« Paris, 19 mars 1881.
Monsieur,
Lecteur assidu de la Revue de L’Infini, j’ai suivi, avec autant d’attention que d’intérêt, le remarquable travail que vous y avez publié sur les Relations commerciales des Assyriens avec les Étrusques, particulièrement au point de vue du commerce des murènes vivantes, sous le règne des rois Évilmérodac et Nériglissor.
Il est en effet bien acquis que de nombreuses et importantes relations de commerce existaient, même avant les règnes d’Évilmérodac et de Nériglissor, entre l’empire alors si florissant des bords de l’Euphrate et les peuples autochtones de l’Étrurie. Les Tables Eugubines contiennent même à ce sujet un passage qui semble vous avoir échappé, et ce passage jette un jour précieux sur le caractère hiératique de la murène dans les sociétés étrusques. Au surplus, comme vous le démontrez fort judicieusement, c’est à Évilmérodac d’abord, puis à Nériglissor (qui ne fit d’ailleurs que suivre les plans de son frère), que ce commerce dut son magnifique développement.
Je suis, comme vous, d’avis qu’il faut placer cette période entre l’an 260 et l’an 3697 avant J.-C.,et qu’il serait téméraire, ou tout au moins trop hasardé, de formuler une approximation plus étroite. C’est déjà beaucoup de savoir que les Babyloniens faisaient un commerce actif de murènes vivantes avec les Étrusques sous les règnes d’Évilmérodac et de Nériglissor, et le monde savant vous devra une grande reconnaissance pour avoir le premier mis en lumière ce point important de l’histoire si obscure de l’empire babylonien.
Voué moi-même depuis longues années aux études historiques, je serais heureux d’entrer en relations avec vous, et je me ferais un plaisir de vous communiquer, si vous l’aviez pour agréable, les documents que je possède non seulement sur le commerce des murènes entre les Assyriens et les Étrusques au temps d’Évilmérodac et de Nériglissor, mais aussi, et d’une manière générale, sur tous les faits sans exception de l’histoire universelle.
Tous les jours, de cinq à trois heures du matin, vous me trouverez chez moi : je ne sors jamais et ne dors presque pas.
Dans l’espoir de votre prochaine visite, je vous prie de vouloir bien agréer, monsieur, l’expression des sentiments de haute considération avec lesquels je suis très parfaitement
Votre très humble et très obéissant serviteur,
JOSEPH DURAND (de Tarn-et Garonne),
Membre de plusieurs sociétés savantes,
rue des Anglaises, n° 14. »
Joseph Durand (de Tarn-et-Garonne)…
Comment ! quand ma plume est encore humide des flot d’encre que je lui ai fait distiller sur la question du commerce des murènes entre deux peuples fantastiques, dans une antiquité vertigineuse, sous des rois inénarrables, il faut qu’il se trouve un Joseph Durand (de Tarn-et-Garonne) pour me voler ma question ! Car elle est à moi, bien à moi, cette question, puisque je l’avais inventée ! Il n’y a donc plus rien de nouveau sous le soleil, pas même l’histoire ? Que deviendra l’esprit humain si la science, avec ses procédés mécaniques, parvient à tarir cette source où depuis tant de siècles la jeunesse venait se nourrir de généreux mensonges et s’abreuver de nobles erreurs ?
Durand (de Tarn-et-Garonne) est un misérable…
« Mais, pensai-je en me radoucissant un peu, quand il me dit qu’il possède des documents sur le règne d’Évilmérodac et de Nériglissor, il paraît sûr de son fait. Et alors peut-être cette question des murènes de Babylone, question que, entre nous, j’avais abordée un peu à la légère, me mènerait à l’Institut ! »
Et voilà comment, par une belle matinée de la semaine dernière, je me présentai rue des Anglaises, n° 14, où j’adressai au portier ces paroles, destinées à devenir à jamais mémorables dans ma vie :
« M. Joseph Durand (de Tarn-et-Garonne), s’il vous plaît ? »
Le portier, à cette question et comme si elle lui eût semblé tout à fait imprévue, me regarda avec un singulier mélange de surprise et de commisération.
« Vous voulez voir M. Joseph ? me dit-il.
– Joseph Durand.
– Joseph Durand ?
– De Tarn-et-Garonne.
– De Tarn-et-Garonne ? C’est bien ici. Dans la deuxième cour, l’escalier au fond à gauche ; au cinquième, au bout du corridor en face. »
Je traversai la première cour et, au fond de la seconde, à gauche, j’aperçus un escalier à jour suspendu à la façade d’une maison que je ne vous décrirai pas, vu qu’elle était indescriptible. Malgré l’aspect branlant délabré de ce gigantesque perron, je m’y aventurai vaille que vaille en me faisant le plus léger possible, et, après une prudente et pénible ascension, je mis le pied sur le plancher ferme du corridor, et je frappai à une porte sur laquelle était clouée une carte avec ces mots :
JOSEPH DURAND (de Tarn-et-Garonne)
Homme de lettres.
J’entendis une espèce de renflement ou de soupir, puis un bruit de chaise dérangée, puis un frottement de semelles, et la porte s’ouvrit, m’offrant le spectacle de « monsieur Joseph Durand (de Tarn-et-Garonne). »
Je dis le spectacle : c’en était un, en effet, et non certes des moins étranges. Figurez-vous un homme de près de six pieds de haut, maigre comme un clou, rouge comme un coq, la tête en avant, les bras écartés, la bouche béante, les sourcils relevés en demi-cercle, et qui se confondait en inclinations et en révérences plus gauches et plus bizarres les unes que les autres.
Au sommet de ce corps interminable se balançait une figure grosse comme le poing, ressemblant assez à une pomme rouge qui aurait subi un commencement de cuisson, tant elle était sillonnée de rides entrecroisées dans tous les sens, excepté au front, où quatre ou cinq bourrelets réguliers et parallèles traçaient le graphique menaçant qui caractérise si souvent la folie. Deux joues vides et sèches flottaient comme deux vieilles loques au souffle des paroles de M. Durand, laissant trop deviner que de l’autre côté, à l’intérieur, il n’y avait que des gencives désertes. Le tranchant de ces gencives pinçait de temps en temps la doublure des joues et produisait à leur surface extérieure des effondrements, des excavations, lamentable caricature des fossettes que le rire, à des temps meilleurs, creusait jadis dans ces joues alors moins flasques !
La coiffure et l’ajustement du personnage n’étaient pas moins merveilleux que sa figure. De longs cheveux d’un noir d’encre, frisés en tire-bouchons et tout reluisants de pommade, formaient grappe autour de la tête, laissant à découvert un plateau de crâne aussi lisse et aussi jaune que le plus vieil ivoire. Le pantalon, d’un gris jadis jaune, était assujetti autour des jambes par deux de ces ficelles de coton dont on lie les paquets de plumes d’oie ; ces ficelles n’étaient même pas pareilles, car l’une était verte et l’autre rouge. Les pieds, fourrés dans des chaussettes trop larges qui bavaient en laissant pendre leurs cordons, traînaient des savates éculées, avachies, grillées d’éraflures, éventrées d’estafilades piteuses. Enfin, par-dessus un gilet de tricot de laine chocolat dont les mailles étaient parties en maint endroit, le titulaire de cette toilette fantastique l’avait complétée par un magnifique habit bleu barbeau à boutons d’or, qui faisait sur cet amas de loques un effet sans précédent parmi l’histoire de l’accoutrement : habit d’une coupe irréprochable, habit si flambant neuf, qu’il portait encore, attaché à la poche gauche, un papier sur lequel était écrit : M. Durand, 142 francs !
J’ai beaucoup de sang-froid ; et les objets étranges, loin de m’effaroucher, ont plutôt pour moi un charme secret : secret, parce que c’est là une chose qu’il ne faut pas laisser paraître sous peine d’être déconsidéré chez les gens graves. Cependant, je dois en convenir, à ce coup je chancelai ! Partir de chez soi sur la question du commerce des murènes au temps d’Evilmérodac et de Nériglissor, et tomber devant un savant en ficelles roses et vertes, en cheveux frisés et en habit bleu barbeau, c’est de quoi, convenez-en, faire rouler, les quatre fers en l’air, le fameux principe « qu’il ne faut s’étonner de rien. »
L’homme que j’avais devant moi semblait d’ailleurs appartenir à quelque race extra-humaine. La vieillesse et le ridicule y étaient – comment dire cela ? – griffonnés dans une langue mystérieuse, en caractères indéchiffrables : dans cet être si bizarrement ravagé, on ne retrouvait aucun des traits que le burin de la douleur grave d’une main si ferme et si savante sur les fronts qu’il a ciselés, et je sentais vaguement que quelque puissance épouvantable, hors de proportion avec les forces de la vie, avait dû passer par là.
Cependant, j’aime à le dire à mon honneur, cette défaillance philosophique fut de courte durée. « Le beau miracle ! me disais-je ; eh bien, c’est un original, voilà tout. Et encore, peut-être que s’il m’expliquait les raisons qui l’ont déterminé à adopter une tenue d’apparence si bizarre, il me ferait voir que chacune des pièces de cet ajustement a sa raison d’être, que chacune est la conclusion d’un syllogisme irréprochable. Ai-je donc oublié ma maxime favorite : « Avant de juger les actions de ton frère, informe-toi de l’état de son cœur, de sa bourse et de sa santé » ? Que de choses inexplicables seraient expliquées par un chagrin, par une pauvreté ou par une maladie que le patient, avec un soin jaloux, cache aux yeux du monde ! »
Envoyant donc au diable mes sots ébahissements, je résolus d’écarter d’un revers de main le voile ridicule sous lequel m’était apparue la personne extérieure de cet inconnu, et je dus tout d’abord remarquer que cet inconnu était un homme très poli et très bien élevé, car ses façons à me recevoir n’étaient pas moins gracieuses que les termes de sa lettre.
En m’asseyant sur le fauteuil qu’il m’approcha, j’étais donc dans cet excellent état de sérénité bienveillante qui prépare si heureusement une conférence entre deux hommes graves sur un sujet important.
M. Durand demeura quelques instants la tête élevée, les yeux perdus dans le vague ; puis, ayant passé sa main sur son front comme pour en chasser quelque reste d’une vapeur qui aurait obscurci son intelligence, il me fit une inclination accompagnée d’un vague sourire, tira de sa cravate un soupir guttural comparable au han de saint Joseph, et, se caressant tour à tour le bout du nez et le dessous du menton, il commença le discours ci-après :
« Je vous suis très reconnaissant, monsieur, de vous être rendu si gracieusement à l’appel d’un inconnu. Dans les nombreuses tentatives que j’ai faites pour arracher les hommes à leur ignorance obstinée ou à leur sottise réfléchie, j’ai trouvé des rebuts et des déboires à décourager la persévérance la plus robuste. Mais rien ne me lassera et, jusqu’à mon dernier jour, je combattrai et je me débattrai pour faire triompher la vérité. Si après tant de vains efforts je me suis encore adressé à vous, c’est que vous êtes le seul qui ait osé dire le vrai sur l’histoire et en dénoncer l’inanité vraiment idiote ! Je vous demande donc, monsieur, de m’écouter avec attention et surtout avec patience, car je ne dois pas vous cacher que mes prolégomènes seront certainement longs, probablement obscurs, et peut-être même ennuyeux. Mais, si vous voulez bien me suivre avec confiance et résignation, ce que je vous démontrerai, que dis-je ? ce que je vous ferai voir vous dédommagera amplement de votre peine, car je vous ferai voir, voir, entendez bien, ce que nul œil humain n’a jamais vu et – ajouta-t-il en levant les yeux au ciel avec un profond soupir – ce que nul œil humain ne verra sans doute jamais après vous ! »
Le commencement de cet exorde m’avait flatté ; la fin me toucha : je fis un geste d’acquiescement respectueux, et je crus même convenable de répondre au soupir éloquent de l’orateur par un soupir modeste d’auditeur convaincu. Je commençais à me sentir entraîné vers cet homme, je voyais qu’il allait me dominer. Il reprit :
« Mais avant toute chose, et pour établir sur un fondement assuré des relations qui, je l’espère, se continueront, il faut que je vous fasse connaître, monsieur, l’état de mon âme.
– L’état de votre âme, répondis-je d’une voix quelque peu modifiée par la surprise, m’intéresse infiniment, croyez-le bien… monsieur… et je recevrai avec le plus grand… plaisir les communications dont vous voudrez bien me favoriser à ce sujet.
– Eh bien, monsieur, il me suffira d’un mot pour vous faire connaître l’état de mon âme : je suis fou. »
Je fis un léger soubresaut sur ma chaise, et, mesurant de l’œil la distance qui me séparait de la porte, je rassemblai mes forces pour m’évader d’un seul bond, tout en simulant le plus gracieux sourire d’incrédulité et lui disant :
« Oh ! monsieur ! »
Mais il m’avait deviné ; il me mit la main sur le bras, me lança un regard sévère et me dit :
« Me serais-je trompé ? Vous aussi ! Quoi ! ce ferme esprit dont les œuvres marquent tant d’indépendance s’arrêterait à pareille vétille ?
Que je sois sage ou fou, n’avez-vous pas assez de sens pour juger si ce que je vais vous dire est de l’aliénation mentale ou du génie ? Que vous importe que le vase soit fêlé, si la liqueur est bonne ? Fi ! monsieur, n’avez-vous point de honte de classer les produits de l’esprit humain dans ces compartiments de folie et de raison qui ne sont que des catégories imaginaires inventées par vos médecins et vos philosophes ? Laissez aux épiciers et aux confiseurs à répartir ingénieusement, dans les cases de leurs boîtes de carton, ici les figues sèches, là les pruneaux, ici les dragées, là les pralines : est-ce que vous croyez que la nature se soucie de ces classifications ridicules ? Elle crée des figues, des prunes, des amandes pleines de vie et de fraîcheur, et l’homme en fait des fruits secs et des bonbons, produits artificiels qui n’ont rien à voir avec les lois de la biologie universelle. De même pour les idées : vraies ou fausses, vraisemblables ou folles, elles sont entièrement l’œuvre du génie humain, et la première des folies est de prétendre leur appliquer des distinctions tirées de lois qui régissent exclusivement les corps vivants. Non, monsieur, il n’y a en ce monde que des faits et des choses d’un côté, des idées de l’autre ; quant aux raisonnements, aux classifications et aux systèmes, c’est de la fumée, de la fumée diversement colorée, où, j’en conviens, on voit briller par-ci par-là quelque étincelle et même, aux jours de fête, éclater tout à coup un brillant feu d’artifice ; mais tout cela passe comme un nuage, comme un éclair, tout s’éteint, et la nuit se referme sur la raison un instant éblouie. Mais les choses, mais les faits, voilà ce qui demeure, voilà ce qui ne change pas au gré de la main qui le touche ou de l’œil qui le regarde, et, quand il vous faudrait passer à travers le vertige et la folie pour y arriver, si je vous mène à des faits et à des choses, de quoi vous plaindriez-vous ?
– Monsieur, lui dis-je en me rétablissant avec abandon sur mon siège, vous m’intéressez infiniment et je vous écoute. Je me suis souvent demandé, en effet, si la distinction entre la raison et la folie avait bien toute la valeur qu’on s’accorde généralement à lui attribuer, et vous me soulagerez d’un grand poids si vous me démontrez qu’on peut arriver aussi droit à la vérité en déraisonnant qu’en raisonnant.
– On ne saurait mieux poser la question, me répondit-il. Ce que le vulgaire appelle déraisonner, c’est raisonner à rebours des autres hommes, agir ou penser autrement qu’eux : voilà de quelle façon je suis fou ; voilà pourquoi, depuis mon portier, qui niche au rez-de-chaussée, jusqu’à ma femme de ménage, qui perche sous les toits, tout le monde dans la maison me tient pour fou à brevet, au point de regarder de travers les gens mêmes qui viennent me voir. Vous avez dû…
– M’en apercevoir ? Voilà donc pourquoi le portier m’a dévisagé d’un air si singulier !
– Voyez-vous ! là, qu’est-ce que je vous disais ? Mais baste ! laissons les crétins crétiniser, et occupons-nous de de notre affaire. Pour commencer, voilà, quant à votre question des murènes, les textes photographiés des Tables Eugubines, où je vous ai marqué les passages essentiels : vous pouvez emporter cela chez vous pour le méditer à l’aise ; mais je vous mettrai tout à l’heure devant les yeux des documents bien autrement explicites et décisifs. Avant d’en venir là, il faut que je vous fasse connaître d’abord par quelle succession d’idées et de travaux j’ai pu arriver à la connaissance des faits que je vais vous révéler.
Vous êtes-vous avisé jamais de réfléchir aux conditions dans lesquelles on nous présente l’histoire ? Pour moi, dès mes premières études, j’ai toujours ressenti, devant ces récits des faits du passé, un malaise comparable à celui qu’on éprouve devant certains portraits : on voit un nez, une bouche, des yeux, un corps, et pourtant on sent que cela ne représente pas un homme : ce portrait n’est qu’une image invraisemblable ; la vie et la vérité y manquent également.
Cela, je l’ai éprouvé devant tous les tableaux historiques en général, mais d’autant plus fort à mesure que les événements étaient plus rapprochés de nous, et j’ai fini par en découvrir la raison. En effet, plus les événements sont rapprochés de nous, plus les opinions de l’historien sont intéressées, engagées même dans l’interprétation des faits historiques ; et de les interpréter à les dénaturer, il n’y a qu’un pas.
Au fond, il n’y a donc en histoire que deux méthodes, l’une qui consiste à accepter les faits sauf à en tirer des conclusions formulées d’avance ; l’autre qui, décidée également à faire prévaloir des idées préconçues, arrange et, au besoin, invente des faits pour les justifier. Entre Louis Blanc faisant commencer à Jean Huss la révolution de 89, et le P. Loriquet racontant le règne de Louis XVIII au temps où Napoléon était sur le trône, je ne vois pas, au point de vue de la vérité, grand intérêt à choisir… Sans doute la dernière méthode est plus franche et plus logique que la première ; mais je ne puis m’empêcher de convenir que l’une ne vaut guère mieux que l’autre.
Et quand je cherchais à quels documents on pouvait recourir pour reconstituer les titres de tel ou tel fait à la créance des hommes, je voyais que chaque ouvrage historique n’était guère que la copie, avec quelques inexactitudes ou quelques imaginations de plus, des ouvrages précédents.
Après être resté assez longtemps sur cette désolante conviction, je fus amené à me dire que les hommes ne pourraient se flatter de connaître l’histoire que le jour où il leur serait donné de la voir rétrospectivement, non pas dans des récits ou dans des contes, mais dans sa réalité.
– En effet, dis-je en riant, ce serait là l’idéal de l’histoire ; malheureusement, les faits s’évanouissent à mesure qu’ils se manifestent, et ils ne laissent aucune trace perceptible de leur passage.
– Je ne suis pas de votre avis, répliqua M. Durand ; les faits, en se produisant, acquièrent une existence aussi positive, aussi indestructible, que celle des idées ; comme les idées, ils prennent leur vol à travers le monde, tantôt planant ignorés dans l’espace, tantôt circulant à travers la mémoire et les traditions des hommes. Pas plus que les idées, ils ne meurent jamais, et c’est d’eux que s’alimente, par une hérédité continuellement accumulée, le trésor de l’âme universelle. Ils sont donc quelque part, ils sont partout, et, quelque reculée que soit leur origine, si loin que le temps ait pu les emporter, donnez-leur pour cage l’univers, si vous voulez, mais ils n’en sont point sortis ; et moi qui suis aussi dans la cage, pourquoi ne pourrais-je pas les atteindre ?
– Par la pensée, je le conçois ; mais par l’expérience, par les sens…
– Oui… je vous pardonne l’objection… Il faut qu’elle ait une certaine valeur, puisqu’elle m’a arrêté pendant plus de vingt-cinq ans…
– Comment ! m’écriai-je, vous avez levé cette objection-là ?
– Oui, me répliqua-t-il d’un ton ferme, au bout de vingt-cinq ans de méditations et d’angoisses, je l’ai levée, grâce à la théorie des ondulations de la lumière.
– La théorie des ondulations de la lumière ?
– Oui, monsieur.
– Mais quel rapport peut avoir cette théorie avec les faits de l’histoire ?
– Celui qu’a tout phénomène visible avec les yeux qui le voient, celui qui s’établit entre cette table que vous regardez et votre intelligence qui en perçoit la sensation. Comment s’appelle ce rapport ? la vision.
– Mais pour que la vision s’opère, il faut un objet réel.
– Je vous dis que les faits sont des objets réels.
– Même les faits passés ?
– Même les faits passés, et je le prouve.
Vous reconnaissez qu’un objet éclairé, touché par la lumière, émet de tous les points de sa surface des ondulations qui, se propageant en ligne directe jusqu’à la rétine de l’œil, y produisent la vision de l’objet, n’est-ce pas ?
– Je le reconnais.
– Vous le reconnaissez : bon ! Mais vous êtes-vous avisé de vous demander ce que deviennent ces ondulations au-delà du point où votre œil les a perçues au passage ? N’est-il pas vrai que cette perception, à vous particulière, ne les arrête pas, et qu’elles continuent à cheminer en ligne droite, indéfiniment ?
– Indéfiniment, non ; si elles rencontrent dans cette ligne un corps opaque, elles sont interceptées, et l’œil placé de l’autre côté du corps opaque ne les perçoit pas.
– Mais si elles ne sont pas interceptées, jusqu’où peuvent-elles aller ?
– Aussi loin, évidemment, qu’elles trouveront l’espace libre pour se propager.
– Et alors, reprit M. Durand, si tout objet lumineux émet des ondulations qui se propagent indéfiniment en ligne directe tant qu’elles ne rencontrent pas d’obstacle, ne voyez-vous pas que, depuis l’origine du monde, tout ce qui existe sur la Terre, tout ce qui y a passé, tout ce qui y a paru, ne fût-ce qu’une seconde, a émis autant d’images qui se sont envolées, à travers l’atmosphère terrestre, dans les espaces interplanétaires ?
Et là, que font-elles ? Sont-elles immobiles ? Rien n’a pu les arrêter. Sont-elles devenues imperceptibles ? Rien n’a pu les réduire. Elles sont dans un milieu vide, libre et neutre.
Elles y marchent donc, invariablement fixées aux proportions qu’elles avaient lorsqu’elles sont sorties de l’atmosphère terrestre ; elles suivent, pour l’éternité et sans pouvoir en dévier jamais, la ligne droite qui les mène à l’infini. Et avec les choses, toutes leurs modifications ; avec les êtres vivants, tous leurs mouvements et tous leurs actes.
Levez donc les yeux au ciel, et, si vous savez regarder, vous y verrez, projetés d’espace en espace et de profondeurs en profondeurs, l’image de tous les êtres et le tableau de tous les faits que la lumière a éclairés, depuis le commencement des temps, à la surface de la Terre ! »
Il se fit un silence. M. Durand, comme pour donner à mon attention le temps de reprendre haleine, baissa les yeux à terre pendant un moment, puis les leva sur moi pour m’interroger.
J’étais fort troublé, car, malgré l’absurdité apparente de ce que je venais d’entendre, tout cela me bouleversait : quoi que nous puissions faire, l’infini nous fait toujours battre le cœur.
Ne voulant pas heurter trop durement ce pauvre homme, je me bornai à hasarder une objection.
« Mais, lui dis-je, si ces images, ces projections des choses s’élèvent continuellement de la surface de la Terre pour se diriger en ligne droite vers l’infini, la dernière émise d’un point donné du globe doit être seule visible ; elle doit intercepter par conséquent la vue de toutes celles qui la précèdent dans la même direction, et alors je veux bien admettre qu’on pourrait voir celle-là, mais je crois qu’elle éclipse toutes les précédentes.
– Vous oubliez, me dit-il en souriant, deux, trois et même quatre toutes petites choses : c’est que la Terre tourne sur son axe, qu’elle oscille sur ce même axe par un mouvement de relation comparable au balancement d’une toupie ; qu’elle décrit une ellipse autour du soleil ; enfin que tout le système solaire est entraîné en masse dans je ne sais quelle direction. Mais comme la Terre tourne, se déplace et se balance au milieu de l’espace, il en résulte que chacune des ondulations lumineuses qu’elle émet s’échappe de son atmosphère par autant de tangentes distinctes, à la manière des étincelles d’un soleil de feu d’artifice, qui vont s’écartant à mesure qu’elles s’éloignent. Or, l’espace interplanétaire étant infini, ces tangentes y trouvent, à très peu de distance de la Terre, assez de place pour diverger sans se confondre, et le tout est de porter le point d’observation au-delà de la zone où les ondulations se croisent encore. C’est une simple question de calcul d’angles, un détail insignifiant.
– Mais, lui dis-je en hochant la tête, quand on admettrait cela, reste encore une autre objection, celle-là insurmontable. Si vous pouviez aller vous placer, pour observer ces images, au-delà et en avant du point de l’espace où elles sont parvenues en ce moment, vous pourriez les voir parce qu’elles se trouveraient placées en face de vos yeux et se réfléchiraient sur votre rétine ; mais ici vous êtes en arrière du lieu qu’elles occupent, elles ne peuvent pas rebrousser chemin pour venir trouver vos yeux.
– C’est juste, me dit-il ; mais vous oubliez encore plusieurs choses. D’abord, il n’est pas absolument vrai que nous ne voyions que les objets placés devant nos yeux. La condition d’opposition entre l’œil et l’objet visible n’est donc pas aussi absolue que vous le croyez. Mais même en vous la concédant comme absolue, si les images, par hasard, trouvaient en travers de leur route un écran quelconque pour les réfléchir, c’est-à-dire pour me les renvoyer, est-ce qu’elles ne rebrousseraient pas chemin ?
– Oh ! il est certain qu’il serait plus commode de placer un écran là-bas que d’y aller vous-même, et alors, en effet, les images seraient visibles pour vous, mais…
– Il n’y a pas de mais, c’est ce qui a lieu.
– Un écran dans l’espace planétaire ! m’écriai-je ébahi, un écran dans le vide !
– Ce n’est pas le vide, c’est un milieu d’une nature particulière, et, quelque subtil que vous le supposiez, il a une consistance quelconque, puisque ce n’est pas le néant. Cette consistance peut varier sur tel ou tel point, sous l’influence de telle ou telle cause.
– En tout cas, dis-je, c’est un milieu transparent, et comment un corps transparent, dont la nature est précisément de laisser passer la lumière, pourrait-il réfléchir une image ?
– Comment ? Mais comme sous nos yeux, tous les jours, l’air les réfléchit. Vous oubliez encore le mirage. Comment se forment donc, s’il vous plaît, ces images, ces tableaux qui, soit à la surface de la Terre, soit dans l’espace, produisent aux yeux des voyageurs des illusions si complètes ? Par un concours de réfractions et de réflexions que la chaleur détermine dans les couches de l’air. Eh bien, si nous ignorons la nature et les propriétés de l’éther, comme nous l’appelons, nous savons tout au moins que la lumière des corps célestes et la chaleur du soleil passent à travers sa substance, puisqu’elles nous arrivent : pourquoi n’y détermineraient-elles pas des phénomènes optiques analogues au mirage que nous voyons se produire dans notre atmosphère ?
Voilà ce que vous demandez, voilà le miroir où les images des choses de la Terre vont aller se réfléchir pour ressusciter à vos yeux !
– Cette hypothèse, » dis-je, un peu ému…
M. Durand se leva et, me désignant d’un geste superbe une porte fermée placée derrière lui :
« Vous vous êtes bien défendu, monsieur, me dit-il, et il fait beau voir la faible raison humaine se débattre si courageusement contre la vérité, comme une brave petite souris devant un chat. La vérité : car il n’y a pas ici d’hypothèse, il y a un fait et vous l’allez voir. Veuillez me suivre. »
Il ouvrit la porte, et nous nous trouvâmes dans un vaste laboratoire rempli d’appareils de formes étranges et où, penché sur une sorte de table, travaillait un ouvrier à cheveux blancs qui continua son ouvrage sans paraître s’apercevoir de notre présence.
« C’est mon laboratoire, me dit M. Durand. C’est là, avec l’aide de ce vieil ouvrier, que j’ai construit l’instrument sans lequel tout ce que je viens de vous dire serait resté à l’état de pur rêve. Vous voyez là une pile de Bunsen dont la décharge pourrait tuer d’un coup une armée de vingt mille hommes. C’est grâce à cet appareil que j’ai pu obtenir une matière réfringente d’une puissance incalculable. Ceci, c’est un appareil à ozone ; là, c’est l’appareil à comprimer le gaz, de Pictet.
Après avoir employé sans succès tous les corps réfringents connus, j’ai été amené à me demander d’abord si les gaz comprimés ne me fourniraient pas la matière que je cherchais. N’ayant rien trouvé dans cette direction, j’étais près de me décourager, lorsque certains phénomènes inconnus tournèrent mon attention du côté de l’électricité ; je me jetai avec ardeur sur cette piste. Il serait trop long de vous exposer la suite de mes recherches, mais le résultat en fut de découvrir que l’électricité n’est point une force ou un fluide, ou un phénomène, mais un gaz, et que ce gaz, suffisamment comprimé sous l’influence de l’ozone, peut être solidifié d’une manière durable.
En cet état, il forme une matière d’une densité cent mille fois plus grande que celle d’aucun corps connu, et en même temps d’une transparence infiniment supérieure à celle du plus beau flint-glass. Or, comme la réfraction n’est autre chose que la déviation d’un rayon lumineux à travers les molécules du corps réfringent, vous pouvez comprendre comment l’électrozone, comme je l’appelle, ayant un nombre infini de molécules, peut me fournir des lentilles d’une puissance à peu près incalculable. L’appareil le plus perfectionné que j’aie encore construit grossit vingt-cinq millions de fois les images de l’éther ; mais cela ne suffit pas, et j’espère arriver à obtenir une lunette capable de me faire lire, par exemple, l’inscription que Léonidas fit tracer par un de ses soldats sur les rochers des Thermopyles, et pourtant c’est fort loin et il y a bien longtemps de cela, comme vous savez.
Maintenant, monsieur, préparez-vous à un spectacle tel que vous n’en auriez jamais pu rêver dans votre vie.
Je dois d’ailleurs vous prévenir que l’instrument ne peut donner que la vue directe, ce qui s’est passé pendant la nuit ou à couvert n’ayant naturellement pu produire aucune émission lumineuse extérieure. Il en est de même pour tout ce qui a lieu au-delà des bornes de notre hémisphère, les rayons lumineux ne pouvant se propager que dans la partie de l’espace qui y correspond. »
À ces mots, gravissant un escalier tournant qui s’ouvrait au fond du laboratoire, il me fit monter à une terrasse où, sous une sorte de dôme tournant percé de plusieurs ouvertures, je vis braqué sur le ciel un appareil cylindrique monté sur des cordes et des rouages.
« Le voici, me dit l’inventeur ; voici l’HISTORIOSCOPE ! Il est orienté dans la direction du XVe siècle : vous n’avez qu’à regarder par l’oculaire, vous allez tout voir comme si vous y étiez. »
Le miracle était devant moi ! Aussi reconnaissables dans le champ de la lunette que des acteurs sur la scène d’un théâtre, des hommes d’aspect sauvage, de taille gigantesque, hérissés de barbes, de peaux de bêtes et d’armes effroyables, montés sur de petits chevaux dont les crins traînaient à terre, galopaient furieusement à travers une plaine où l’on voyait flamber et fumer au loin des incendies. À leur tête, franchissant par sauts et par bonds des fourrières, des rochers, des troncs d’arbres et des murs écroulés, une espèce de géant à mufle de lion les entraînait, brandissant d’une main une épée colossale, et de l’autre un casse-tête autour duquel voltigeaient six boulets de fer hérissés de pointes aiguës.
« Grand Dieu ! m’écriai-je en me reculant épouvanté, qu’est-ce que c’est que ces gens-là ?
– Oh ! oh ! dit M. Durand, après avoir jeté un coup d’œil à la lunette, vous commencez bien ! Vous n’êtes pas maladroit pour votre début : vous voyez là un des personnages les plus curieux de l’histoire, et à un moment où il est enragé, car il n’y a pas quinze jours qu’il a perdu son premier œil à la bataille, et, pour comble de fureur, on vient de lui brûler vif son ami Jean Huss.
– Quoi ! c’est Jean Ziska ?
– Lui-même. Hein ! quelle figure de bête féroce ! Est-il beau ainsi ! Et ces Bohémiens ! À la bonne heure ! Voilà ce qu’on appelle des hommes ; ça n’a pas figure humaine, parlez-moi de ça ! Voyez donc celui-là qui croque à belles dents une tête de petit enfant cueilli avant terme dans le ventre de la mère ! Ceci est plus beau qu’un combat de taureaux, oui !
– C’est passionnant ! dis-je, en collant mon œil à l’instrument.
– Suivez, suivez toujours ; vous allez voir ! »
Je me remis en observation.
« Le voilà, dit M. Durand, se défendant sur le mont Taurkand… On lui crève son second œil… Sa fureur redouble… Il s’ouvre un passage… Suivez, suivez… Encore une victoire… Deux… trois… quatre victoires… Sigismond traite avec lui… Jean Ziska est vice-roi de Bohème !… »
Je suivais toujours. Tout à coup, Jean Ziska disparaît.
« Je ne le vois plus, dis-je à M. Durand.
– Regardez encore.
– Je vois un panneau de porte avec une espèce de croix blanche appliquée dessus.
– Il est mort. On vient de l’écorcher. C’est sa peau. On la fait sécher au soleil pour en faire un tambour, parce qu’avec ce talisman pour les mener à la bataille, les Bohémiens croient qu’ils seront toujours vainqueurs. Voyez, là, un peu plus loin, ils culbutent l’ennemi ; ce tambour énorme qu’un soldat fait résonner à tour de bras, c’est celui-là !
– C’est très beau, mais passablement féroce, dis-je ; j’en ai la chair de poule ! Montrez-moi donc quelque chose de moins terrible. Tenez, je voudrais bien voir le roi Dagobert ; c’est un monarque si populaire. »
Et, M. Durand ayant tourné un peu la lunette, j’aperçus un homme grand, très maigre, l’air un peu narquois, des cheveux roussâtres pendant sur ses épaules, vêtu d’un justaucorps vert-pomme et d’un haut-de-chausses collant couleur chocolat.
« Comment ! c’est lui ? Il est tout à fait tel que je me le représentais : il a l’air bien bon enfant.
– Hum, hum, ne vous y fiez pas. Savez-vous bien que, sans la protection des chanoines de Saint-Denis, les diables auraient happé son âme au moment où il débarquait de la barque à Caron ? qu’il a fallu appeler en toute hâte la milice céleste, qu’il y a eu lutte terrible, les diables le tirant par les bras et les anges le tirant par les pieds, et qu’il a tenu à un fil que son âme allât cuire à perpétuité dans la poêle où l’on fait frire les mauvais pasteurs de peuples ? Vous n’avez donc pas vu le portail de Saint-Denis, où c’est sculpté tout du long ?
D’abord, sous le rapport des mœurs, il ne valait pas grand’chose ; c’était un vieux polisson. Et puis il était très cruel.
Mais il était bon militaire, bon général même, et puis artiste ; ça, c’est sacré, étant bien reconnu que les artistes ne peuvent faire rien qui vaille si on les force à porter les chaînes de la morale : c’est bon pour les bourgeois.
Et alors on lui a pardonné parce qu’il protégea avec esprit l’architecture et l’orfèvrerie.
– Monsieur, dis-je à M. Durand, il y a là quelque chose qui me déroute… C’est dans le costume, dans la partie inférieure et postérieure du vêtement de ce monarque. Est-ce que, sous les Mérovingiens, nos rois avaient le privilège de doubler leurs haut-de-chausses en couleur chocolat ?
– Non pas : d’Hozier a établi que cette doublure, sous la première race, était bleu de ciel.
– C’est singulier, dis-je ; mais alors son haut-de-chausses est donc à l’endroit ?
– Sans doute.
– Eh bien, et la chanson ?
– La chanson ? Oh ! d’abord, comme toutes les chansons populaires, elle n’a pas été faite par des gens du peuple, qui de leur vie n’ont été capables d’en faire une, mais par des lettrés du grand monde et quelque mille ans plus tard, car cette chanson est évidemment de la fin du XVIIIe siècle.
Quant à l’anecdote, elle est vraie. Il est certain, et je l’ai même vu à l’aide de l’historioscope, qu’un jour en effet Dagobert, dans un moment de distraction, avait mis son haut-de-chausses à l’envers.
Il se trouvait dans la chambre d’une des suivantes de la reine, qu’il était allé prier de lui recoudre une aiguillette, et, ayant entendu du bruit, il remit son haut-de-chausses en toute hâte et sortit sans prendre garde qu’il l’enfourchait à l’envers. En sortant, il tombe sur saint Éloi, qui allait à son atelier, situé au fond de la cour. De là quelques gauloiseries, bien naturelles entre deux vieux amis, mais rien de plus, et il faut toute la légèreté de nos historiens pour avoir donné de l’importance à cet incident et pour l’avoir présenté à la jeunesse comme l’événement le plus mémorable du règne de ce prince vraiment sérieux. Entre nous, je ne comprends pas que l’Université s’obstine à faire figurer cette anecdote égrillarde dans les programmes de ses examens. »
En disant cela, M. Durand donna un léger mouvement au cercle de l’historioscope, y regarda et me dit :
« Tenez, monsieur, si vous aimez les artistes, voilà une des scènes les plus palpitantes, vraiment, que puisse offrir à notre admiration l’histoire de l’art et du génie.
Nous sommes à Florence. Benvenuto Cellini vient d’achever le Persée. Il a disposé le modèle dans un four qu’il a eu soin de construire de ses propres mains.
Regardez là, à droite du palais, ce hangar. Voyez-vous cette fumée rutilante qui s’élève du toit, cette gueule rouge de feu où quatre ou cinq jeunes gens à tournure magnifique viennent jeter du bois ? Voyez, la flamme redouble, elle sort comme une langue par le haut de la cheminée et, à travers les fissures des briques, vous pourriez presque apercevoir une masse sombre qui résiste au feu.
Tout à coup, au milieu de cette fournaise, il se produit une sorte d’arrêt. Le métal ne fond pas, l’alliage manque. Encore quelques minutes, et le chef-d’œuvre du maître, éclatant dans le moule, va être détruit !
Les jeunes gens s’agitent, lèvent les bras au ciel.
Alors, on voit accourir, les yeux hagards, les lèvres tremblantes, un homme à l’air furieux, désespéré : c’est le maître, c’est l’artiste, qui voit sa gloire prête à périr dans ces flammes ! Le désespoir et l’enthousiasme lui font deviner un moyen de salut : il bondit à sa maison et revient chargé de toute une vaisselle d’étain, qu’il jette à brassées dans la fournaise. Et il bondit encore, et il revient, et il en jette encore, et encore !
Une lueur vermeille rougit la gueule du four, le bruit cesse, la matière domptée se dissout et se liquéfie sous l’action de l’alliage ; elle commence à couler par les évents du moule.
Benvenuto Cellini et ses jeunes aides s’embrassent en poussant des cris de triomphe : le Persée est coulé en bronze, et le trésor de l’art compte un chef-d’œuvre de plus.
Tout bien considéré, dit alors M. Durand d’une voix douce et un peu triste, voici à peu près ce que je puis vous montrer de plus intéressant dans l’histoire des hommes : le génie et l’art s’élevant jusqu’à l’héroïsme et créant quelque chose d’éternel et d’incontestablement beau. Sauf erreur ou omission, je crois qu’en histoire, c’est ce qui se fait de mieux.
– C’est fort émouvant sans doute, dis-je, mais il me semble qu’on pourrait trouver dans l’histoire des événements plus importants que la fonte d’une statue…
– En apparence, c’est possible, parce qu’il y a plus de fracas, parce que certains événements ont eu la chance de devenir plus populaires que les autres. Le temps, le lieu, le plus ou moins de crédit du premier qui les raconte, feront la fortune d’une histoire insignifiante, tandis qu’à côté une autre plus digne de mémoire tombera dans l’oubli. Sans aller plus loin, voyez la culotte de Dagobert : pour avoir été mise à l’envers une seule fois, elle est devenue immortelle.
La célébrité des faits historiques est, comme celle des hommes, affaire de camaraderie, de protection, et surtout de chance. Au fond, si nous rentrons en nous-mêmes, nous serons forcés d’avouer que tous nous sont également indifférents : qu’ont-ils de commun avec le bonheur, but unique et suprême de notre vie ici-bas ? Loin des yeux, loin du cœur, mon cher monsieur : les choses les plus épouvantables, si elles passent loin de nous, ne nous touchent vraiment pas ; à plus forte raison si elles sont anciennes. Qui jamais a pleuré en lisant l’histoire ?
Mais quand nous voyons revivre une grande âme dans une action sublime ; quand, tranchant sur la monotonie vulgaire des faits de l’histoire, la flamme de l’idéal se ranime pour un instant dans la nuit du passé, alors le cœur peut battre encore.
Hé ! monsieur, depuis que le momde est monde, est-ce que rien y a jamais changé ? En tout temps, en tout lieu, tous les hommes ont toujours fait la même chose, et, quand ils n’ont personne à imiter, ils recommencent ce qu’ils ont déjà fait, ils s’imitent eux-mêmes. Les événements n’ont pas plus de variété : c’est une répétition éternelle.
– Pourtant, dis-je, l’aspect des sociétés humaines, la différence des peuples…
– C’est vrai, il y a un détail qui change : le costume. Là, je suis d’accord avec vous. Mais c’est tout. Aussi, voici ma philosophie de l’histoire : ce qu’on appelle de ce nom, c’est-à-dire une série de faits nouveaux, n’existe que pour le costume. Quant aux guerres, aux massacres, aux révolutions des empires, à la décadence, au progrès, ce sont des figurants du cirque qui passent et repassent de la coulisse à la scène avec le même tambour-major en tête. Mais il y a plus ; c’est que, sur le théâtre de la vie, les hommes aussi servent plusieurs fois. Biologiquement, est-ce que la nature ne fait pas des vivants neufs avec de vieux morts ? C’est triste à dire, mais la vérité est que tout ici-bas, hommes et choses, n’est que marchandise d’occasion ; s’il n’en était pas ainsi, comment expliqueriez-vous que les peuples et les individus puissent recommencer éternellement les mêmes sottises ?
– Je conçois, dis-je, que le spectacle continuel de tant de faits vous ait blasé à la longue ; il y a malheureusement beaucoup de vrai dans ce que vous dites. Mais en dehors de l’histoire du passé, il me semble que vous avez à votre disposition, pour les choses plus rapprochées de nous, un champ d’observation bien curieux. Est-ce que l’historioscope ne peut également vous montrer les faits de l’histoire contemporaine ?
– Tout de même ; il ne s’agit que de raccourcir la portée de l’instrument. Voulez-vous voir la Révolution de 89, l’Empire, la Restauration, le second Empire, la guerre de 1870, l’invasion, le siège de Paris, la Commune ?
– Quoi ! ces personnages, ces événements que j’ai vus disparaître, je pourrais les revoir encore !
– Il ne tient qu’à vous, et non seulement ceux-là, mais d’autres avec lesquels vous avez vécu de plus près ; vos amis, vos parents, tous ceux enfin que vous avez aimés et qui ne sont plus.
– Non ! m’écriai-je en me reculant avec effroi, non ! faites-moi grâce de ce spectacle, il me déchirerait le cœur ! Ah ! les revoir comme des spectres, séparés pour toujours de moi par l’abîme où flotte leur image, jamais, jamais !
– Je conçois votre résistance, me dit-il ; moi-même, toutes les fois qu’au cours de mes observations il m’arrive de rencontrer le reflet d’un ami, d’une personne que j’ai aimée, je détourne mes regards. Mais, tel que vous avez vécu à d’autres époques de votre existence, n’aimeriez-vous pas à vous retrouver ?
– Montrez ! montrez ! » dis-je en me précipitant vers l’ouverture de l’instrument.
M. Durand ajusta la lunette.
« Regardez, me dit-il, voici l’heure de votre naissance. Tournez doucement ce bouton, et vous allez voir reparaître à vos yeux toute l’histoire de votre vie. »
Comment décrire le sentiment qui m’envahissait par degrés à mesure que je voyais passer dans le champ de l’instrument magique cette suite de scènes dont chacune me rappelait une joie éteinte ou une incurable douleur ? Une curiosité plus forte que mon angoisse enchaînait mes yeux à ce spectacle. À mesure que s’en succédaient les épisodes, je voyais apparaître, mêlés à chacun des moments de ma vie, tous ces êtres aimés que tout à l’heure je redoutais de revoir. Mais je n’en voyais que les ombres : mon cœur battait, l’émotion me serrait la gorge ; j’agitais les mains comme pour les saisir et les appeler. Et plus je suivais des yeux ce spectre de moi-même, plus je le voyais pâlir, se courber vers la terre et de temps en temps s’arrêter, n’en pouvant plus, sous le fardeau, à chaque pas plus lourd, des peines de la vie. Et chacun de mes chagrins se représentait à mes yeux, et toutes les blessures de mon cœur se rouvraient une à une et saignaient comme au premier jour ! J’avais beau faire, je ne pouvais pas m’arracher de là. Je riais, je pleurais, je me tordais de désespoir !
« Grâce ! au secours ! criai-je.
– Ah ! ah ! cela vous étonne, dit M. Durand ; vous n’aviez pas songé à cela ! Ah ! vous croyez que votre vie est à vous !
Mais voyez donc ce qui se passe dans toute la nature, voyez donc ce que deviennent à vos yeux ces hommes dont chacun, à son heure, s’est cru comme vous le centre de l’univers ? Vous ne les retrouvez plus tout entiers : vous en voyez passer les débris, acte par acte et pensée par pensée, mêlés et roulant dans le torrent de la vie, qui leur a repris tout cela comme il le leur avait donné. Or sachez-le bien : vivants, nous nous en allons aussi déjà par lambeaux ; tout ce que nous avons été, tout ce que nous avons fait avant l’heure présente est devenu aussi étranger à nous-mêmes, aussi mort pour nous que si nous n’avions jamais vécu.
Et voilà pourquoi quand, par quelque miracle, nous pouvons évoquer l’image de notre passé, cette image nous épouvante comme ferait le fantôme d’un mort.
Vous pouvez comprendre maintenant comment une vie passée à revivre dans l’éternelle monotonie de ces scènes tour à tour navrantes ou grotesques ne pouvait manquer de me rendre fou. Pour ce qui est de mon corps, vous voyez ce qu’il en est advenu ; ma décrépitude n’a rien qui ressemble à celle des autres hommes ; je n’ai jamais connu ni leurs plaisirs ni leurs chagrins, mais, comme un autre Atlas, un Atlas qui n’en peut plus, je porte sur les épaules le fardeau des sottises et des malheurs de toute la race humaine !
– Même au prix de ce que je viens de souffrir, lui dis-je, je ne regrette pas d’avoir vu les merveilles que vous m’avez montrées, et vous me permettrez, j’espère, d’y revenir encore ?
– Toutes les fois qu’il vous plaira.
– Il y a pourtant une chose, dis-je, qui laisse un peu d’incertitude aux résultats de vos observations : c’est que l’historioscope ne vous donne que des tableaux, et ces foules que vous voyez s’agiter dans l’espace avec les mouvements de la vie ne se composent que de personnages muets. Ah ! si on pouvait les entendre !
– Dans l’état actuel de la science, me répondit M. Durand, on possède déjà trois appareils à l’aide desquels on peut changer le son en lumière, et réciproquement. Il est donc possible qu’un jour on parvienne à recueillir là-haut les ondes sonores émises par les voix des peuples qui ont passé à différentes époques sur la Terre. En attendant, vous savez qu’avec le photophone on perçoit déjà vaguement le bruit des explosions de gaz dans la photosphère du soleil ; j’ai essayé quelques expériences avec cet instrument, et je commence à obtenir de temps en temps quelques résultats appréciables.
Tenez, me dit-il, en me désignant un appareil placé sur une table, voulez-vous essayer ? Appliquez ce récepteur à votre oreille et écoutez. »
Je saisis le récepteur.
Pendant quelques instants, je n’entendis rien. Mais, peu à peu, il me sembla qu’il se formait un murmure comparable à celui que produit un coquillage appuyé sur l’oreille. Je le dis à M. Durand.
« Continuez, me dit-il ; le bruit va probablement devenir plus fort. Appliquez bien le récepteur. »
En effet, le murmure, prenant par degrés plus d’ampleur, devint un bourdonnement sourd et ronflant comme celui d’une ruche d’abeilles. Plus j’écoutais, plus, à travers ce bruit, j’entendais percer des sons d’une acuité infinie.
M. Durand, levant la tête et tendant les bras vers le ciel, me dit alors :
« Entendez-vous ?
– J’entends, répondis-je tout bouleversé.
– C’est la rumeur des peuples qui ont passé sur la Terre ; c’est l’écho lointain de leurs paroles, de leurs sanglots, de leurs soupirs, de leurs baisers ; l’écho de tout ce qui jamais vibra dans la poitrine humaine, depuis le premier cri des nouveau-nés jusqu’au dernier souffle des mourants… Pareille aux accords d’une immense symphonie, la rumeur s’en va, suivant de loin ces images dans leur vol à travers l’espace et l’éternité. »
*
Le jour baissait. J’avais hâte de retourner chez moi pour me remettre des émotions de cette journée. Je pris congé de M. Durand.
Mais, au moment de partir, je ne pus m’empêcher de jeter un dernier coup d’œil sur l’historioscope. L’instrument était dans la direction où M Durand l’avait tourné au hasard. J’y regardai.
« Qu’est-ce donc, lui dis-je, que cette surface brillante où se réfléchit le soleil ? Il me semble voir plus haut des masses pareilles à des monuments. Eh, mais ! c’est un fleuve ! Voyez donc ?
– C’est l’Euphrate, c’est Babylone ! s’écria M. Durand. Tenez, regardez là, au milieu du fleuve ; que voyez-vous ?
– Hé ! Dieu me pardonne, ce sont des pêcheurs… Oui… ils lèvent des filets… Ils les ouvrent… Ils en tirent de gros poissons !!!… »
M. Durand se précipita sur la lunette pour regarder à son tour.
« Des poissons ! de gros poissons… qui ressemblent à d’énormes anguilles… qui ouvrent une gueule hérissée d’un triple rang de dents aiguës ! »
Ému, transporté, je repousse M. Durand, je m’empare de la lunette.
Je vois les pêcheurs prendre un à un les poissons et les mettre dans de grandes caisses percées de trous. Un emballeur avec un pinceau y trace des O à chaque angle et des inscriptions disposées comme HAUT, BAS et FRAGILE de nos caisses de messageries !
« Plus de doute, voyez ! dis-je, en cédant la place à Durand.
– Eh bien ! quand je vous disais ! Ces pêcheurs de l’Euphrate emballent les murènes pour l’Étrurie. Vous avez vu de vos yeux la première opération du commerce des murènes vivantes entre les Assyriens et les Étrusques, au temps d’Évilmérodac et de Nériglissor. »
Quelques jours après, je revins pour voir M. Durand. Le portier me répondit :
« Il est mort le soir du jour où vous êtes venu. Le surlendemain, un de ses héritiers a pris le corps, l’a mis dans un fourgon des pompes funèbres, a tout déménagé là-haut et est parti.
– Pour où ?
–––––
(Eugène Mouton, in La Revue politique et littéraire, tome XXVII, troisième série, deuxième année, n° 14, 8 avril 1882 ; repris en volume dans le recueil Fantaisies, Paris : Georges Charpentier, 1883 ; illustration d’Albert Robida pour Le Vingtième Siècle, Paris : Georges Decaux, 1883 ; « Pollion Vedius faisant jeter un esclave aux murènes, » gravure. La nouvelle d’Eugène Mouton a été traduite par Brian Stableford sous le titre : « The Historioscope, » dans son anthologie News from the Moon, Nine proto-Science Fiction Tales, Hollywood Comics, 2007 ; elle a également été traduite en espagnol par Francisco Arellano, « El Historioscopio, » dans la revue Delirio. Ciencia Ficción y Fantasía, n° 19, 25 mai 2017, et en italien par Emanuele Goldoni sous le titre : « Il Cronoscopio, » Bananasprint, 2022. Signalons au passage que l’historioscope a été repris dans la remarquable anthologie de Paul Edwards, Je hais les photographes ! textes clés d’une polémique de l’image : 1850-1916, Éditions Anabet, 2006)