose musical, écoutez-moi tous et surtout vous, ô fils de l’homme ! – J’écoute, répondis-je ; parlez.
– L’homme athée matérialiste, qui est le fils de la gelée, est un être non satisfaisant, pour lui et pour les autres ; cela est prouvé par le mécontentement général. Et moi, je puis prouver qu’il est un animal des plus malheureux, et je le ferai scientifiquement ; sans quoi je me tuerai plutôt, car, dans ce siècle, rien n’est accepté à moins que ce ne soit démontré par des preuves scientifiques.
Ainsi donc, avec votre permission, ô vous qui volez, courez, grimpez, sautez, et vous, fils de l’homme, je vais prouver combien est malheureux l’état du dernier développement anthropoïde qui est caractérisé par la multiplicité des paroles et par une queue des plus rudimentaires. Bornons-nous à de simples faits prouvés par l’évolution ; je ne fais pas d’hypothèse.
L’homme était autrefois de la vraie gelée albumineuse ; il a conservé le stigmate de son origine, cela est prouvé par son habitude de vaciller et de trembler et d’émettre de l’hydrogène phosphore. L’homme était autrefois un véritable Ocrania, sans cerveau, sans un vrai cœur et sans tête. Des milliers de spécimens de cette époque en font foi. L’homme était autrefois une vraie lamproie.
On voit encore des quantités d’hommes aveugles ou avec les yeux à peine formés.
Les Romains, qui dévoraient de grandes quantités de lamproies, furent, suivant les théories évolutionnaires, de vrais cannibales, ce que l’on ne trouve pas ordinairement raconté dans l’histoire. L’homme était autrefois un vrai poisson, et, même maintenant, il boit comme un poisson ; mais il a complètement perdu ses propriétés sous-aquatiques.
L’homme ne s’est pas développé au moyen des oiseaux ; c’est là un fait regrettable, car, s’il en avait été autrement, la question si controversée de la navigation aérienne eût été superflue.
Les hommes étaient autrefois de vrais requins ; il y en a encore malheureusement à l’époque actuelle beaucoup de spécimens, et ils deviennent de plus en plus nombreux et dangereux. L’homme était autrefois un vrai Dipnoy. S’il avait conservé la propriété du Dipnoy, de respirer en même temps l’air sec et l’air dissous dans l’eau, il aurait pu chercher un refuge contre la chaleur et contre le froid excessif dans des demeures sous-aquatiques. De quel avantage ne bénéficierait-il pas s’il pouvait reconquérir cette propriété ? C’est là un problème digne d’attirer l’attention des hygiénistes et des économistes (les immenses avantages de l’homme salamandrin et de la femme marsupiale ont déjà été démontrés par mon ami le corbeau et par la kangouroo sautante). Aussitôt que certains singes anthropoïdes ont eu donné naissance à l’homme simiœ, celui-ci a introduit dans le monde de nouveaux vices, l’oppression et la cruauté envers la femme et l’enfant, et le cannibalisme.
De plus, tandis que l’homo papua et l’homo hottentot se développaient pour produire l’espèce homo caucasien, il naissait chez eux un goût et une habitude horrible auprès de laquelle le simple cannibalisme paraît absolument insignifiant.
– Vraiment, demandai-je subitement intéressé, et cette habitude monstrueuse, quelle est-elle ? » Et le gorille, s’approchant si près que je sentais son souffle à mon oreille et parlant tout bas d’une voix à demi paralysée par la terreur et le dégoût, me dit : « Ils vivaient en mangeant les cerveaux les uns des autres. »
À ces paroles, tous ceux qui m’entouraient se mirent à trembler, et le silence se fit partout. Enfin, la jeune mère Kangouroo dit, en s’adressant à moi : « Je ne comprends ni la science ni les dissertations philosophiques, mais je crois avoir retenu de la conférence du kangouroo que, d’après sa théorie, la vie organique débute dans une masse matérielle albumineuse sans cellules et… – Une telle chose est impossible, interrompit la Perruche ; mon maître, le grand champion de la biologie, affirmait avec autorité que chaque molécule de la matière a son propre duel, germe de la vie. – Taisez-vous, grommela le gorille, laissez parler mon ancêtre…
– Et, continua la kangouroo, cette masse albumineuse sans cellule s’est graduellement développée pour produire enfin des êtres semblables à vous, Amen.
– J’ai entendu affirmer, insista la Perruche, qu’il n’y a aucun effet sans cause et que tout ce qui existe doit avoir une origine ; voulez-vous me dire alors qu’elle est la cause qui a vivifié la masse albumineuse sans cellules, et d’où est venue l’intelligence qui l’a développée ? » Et tandis que moi, Amen, plongé en de profondes pensées, gardais le silence, le corbeau parla ainsi :
« Je vais vous raconter une vieille légende. Tandis que Dieu formait l’homme à son image, quelques anges d’une formation antérieure devinrent jaloux de l’homme, parce qu’il possédait un état d’être qu’il n’avaient pas eux-mêmes. Ils le trouvaient plus parfaits qu’eux, et un de leurs chefs s’insurgea contre l’autorité légitime. – Ah, interrompit plaisamment la Perruche, les grèves, dont on parle tant à cette époque, ont donc une origine très ancienne. – Taisez-vous, grommela le gorille. – Alors, continua le corbeau, Dieu les chassa ; après qu’ils furent un peu remis du choc qu’ils avaient subi, ils se mirent, sous la direction de leur chef, à infuser leur intelligence à la matière, et, lentement, gauchement, douloureusement, ils accomplirent leur tâche depuis la simple cellule jusqu’à l’homo caucasien.
– La légende du Corbeau est très intéressante, dit la Perruche, surtout à cause de son explication logique des faits. Car, ainsi que le disait mon maître : « De la logique, il n’y a rien sans la logique. »
– Il suit de là, continua le corbeau, qu’il y a une puissance psychique ennemie qui cherche toujours à nuire à l’homme psycho-intellectuel, si rare à présent, et qui cherche à le confondre, à le tromper et à le priver de son droit d’héritage.
– Ah ! dit le gorille, je commence à comprendre. – Et le nom de cette puissance ennemie ? demanda la Perruche. – Elle en a plusieurs, répliqua le Corbeau, mais il nous suffit, à nous évolutionnistes, de connaître son appellation : Athée scientifique.
– Et c’est ? insista la Perruche. – Archibiosis. La génération spontanée. »
En ce moment, moi, Amen ben Azert ben Ma ben Ra, me suis éveillé sous l’olivier séculaire, dans mon beau jardin des pentes septentrionales du petit Atlas. Déjà la lumière dorée de la planète Jupiter brillait comme un bijou dans le ciel obscurci par le crépuscule ; me levant, je me demandais : « Ce que j’ai vu et entendu, n’est-ce qu’une simple vision ou n’est-ce pas plutôt un aperçu momentané de la vérité immuable, éternelle !!! »
Ô homme psycho-intellectuel, en qui rayonne l’étincelle divine, que ce soit l’objet de tes méditations !
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(Max Théon, in Journal du magnétisme et de la psychologie, cinquante-quatrième année, n° 11, 5 juin 1899)
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Max Théon
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☞ La suite des « Visions d’Amen » est parue dans la Revue Cosmique de Max Théon entre 1901 et 1908. Le manuscrit original, intitulé : Visions d’Amen. Rêves, et composé de 420 feuillets in-folio manuscrits au recto, est passé en vente à Lyon le jeudi 2 octobre 2014 chez De Baecque et associés [Lot 131, « Autographes & documents – photographies anciennes et modernes »] ; il a trouvé acquéreur pour la modique somme de 380 euros.