L’épisode de son mariage fut court. En une année, elle passa de son état de vierge à celui de femme, puis à celui de veuve, – des intimités douces du couvent aux étonnements et aux misères de l’alcôve, puis à la solitude. Et tout cela s’effectua sans grandes joies ni grandes douleurs.
Riche, elle vécut libre. La tristesse inexpressive de son visage lui permit des allures plus indépendantes et une existence selon ses goûts et selon son caprice, à l’abri des hommages et de la calomnie. Son avenir de femme lui importait peu. Dénuée de sens, d’une imagination calme, réfractaire à toute idée romanesque, elle ignorait les rêves et les désirs de l’amour. Nul ne l’aimerait. Elle n’aimerait personne. D’ailleurs, elle n’avait pas d’illusion sur son visage et condamnait son corps sur la foi de l’époux qui en avait raillé la maigreur.
Elle voyagea de pays en pays. Les musées l’attiraient. Peut-être l’y poussait un obscur instinct de contraste entre sa disgrâce personnelle et la beauté des formes que chantent les peintres et les statuaires. Elle y acquit un sens réel de l’art. Elle connut la joie des lignes et le contentement presque physique que donne l’harmonie des proportions. Telle courbe l’enchanta, et le souvenir de ses enthousiasmes peupla l’isolement de sa vie.
Elle sut vraiment discerner le beau. L’idéal ne fut pas un mot pour elle, mais une réalité où parvinrent certains génies et dont la notion lui représentait quelque chose de défini et absolu. Et c’est ainsi qu’un jour, en une minute de vision fortuite et d’extase troublante, elle s’aperçut de l’admirable poème de grâce et de perfection qu’était son corps.
À son insu, avec les ans et le calme monotone et sain de son existence, il s’était arrondi et développé. Nul creux, nul angle ne dérangeait l’œil. De la chair pleine et souple et blanche s’épanouissait en seins exquis et nobles, en magnifiques hanches, en un ventre pur et jeune.
Elle eut ce frisson de fièvre qu’elle connaissait bien pour l’avoir ressenti devant certaines œuvres. Et elle regardait comme si elle eût contemplé quelque chose qui ne fût pas elle, dont elle ne pouvait tirer ni vanité ni satisfactions de bonheur égoïste. Mais nul défaut n’atténua son exaltation, et vers l’image réfléchie allaient éperdument son instinct et son désir de suprême beauté.
Sa vie fut toute autre. Un élément nouveau et inattendu la bouleversait, changeant l’ordre de ses besoins et le but de ses aspirations. Les musées n’eurent plus d’attrait. À quoi bon chercher ailleurs les motifs d’ivresse quand elle était, elle, la plus sublime cause d’admiration ? Puis une sorte de souillure marque les grands chefs-d’œuvre dont le secret s’exhibe aux foules et aux générations. Elle, connaissait seule le mystère de sa splendeur.
Et parce que le mérite infini de la vie paraît en outre cette merveille d’art, elle se mêla peu à peu à la vie d’autrui. Et son orgueil naquit à voir et à deviner les corps malingres, les corps inachevés, les corps défectueux, aux seins trop lourds ou trop mesquins, aux hanches vilaines, au ventre flétri. Elle évoquait le sien, le sien si charmant, si suave, si simple et si complexe, si austère et si souriant.
Elle l’aima ; il fut son unique pensée, sa raison de vivre. Il lui tint lieu de l’amour qu’elle n’avait ni connu ni pressenti. Il remplaça l’art, cette excitation perverse de cerveaux vides et de regards en quête de voluptés publiques. L’amour, l’art, elle les possédait, et c’était la plus merveilleuse matière d’amour et la plus haute expression d’art que l’on pût concevoir.
Elle le touchait et le contemplait et l’enveloppait comme une relique précieuse. Sa vanité devint maladive. Elle le portait ainsi qu’un trésor. Et elle avait à la fois l’ardent désir qu’on le devinât et l’angoisse douloureuse qu’on osât y songer. Au bal, ses robes étaient montantes et flottantes. Rien ne se voyait de lui, car c’eût été un sacrilège de détailler sa perfection, et elle eût préféré l’offrir dans son absolue et radieuse nudité.
À la longue même, cette envie la hanta. Elle souffrit que nul ne sût ce qu’il y avait derrière le voile obstiné de ses vêtements et d’être seule à jouir d’un semblable trésor. Il lui vint alors des rêves où de défaillantes silhouettes d’homme restaient agenouillées, comme vaincues sous l’assaut d’admirations trop violentes, tandis qu’elle, debout, souriait, idole impeccable et sûre d’elle-même. Un été, dans sa chambre d’hôtel, au bord de la mer, elle demeura des heures, nue, la porte non close. Et elle attendait orgueilleusement.
Sa laideur n’incitait pas à l’hommage. Et elle fut si malheureuse que n’étant point recherchée, elle chercha.
Celui auquel elle se proposa – le premier venu, car, déterminée, elle ne perdit pas son temps à choisir – était un grand garçon brun, d’aspect solide et de visage doux, si timide qu’elle dut faire toutes les avances et lever tous les obstacles.
Brutalement, comme il ne comprenait pas, elle lui indiqua un rendez-vous.
Elle y arriva toute frémissante. Il lui semblait qu’un événement formidable allait s’accomplir, non qu’elle attachât la moindre importance au sacrifice de sa vertu, mais combien solennelle l’heure où son corps serait en spectacle, où ses formes se graveraient en lignes inoubliables dans les yeux d’un étranger !
Prise de tendresse pour celui qui partageait son secret, elle lui entoura la tête de ses bras et murmura :
« Il faut vraiment que je vous aime plus que vous ne croyez, plus que je ne croyais… »
Il lui baisa les yeux, les joues, et longuement les lèvres.
Et soudain, d’un mouvement brusque, elle le repoussa, avec un grand cri de terreur : il avait porté la main sur elle ! Oui, des doigts s’étaient agrippés à son corsage, des doigts nerveux et avides de viol. Mais jamais elle n’accepterait cela, jamais, elle en eut l’intuition profonde et certaine ! Jamais elle ne consentirait à pareille ignominie !
L’homme cependant marchait vers elle, le visage tuméfié, l’air bestial de ceux qui veulent. La lutte s’engagea. De ses bras raidis, elle s’opposait au contact. De ses poings crispés, elle frappait l’agresseur. C’était une crainte éperdue, affolée, qu’il pût seulement voir un coin de sa chair, et en même temps un dégoût intense qu’il osât la convoiter.
Vaincu, stupide, l’homme tomba sur une chaise. Et elle, durant quelques minutes, ne bougea pas, appuyée au mur, observant d’un air méchant le mâle ennemi.
Comment avait-elle pu se prêter à une telle profanation ? Elle comprit que, même douce et insinuante et timide, la caresse l’eût autant révoltée. Il eût fallu que l’homme s’agenouillât et s’extasiât comme elle sur ce qu’il ne connaissait pas. Et encore se fût-elle abandonnée ? Son admiration épuisée, ne serait-il pas devenu, un moment ou l’autre, la brute ardente à la conquête ?
Et elle pénétra le rôle exact du corps féminin, à la minute d’amour. Ce n’est rien qu’un instrument. En bois et animé des mouvements nécessaires, il remplirait le même office. L’homme l’emploie comme une machine commode et bien agencée qu’il s’adapte pour assouvir son appétit de luxure.
Et c’est à cela que son corps servirait, à cette besogne de soupape ? Son corps, son cher corps, cette merveille d’art, cette floraison prodigieuse de ce qu’il y a au monde de plus pur et de plus beau, serait un mécanisme ingénieux, un moyen de spasme, un récipient de volupté !
L’homme ricanait sans comprendre. Elle se pencha sur lui et, la voix haineuse, le geste irrésistible, scanda :
« Va-t-en. »
Il s’en alla.
Alors, elle se dévêtit. Et, nue, devant la glace, elle lui offrit la promesse d’une immuable chasteté et d’une éternelle solitude.
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(Maurice Leblanc, in Gil Blas, dix-huitième année, n° 6002, jeudi 23 avril 1896 ; repris dans Le Supplément, grand journal littéraire illustré, seizième année, n° 1488, samedi 25 février 1899. L’illustration est extraite de cette dernière publication)